ARTICLE
 


          

FAR WEST 67
L'aventure d'un cow-boy parisien

par Jean-Claude Mézières



(article paru dans Pilote N°380, 2 février 1967)

Mézières en 1967

          Jean-Claude Mézières (photo ci-contre), 28 ans, vient de passer un an et demi aux U.S.A. où il a travaillé dans les ranches du Montana, de l'Utah et du Wyoming. « Pilote » s'est assuré, en exclusivité, les souvenirs passionnants de ce jeune Français, parti dans l'Ouest, à la recherche de l'Aventure.
          
          5 heures du matin. 
          Depuis plus d'une heure, le gros camion roule sur la piste défoncée. La nuit est encore épaisse. Dans la cabine du camion, les profils surmontés de chapeaux de mes trois compagnons se découpent, éclairés par la lumière du tableau de bord. A l'arrière, secoués, les chevaux raclent de leurs sabots le plancher métallique. Le ciel pâlit légèrement à l'est, dessinant les silhouettes noires des falaises qui nous surplombent. La piste se termine brusquement dans une vaste cuvette formée par plusieurs canyons. Dans la demi-obscurité, j'aperçois un immense troupeau de bétail, en train de paître paisiblement, disséminé dans les broussailles. Chacun sort son cheval du camion et l'attache à une branche desséchée d'arbuste mort. Il souffle un petit vent sec et froid. Nous sommes en mars. Al construit un feu autour duquel nous venons nous réchauffer. Lloyd est le contremaître du ranch, cinquante ans, le visage tanné, raviné par le vent et le soleil, marqué par les rudes empreintes du seul métier qu'il connaisse : cow-boy. Près de lui, le vieux Al, encore plus mince, plus sec, et Dennis tout juste 18 ans, les cheveux rouges, le visage couvert de taches de son. Ils sont tous habillés pareil, l'uniforme de l'Ouest : chapeau de feutre — larges bords roulés, le haut cabossé d'un coup de poing, le ruban maculé de boue et de sueur séchée — foulard noué deux ou trois fois autour du cou, blouson ou veste de couleur indéfinie tant ils sont usés, délavés, qui conservent toujours l'odeur aigrelette du bétail et de la sueur de cheval, jeans et larges chaps de cuir brun, râpés, déchirés, zébrés par les buissons épineux et le frottement du lasso, bottes à hauts talons éculés, couvertes de poussière, dont les éperons d'argent raclent le sol à chaque pas.
          Le feu craque, des mugissements étouffés résonnent quelque part dans les canyons, les chevaux finissent leur ration d'avoine dans leur sac-mangeoire, le ciel pâlit il fait presque clair maintenant. Let's go !
          Je passe le mors dans la bouche de mon cheval, et les doigts malhabiles et gourds de froid, vérifie les sangles et les sacoches de ma selle. Comme les autres, j'enfonce mon chapeau jusqu'au ras des sourcils. Nous partons, Dennis et moi, ramener le bétail qui s'est dispersé pendant la nuit.
          Le premier rayon de soleil frappe, rouge incandescent, le sommet d'un bizarre monolithe de pierre haut de plus de deux cents mètres, tandis que la vallée reste dans l'ombre bleue. De l'autre côté du canyon, les minuscules silhouettes des deux autres cavaliers débusquent de partout des petits groupes de vaches effrayées qui courent rejoindre le gros du troupeau. Au petit galop dans la rocaille et les buissons, debout dans les étriers, les rênes dans la main gauche, un lasso roulé dans la main droite, je dirige mon cheval vers un petit groupe de bêtes. Yaaa... C'mon cows... Yaaa... Il connait son affaire le Pinto ! Brun avec de larges taches blanches, puissant, le pied d'une sûreté incroyable, comme tous les chevaux de ranch il est parfaitement dressé. Il obéit à la moindre impulsion et, presque de lui-même, coupe la route aux fuyards, récupère les égarés. Les mugissements des vaches appelant leurs veaux, les sifflets et les cris des cow-boys sonnent clair dans l'aigre vent du petit matin. Bientôt, le troupeau reformé se met lentement en branle. Pendant quatre jours, à raison de douze à quatorze heures en selle par jour, nous allons conduire ces huit cents têtes de bétail vers les pâturages d'été, 150 kilomètres dans les montagnes, à l'autre bout du ranch. Dans la poussière dorée soulevée par les milliers de sabots, au milieu de ce paysage fantastique, une joie sauvage s'empare de moi car mon vieux rêve se matérialise enfin : je suis cow-boy... D'un mouvement nonchalant, Lloyd se retourne sur sa selle :
          — How're you doing J.C. ?
          — OK, l'm doing fine... Et c'est vrai que ça va !
          Malgré la selle qui commence à me tanner les fesses.
 
          Go West, young man, go west !
          L'Ouest américain ! Une légende fabuleuse que nous connaissons tous par les films et les livres. Espaces infinis, vie rude et dangereuse des pionniers, immenses troupeaux errant dans la prairie, existence libre dans un territoire vierge !
          Mais qu'est-ce que le Far-West à notre époque ? Est-ce que les cow-boys sortent toujours le Colt au côté, ou bien se sont-ils réfugiés dans les innombrables westerns de la télévision américaine ? L'hélicoptère a-t-il remplacé le cheval et le modernisme détruit l'aventure ? Les paysages désertiques sont-ils maintenant couverts d'autoroutes, de panneaux publicitaires et de motels ? L'Ouest est-il mort ou existe-t-il encore un mode de vie qui ne se rattache pas tout à fait à la civilisation mécanisée du XX' siècle ?
          Avec beaucoup d'enthousiasme et peu d'argent, je décidai de tenter l'aventure et d'aller sur place voir si la réalité correspondait encore à la légende ? Je suis resté aux USA pendant un an et demi. Ayant d'abord séjourné quelques mois à New York et la côte Ouest, je passai ensuite l'automne à vagabonder en bus ou en auto-stop du Montana à l'Arizona. Après avoir hiberné chez des amis accueillants à Salt Lake City, la fonte des neiges arriva et, la température permettant à nouveau de dormir dans les fossés, je repris le geste plein d'espoir de l'auto-stoppeur. Mon but était précis : me faire embaucher comme cow-boy.
          Alors que je guettais depuis plusieurs heures, assis sur ma valise, les rares (très rares) voitures qui passaient sur une route perdue du Sud de l'Utah, la jeep d'un guide de parc national s'arrêta. Quatre heures plus tard, le Park Ranger me laissait près d'un ranch où, pensait-il, je pourrais trouver du travail.
          Au fond d'un vaste canyon de rocs rouges, perdu dans un bouquet d'arbres, se trouvait le ranch. Je passe le haut portail de bois à l'entrée de la cour. D'un côté, deux cabanes en rondins près d'un corral où sont enfermés une dizaine de chevaux. De l'autre côté, quelques bâtiments en pierre ou en planches, peints à la chaux. Parqués sous les arbres, des camions, 2 ou 3 jeeps et des tracteurs. Personne. Si, sortant du corral, sa lourde selle sur les bras, un cow-boy me regarde.
          — Hello ! Je suis français, je m'appelle J.C. (Jean-Claude étant totalement imprononçable à l'ouest du Mississippi et, de plus, parfaitement anachronique). Je cherche un job comme cow-boy, croyez-vous que ce soit possible à trouver ?
          Il me regarde, crache un coup par terre et, portant toujours sa selle, se dirige vers les écuries. Du fond d'une stalle il marmonne quelque chose. J'arrive à saisir
          — Ben... faut voir. Tu sais te tenir à cheval ?
          — Sur ! J'ai l'habitude de monter en France...
          Evidemment, je me débrouille pas mal à cheval, mais il y a peut-être une petite différence entre les chevaux français et ceux que j'aperçois dans le corral, des bêtes magnifiques, puissantes, le poitrail large, les jambes épaisses souvent zébrées de cicatrices. Bah ! On verra bien.
          Il revient vers moi, se glisse un cure-dents dans la bouche et grogne :
          — Possible ! Faut voir le patron, suis-moi !
          Dans la salle à manger commune, longue pièce peinte en vert d'eau éclairée d'une seule ampoule au plafond, un jeune type —probablement le même âge que moi — est en train d'écrire dans des registres étalés sur un coin de table. Bruni, yeux très bleus, cheveux courts, il part d'un grand rire quand je lui explique les raisons de mon voyage. Il se nomme Bob. Son père possède le plus grand ranch de la région et lui confie la direction de cette partie de leur immense domaine. Je savais que les français étaient fous de western, mais pas à ce point là, dit-il !
          L'affaire est conclue : 6 $ (30 F) par jour, nourri, logé. Je peux m'installer ici, il y a du travail.
           Bob m'indique ma chambre, dans une autre baraque. Deux lits avec sacs de couchage, un fouillis indescriptible. Les murs couverts de photos de pin-up, sous un lit une paire de bottes boueuses, des chemises sales, des bouquins, et dans un coin, accrochés à des cornes de cerf, un vieux chapeau et une Winchester.
          Je pose sur un lit ma valise et mon sac à appareils photo, un jeune gars trapu entre, le visage très brun, les cheveux noir de jais, il doit avoir une grand-mère indienne ou mexicaine. Le soir à 9 heures, tout le monde est couché. On grille une dernière cigarette.
          — Le boulot est agréable ici, me dit Sam, moi je suis mécanicien et fermier, mais ce que je voudrais c'est devenir coiffeur pour dames...
          J'ai du mal à m'endormir. Demain, toutes les « chevauchées fantastiques » de cinéma deviendront réalité.

          Nous sommes réveillés par la cloche, au portail de la cuisine. Il est 6 heures du matin.
          La cuisinière, une grosse bonne femme, toujours en train de plaisanter, apporte l'énorme pot de café, les œufs au bacon, le porridge, les biscuits ; de quoi bien démarrer une dure journée de travail.
          Le repas fini, le contremaître et deux cow-boys se dirigent vers le corral. Bob nous charge, Sam et moi, d'aller poser des barbelés dans un canyon. On entasse piquets de fer et de bois, pelles, pioches et rouleaux de barbelés à l'arrière d'une camionnette. Les cow-boys sellent leurs chevaux. Tonnerre ! J'espère que je ne vais pas passer mon temps à poser des barbelés dans ce ranch ! Je veux monter à cheval et conduire du bétail ! Mais le barbelé fait partie de la vie du cow-boy, qui n'a pas que des aspects glorieux. Et pendant toute la journée, je plante des piquets dans la rocaille et tend des fils barbelés rebelles qui me piquent les doigts malgré les épais gants de cuir. Après plusieurs jours de travaux divers plus ou moins réjouissants, pose de kilomètres de clôtures et réparations de barrières, terrassements dans le lit des arroyos, balles de foin à entreposer et nettoyage des écuries, et j'en passe... Un soir, Bob m'annonce que je partirai le lendemain pour le cattle-drive ! Conduire le bétail à cheval ! Je vais devenir enfin cow-boy à part entière...
 
          Les grands espaces
          Dans les écuries, à 4 heures du matin, Lloyd me tend un licou :
          — Va chercher ton cheval, le pinto, tu prendras cette selle.
          Ma selle ! Le symbole de l'Ouest ! Une énorme selle au cuir poli par l'usage, un lasso attaché au pommeau, et une couverture indienne.
          Dans le corral, une pluie fine tombe du ciel noir sans étoiles. Les formes mouvantes des chevaux s'esquivent dès que j'approche. J'arrive à repérer mon cheval et, après une poursuite de plusieurs minutes, lui passe le licou. La prochaine fois, je saurai qu'il vaut mieux agiter quelques grains d'avoine au fond d'un sac-mangeoire pour les attirer, car, même parfaitement dressés, ces chevaux-là ne se laissent pas facilement approcher tant qu'ils ne sont pas sellés.
          Les autres gars ont déjà placé leurs chevaux à l'intérieur du camion, tandis que je suis encore en train de me débattre avec les sangles de la selle, ne sachant pas trop comment les fixer. J'y arrive finalement. Je grimpe dans la cabine avec Lloyd, Al et Dennis et m'aperçois que j'ai oublié mes sacoches de selle avec les appareils photo ! Je fonce aux écuries, les récupère.

          Cette fois tout est paré. En route !
          Nous marchons maintenant depuis plusieurs heures. Il commence à faire chaud. Le troupeau avance d'une allure lente et régulière. Il s'étale sur plus d'un kilomètre le long de la piste. Les vaches la prennent pour gagner les hautes montagnes où l'eau et les herbages sont plus abondants l'été, et la redescendent, chassées par les vents froids et les premières neiges de l'automne. Lloyd et Al chevauchent, chacun d'un côté au milieu du troupeau ; Dennis et moi poussons l'arrière-garde.
          Devant moi les épais dos brun-rouge des Herefords se balancent lentement dans la poussière. C'est une race de vaches anglaises, la face, le bout des pattes et de la queue blanche. Il faut constamment remettre sur le chemin les bêtes qui s'arrêtent pour paître.
          Souvent un veau ou un groupe de vaches s'échappent. Je lance mon cheval au galop, et les poursuit jusqu'à ce qu'ils aient re­gagné le troupeau. A l'arrière nous chevauchons, Dennis et moi, botte à botte en discutant. Il croise les rênes sur l'encolure de son cheval, sort blague à tabac et papier, roule une cigarette et craque une allumette d'un coup de pouce.
          Au bout du plateau, une rivière coule dans un arroyo. Les bêtes de tête se précipitent pour boire. Bientôt c'est la bousculade. Il faut dégager pour permettre au reste du troupeau qui s'entasse, piétine, se serre flanc contre flanc en mugissant, d'accéder à la rivière. Al fait des moulinets avec son lasso, de l'eau jusqu'aux étriers. Le bétail apeuré s'esquive, remonte l'autre berge, tandis que d'autres vaches prennent leur place. Le troupeau est passé. Les chevaux, lèvres serrées, boivent. Sous le poil luisant de sueur une petite boule remonte à chaque gorgée, le long de leur cou.
          On laisse le bétail se reposer. D'ailleurs il est temps de manger. Du fond de l'horizon, une traînée de poussière se déplace rapidement. Bob avec son camion. Les bêtes s'arrêtent, se couchent et ruminent, d'autres broutent. Les veaux tètent leurs mères, avec des grands coups de museau, goulûment. On met pied à terre. Mes jambes sont molles, je commence à trouver une explication à la démarche traînante des cow-boys ! Dans un grand nuage de poussière le camion stoppe. Bob est exact au rendez-vous. Il nous apporte sandwiches, thermos à café et, comble de raffinement, une petite serviette en papier de couleur pour chacun ! Assis par terre ou sur un rocher, on savoure silencieusement un sandwich thon mayonnaise en plein désert de l'Utah ! Derrière nous, les chevaux, rênes au sol, mangent leur ration d'avoine. Une dernière tasse de café, en selle ! Il faut à nouveau rassembler le troupeau, la longue marche monotone et merveilleuse reprend.
          Très haut dans le bleu profond, un faucon décrit de grands cercles au dessus de nous. Dans la soirée le temps fraîchit. Tout le paysage se teinte de rosé. Les bêtes sont fatiguées. Au loin on aperçoit la cabane et le grand corral. Il faudra enfermer bétail, emmener les chevaux au trou d'eau, les nourrir, préparer le feu avant que le soleil ne disparaisse. Nous mangeons à lueur d'une lampe à pétrole. Près du poêle, Lloyd et Al discutent de chevaux, comme toujours.
          Voilà trois jours que nous voyageons. Cette nuit on a dormi à la belle étoile. L'allure de la marche est plus lente. Lloyd a tué un serpent à sonnette. Il fait très chaud. A l'horizon, de gros nuages gris. Soudain c'est l'orage, d'énormes grêlons tombent avec violence. Mon cheval renâcle. Une pluie diluvienne transperce mon malheureux blouson de toile. Le troupeau tourne le dos à l'orage et quitte la piste. La pluie dans le visage, on essaye de le faire changer de direction. On hurle,  on profère de bordées de jurons bien sentis contre toute la race bovine. Rien à faire. Il continue sa route dans un terrain de plus en plus escarpé. Je me bats avec mon cheval qui lui aussi, cherche à tourner le dos à l'orage. Je peste et ris en même temps.
          L'orage est passé. Dans les rochers et les éboulis, on récupère le troupeau. Je suis transi. Le soir, heureusement, on couche dans une grotte aménagée en campement où nos vêtements sèchent toute la nuit.
 
          Dernier jour du cattle-drive. 
          Nous avons rejoint la route bitumée qui mène à notre destination : le ranch du père de Bob. Les vaches sont exténuées, un gros taureau s'arrête et pousse un vagissement plaintif et saccadé. Nous marchons souvent à pied, tirant les chevaux par la bride. Ils ont dans les pattes deux ou trois fois le parcours total. Les bas-côtés de la route sont jonchés de boîtes de bière vides. Avec des cailloux à l'intérieur on les utilise comme grelots pour effrayer les traînards, et les faire avancer.
          Dans la soirée, d'autres cow-boys du ranch se joignent à nous pour emmener le bétail vers ses pâturages bien mérités. Nos chevaux marchent à pas lents, le cou penché et la tête baissée. Le soleil orange descend à l'horizon, le vent soulève des tourbillons de poussière.
          Dans le corral, je desselle mon cheval, lui flatte l'encolure, il s'enfuit... Il n'a probablement pas envie de recommencer une pareille ballade de sitôt !
          Moi, j'ai en ai plein les bottes... mais je suis prêt à recommencer.

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Dernière mise à jour : 25 septembre 2019