Jean-Claude
Mézières (photo ci-contre), 28 ans, vient de passer
un an et demi aux U.S.A. où il a travaillé dans les
ranches du Montana, de l'Utah et du Wyoming. « Pilote »
s'est assuré, en exclusivité, les souvenirs passionnants
de ce jeune Français, parti dans l'Ouest, à la recherche
de l'Aventure.
5
heures du matin.
Depuis plus d'une heure, le gros camion roule
sur la piste défoncée. La nuit est encore épaisse.
Dans la cabine du camion, les profils surmontés de chapeaux
de mes trois compagnons se découpent, éclairés
par la lumière du tableau de bord. A l'arrière, secoués,
les chevaux raclent de leurs sabots le plancher métallique.
Le ciel pâlit légèrement à l'est, dessinant
les silhouettes noires des falaises qui nous surplombent. La piste
se termine brusquement dans une vaste cuvette formée par
plusieurs canyons. Dans la demi-obscurité, j'aperçois
un immense troupeau de bétail, en train de paître paisiblement,
disséminé dans les broussailles. Chacun sort son cheval
du camion et l'attache à une branche desséchée
d'arbuste mort. Il souffle un petit vent sec et froid. Nous sommes
en mars. Al construit un feu autour duquel nous venons nous réchauffer.
Lloyd est le contremaître du ranch, cinquante ans, le visage
tanné, raviné par le vent et le soleil, marqué
par les rudes empreintes du seul métier qu'il connaisse :
cow-boy. Près de lui, le vieux Al, encore plus mince, plus
sec, et Dennis tout juste 18 ans, les cheveux rouges, le visage
couvert de taches de son. Ils sont tous habillés pareil,
l'uniforme de l'Ouest : chapeau de feutre — larges
bords roulés, le haut cabossé d'un coup de poing,
le ruban maculé de boue et de sueur séchée —
foulard noué deux ou trois fois autour du cou, blouson ou
veste de couleur indéfinie tant ils sont usés, délavés,
qui conservent toujours l'odeur aigrelette du bétail et de
la sueur de cheval, jeans et larges chaps de cuir brun, râpés,
déchirés, zébrés par les buissons épineux
et le frottement du lasso, bottes à hauts talons éculés,
couvertes de poussière, dont les éperons d'argent
raclent le sol à chaque pas.
Le
feu craque, des mugissements étouffés résonnent
quelque part dans les canyons, les chevaux finissent leur ration
d'avoine dans leur sac-mangeoire, le ciel pâlit il fait presque
clair maintenant. Let's go !
Je
passe le mors dans la bouche de mon cheval, et les doigts malhabiles
et gourds de froid, vérifie les sangles et les sacoches de
ma selle. Comme les autres, j'enfonce mon chapeau jusqu'au ras des
sourcils. Nous partons, Dennis et moi, ramener le bétail
qui s'est dispersé pendant la nuit.
Le
premier rayon de soleil frappe, rouge incandescent, le sommet d'un
bizarre monolithe de pierre haut de plus de deux cents mètres,
tandis que la vallée reste dans l'ombre bleue. De l'autre
côté du canyon, les minuscules silhouettes des deux
autres cavaliers débusquent de partout des petits groupes
de vaches effrayées qui courent rejoindre le gros du troupeau.
Au petit galop dans la rocaille et les buissons, debout dans les
étriers, les rênes dans la main gauche, un lasso roulé
dans la main droite, je dirige mon cheval vers un petit groupe de
bêtes. Yaaa... C'mon cows... Yaaa... Il connait son affaire
le Pinto ! Brun avec de larges taches blanches, puissant, le
pied d'une sûreté incroyable,
comme
tous les chevaux de ranch il est parfaitement dressé. Il obéit à
la moindre impulsion et, presque de lui-même, coupe la route aux
fuyards, récupère les égarés. Les mugissements des vaches appelant
leurs veaux, les sifflets et les cris des cow-boys sonnent clair
dans l'aigre vent du petit matin. Bientôt, le troupeau reformé
se met lentement en branle. Pendant quatre jours, à raison
de douze à quatorze heures en selle par jour, nous allons
conduire ces huit cents têtes de bétail vers les pâturages
d'été, 150 kilomètres dans les montagnes, à
l'autre bout du ranch. Dans la poussière dorée soulevée
par les milliers de sabots, au milieu de ce paysage fantastique,
une joie sauvage s'empare de moi car mon vieux rêve se matérialise
enfin : je suis cow-boy... D'un mouvement nonchalant, Lloyd
se retourne sur sa selle :
—
How're you doing J.C. ?
—
OK, l'm doing fine... Et c'est vrai que ça va !
Malgré
la selle qui commence à me tanner les fesses.
Go
West, young man, go west !
L'Ouest
américain ! Une légende fabuleuse que nous connaissons tous
par les films et les livres. Espaces infinis, vie rude et dangereuse
des pionniers, immenses troupeaux errant dans la prairie, existence
libre dans un territoire vierge !
Mais
qu'est-ce que le Far-West à notre époque ? Est-ce
que les cow-boys sortent toujours le Colt au côté,
ou bien se sont-ils réfugiés dans les innombrables
westerns de la télévision américaine ?
L'hélicoptère a-t-il remplacé le cheval et
le modernisme détruit l'aventure ? Les paysages désertiques
sont-ils maintenant couverts d'autoroutes, de panneaux publicitaires
et de motels ? L'Ouest est-il mort ou existe-t-il encore un
mode de vie qui ne se rattache pas tout à fait à la
civilisation mécanisée du XX' siècle ?
Avec
beaucoup d'enthousiasme et peu d'argent, je décidai de tenter
l'aventure et d'aller sur place voir si la réalité
correspondait encore à la légende ? Je suis resté
aux USA pendant un an et demi. Ayant d'abord séjourné
quelques mois à New York et la côte Ouest, je passai
ensuite l'automne à vagabonder en bus ou en auto-stop du
Montana à l'Arizona. Après avoir hiberné chez
des amis accueillants à Salt Lake City, la fonte des neiges
arriva et, la température permettant à nouveau de
dormir dans les fossés, je repris le geste plein d'espoir
de l'auto-stoppeur. Mon but était précis : me
faire embaucher comme cow-boy.
Alors
que je guettais depuis plusieurs heures, assis sur ma valise, les
rares (très rares) voitures qui passaient sur une route perdue
du Sud de l'Utah, la jeep d'un guide de parc national s'arrêta.
Quatre heures plus tard, le Park Ranger me laissait près
d'un ranch où, pensait-il, je pourrais trouver du travail.
Au
fond d'un vaste canyon de rocs rouges, perdu dans un bouquet d'arbres,
se trouvait le ranch. Je passe le haut portail de bois à
l'entrée de la cour. D'un côté, deux cabanes
en rondins près d'un corral où sont enfermés
une dizaine de chevaux. De l'autre côté, quelques bâtiments
en pierre ou en planches, peints à la chaux. Parqués
sous les arbres, des camions, 2 ou 3 jeeps et des tracteurs. Personne.
Si, sortant du corral, sa lourde selle
sur les bras, un cow-boy me regarde.
—
Hello ! Je suis français, je m'appelle J.C. (Jean-Claude
étant totalement imprononçable à l'ouest du
Mississippi et, de plus, parfaitement anachronique). Je cherche
un job comme cow-boy, croyez-vous que ce soit possible à
trouver ?
Il
me regarde, crache un coup par terre et, portant toujours sa selle,
se dirige vers les écuries. Du fond d'une stalle il marmonne
quelque chose. J'arrive à saisir
—
Ben... faut voir. Tu sais te tenir à cheval ?
—
Sur ! J'ai l'habitude de monter en France...
Evidemment,
je me débrouille pas mal à cheval, mais il y a peut-être
une petite différence entre les chevaux français et
ceux que j'aperçois dans le corral, des bêtes magnifiques,
puissantes, le poitrail large, les jambes épaisses souvent
zébrées de cicatrices. Bah ! On verra bien.
Il
revient vers moi, se glisse un cure-dents dans la bouche et grogne :
—
Possible ! Faut voir le patron, suis-moi !
Dans
la salle à manger commune, longue pièce peinte en
vert d'eau éclairée d'une seule ampoule au plafond,
un jeune type —probablement le même âge que
moi — est en train d'écrire dans des registres étalés
sur un coin de table. Bruni, yeux très bleus, cheveux courts,
il part d'un grand rire quand je lui explique les raisons de mon
voyage. Il se nomme Bob. Son père possède le plus
grand ranch de la région et lui confie la direction de cette
partie de leur immense domaine. Je savais que les français
étaient fous de western, mais pas à ce point là,
dit-il !
L'affaire est conclue : 6 $ (30 F) par jour, nourri, logé. Je peux m'installer ici, il y a du travail.
Bob m'indique ma chambre, dans une autre baraque.
Deux lits avec sacs de couchage, un fouillis indescriptible.
Les murs couverts de photos de pin-up, sous un lit une paire de bottes boueuses, des chemises sales, des bouquins, et dans un coin, accrochés à des cornes de cerf, un vieux chapeau et une Winchester.
Je pose sur un lit ma valise et mon sac à appareils photo, un jeune gars trapu entre, le visage très brun, les cheveux noir de jais, il doit avoir une grand-mère indienne ou mexicaine.
Le soir à 9 heures, tout le monde est couché. On grille une dernière cigarette.
— Le boulot est agréable ici, me dit Sam, moi je suis mécanicien et fermier, mais ce que je voudrais c'est devenir coiffeur pour dames...
J'ai du mal à m'endormir.
Demain, toutes les « chevauchées fantastiques » de cinéma deviendront réalité.
Nous
sommes réveillés par la cloche, au portail de la cuisine.
Il est 6 heures du matin.
La
cuisinière, une grosse bonne femme, toujours en train de
plaisanter, apporte l'énorme pot de café, les œufs
au bacon, le porridge, les biscuits ; de quoi bien démarrer
une dure journée de travail.
Le
repas fini, le contremaître et deux cow-boys se dirigent vers
le corral. Bob nous charge, Sam et moi, d'aller poser des barbelés
dans un canyon. On entasse piquets de fer et de bois, pelles, pioches
et rouleaux de barbelés à l'arrière d'une camionnette.
Les cow-boys sellent leurs chevaux. Tonnerre ! J'espère
que je ne vais pas passer mon temps à poser des barbelés
dans ce ranch ! Je veux monter à cheval et conduire
du bétail ! Mais le barbelé fait partie de la
vie du cow-boy, qui n'a pas que des aspects glorieux. Et pendant
toute la journée, je plante des piquets dans la rocaille
et tend des fils barbelés rebelles qui me piquent les doigts
malgré les épais gants de cuir. Après plusieurs
jours de travaux divers plus ou moins réjouissants, pose
de kilomètres de clôtures et réparations de
barrières, terrassements dans le lit des arroyos, balles
de foin à entreposer et nettoyage des écuries, et
j'en passe... Un soir, Bob m'annonce que je partirai le lendemain
pour le cattle-drive ! Conduire le bétail à cheval !
Je vais devenir enfin cow-boy à part entière...
Les
grands espaces
Dans
les écuries, à 4 heures du matin, Lloyd me tend un
licou :
—
Va chercher ton cheval, le pinto, tu prendras cette selle.
Ma
selle ! Le symbole de l'Ouest ! Une énorme selle
au cuir poli par l'usage, un lasso attaché au pommeau, et
une couverture indienne.
Dans
le corral, une pluie fine tombe du ciel noir sans étoiles.
Les formes mouvantes des chevaux s'esquivent dès que j'approche.
J'arrive à repérer mon cheval et, après une
poursuite de plusieurs minutes, lui passe le licou. La prochaine
fois, je saurai qu'il vaut mieux agiter quelques grains d'avoine
au fond d'un sac-mangeoire pour les attirer, car, même parfaitement
dressés, ces chevaux-là ne se laissent pas facilement
approcher tant qu'ils ne sont pas sellés.
Les
autres gars ont déjà placé leurs chevaux à
l'intérieur du camion, tandis que je suis encore en train
de me débattre avec les sangles de la selle, ne sachant pas
trop comment les fixer. J'y arrive finalement. Je grimpe dans la
cabine avec Lloyd, Al et Dennis et m'aperçois que j'ai oublié
mes sacoches de selle avec les appareils photo ! Je fonce aux
écuries, les récupère.
Cette
fois tout est paré. En route !
Nous
marchons maintenant depuis plusieurs heures. Il commence à
faire chaud. Le troupeau avance d'une allure lente et régulière.
Il s'étale sur plus d'un kilomètre le long de la piste.
Les vaches la prennent pour gagner les hautes montagnes où
l'eau et les herbages sont plus abondants l'été, et
la redescendent, chassées par les vents froids et les premières
neiges de l'automne. Lloyd et Al chevauchent, chacun d'un côté
au milieu du troupeau ; Dennis et moi poussons l'arrière-garde.
Devant
moi les épais dos brun-rouge des Herefords se balancent lentement
dans la poussière. C'est une race de vaches anglaises, la
face, le bout des pattes et de la queue blanche. Il faut constamment
remettre sur le chemin les bêtes qui s'arrêtent pour
paître.
Souvent
un veau ou un groupe de vaches s'échappent. Je lance mon
cheval au galop, et les poursuit jusqu'à ce qu'ils aient
regagné le troupeau. A l'arrière nous chevauchons,
Dennis et moi, botte à botte en discutant. Il croise les
rênes sur l'encolure de son cheval, sort blague à tabac
et papier, roule une cigarette et craque une allumette d'un coup
de pouce.
Au
bout du plateau, une rivière coule dans un arroyo. Les bêtes
de tête se précipitent pour boire. Bientôt c'est
la bousculade. Il faut dégager pour permettre au reste du
troupeau qui s'entasse, piétine, se serre flanc contre flanc
en mugissant, d'accéder à la rivière. Al fait
des moulinets avec son lasso, de l'eau jusqu'aux étriers.
Le bétail apeuré s'esquive, remonte l'autre berge,
tandis que d'autres vaches prennent leur place. Le troupeau est
passé. Les chevaux, lèvres serrées, boivent.
Sous le poil luisant de sueur une petite boule remonte à
chaque gorgée, le long de leur cou.
On
laisse le bétail se reposer. D'ailleurs il est temps de manger.
Du fond de l'horizon, une traînée de poussière
se déplace rapidement. Bob avec son camion. Les bêtes
s'arrêtent, se couchent et ruminent, d'autres broutent. Les
veaux tètent leurs mères, avec des grands coups de
museau, goulûment. On met pied à terre. Mes jambes
sont molles, je commence à trouver une explication à
la démarche traînante des cow-boys ! Dans un grand
nuage de poussière le camion stoppe. Bob est exact au rendez-vous.
Il nous apporte sandwiches, thermos à café et, comble
de raffinement, une petite serviette en papier de couleur pour chacun !
Assis par terre ou sur un rocher, on savoure silencieusement un
sandwich thon mayonnaise en plein désert de l'Utah !
Derrière nous, les chevaux, rênes au sol, mangent leur
ration d'avoine. Une dernière tasse de café, en selle !
Il faut à nouveau rassembler le troupeau, la longue marche
monotone et merveilleuse reprend.
Très
haut dans le bleu profond, un faucon décrit de grands cercles
au dessus de nous. Dans la soirée le temps fraîchit.
Tout le paysage se teinte de rosé. Les bêtes sont fatiguées.
Au loin on aperçoit la cabane et le grand corral. Il faudra
enfermer bétail, emmener les chevaux au trou d'eau, les nourrir,
préparer le feu avant que le soleil ne disparaisse. Nous
mangeons à lueur d'une lampe à pétrole. Près
du poêle, Lloyd et Al discutent de chevaux, comme toujours.
Voilà
trois jours que nous voyageons. Cette nuit on a dormi à la
belle étoile. L'allure de la marche est plus lente. Lloyd
a tué un serpent à sonnette. Il fait très chaud.
A l'horizon, de gros nuages gris. Soudain c'est l'orage, d'énormes
grêlons tombent avec violence. Mon cheval renâcle. Une
pluie diluvienne transperce mon malheureux blouson de toile. Le
troupeau tourne le dos à l'orage et quitte la piste. La pluie
dans le visage, on essaye de le faire changer de direction. On hurle,
on profère de bordées de jurons bien sentis contre
toute la race bovine. Rien à faire. Il continue sa route
dans un terrain de plus en plus escarpé. Je me bats avec
mon cheval qui lui aussi, cherche à tourner le dos à
l'orage. Je peste et ris en même temps.
L'orage
est passé. Dans les rochers et les éboulis, on récupère
le troupeau. Je suis transi. Le soir, heureusement, on couche dans
une grotte aménagée en campement où nos vêtements
sèchent toute la nuit.
Dernier
jour du cattle-drive.
Nous avons rejoint la route bitumée
qui mène à notre destination : le ranch du père
de Bob. Les vaches sont exténuées, un gros taureau
s'arrête et pousse un vagissement plaintif et saccadé.
Nous marchons souvent à pied, tirant les chevaux par la bride.
Ils ont dans les pattes deux ou trois fois le parcours total. Les
bas-côtés de la route sont jonchés de boîtes
de bière vides. Avec des cailloux à l'intérieur
on les utilise comme grelots pour effrayer les traînards,
et les faire avancer.
Dans
la soirée, d'autres cow-boys du ranch se joignent à
nous pour emmener le bétail vers ses pâturages bien
mérités. Nos chevaux marchent à pas lents,
le cou penché et la tête baissée. Le soleil
orange descend à l'horizon, le vent soulève des tourbillons
de poussière.
Dans
le corral, je desselle mon cheval, lui flatte l'encolure, il s'enfuit...
Il n'a probablement pas envie de recommencer une pareille ballade
de sitôt !
Moi,
j'ai en ai plein les bottes... mais je suis prêt à
recommencer.