« Il faut toutefois faire attention à ne pas confondre un masque, n'importe quel masque, avec la réalité qu'il cache... »
Philip K. Dick
Une collection à personnalité multiple
Le lecteur fidèle du Cabinet noir a depuis longtemps remarqué que chaque volume de cette collection dite « de genre » — publiant du policier, du fantastique et de la science-fiction — « s'avance masqué ».
Science-fiction, certes, L'Esprit de la chose, le roman de Fredric Brown au programme de ce mois. D'abord, parce que c'est écrit sur la couverture, et surtout, parce que le personnage central est un extraterrestre.
Drôle de « personnage », d'ailleurs, dont le corps est indéplaçable sur notre planète et dont l'esprit doit s'emparer du corps d'autres êtres, humains ou animaux, pour se mouvoir... Son but ultime, comme pour nombre d'extraterrestres de fiction (comme vous, cher lecteur, nous ignorons tout des autres), se retrouvant sur notre Terre, étant de rentrer chez lui ! Mais cet alien — un délinquant condamné à l'exil pour avoir enfreint la loi de son monde — se révèle très vite être, en fait, le « méchant » d'un haletant roman criminel à suspense relatant la traque d'un implacable « tueur en série » maquillant ses meurtres en suicides...
Le roman se déroule à l'aube des années 60, à une époque où les premiers satellites faisaient rêver pas mal de monde aux voyages dans l'espace ; les scientifiques et les auteurs de science-fiction, surtout, sans oublier leurs lecteurs. Mais pas du tout les habitants de Bartlesville, une bourgade de l'Amérique très profonde où a atterri la Chose. C'est à peine s'ils commencent à regarder la télévision, c'est tout dire ! Comme souvent, chez Fredric Brown, l'intrigue policière se double d'une minutieuse et savoureuse description des lieux et des personnages. On y retrouve ce mélange d'humour, de tendresse et... de parfaite connaissance de la psychologie féline qui, plus encore que ses idées délirantes, est la marque de l'auteur de La Nuit du Jabberwock. Sans doute son chef-d'oeuvre policier auquel L'Esprit de la Chose fait souvent penser : la feuille de chou locale ne s'y intitule-t-elle pas aussi Le Clairon.
Michel Leydier, l'auteur du Dernier Car, apparaît, lui aussi, comme un curieux cas de double personnalité littéraire.
Auteur français, il doit sans doute à ses dix-huit premières années passées au Maroc sa faculté de décrire de l'intérieur ses personnages. Loin de la sociologie bien-pensante qui sous-tend trop souvent nouvelles et romans noirs mettant en scène des Maghrébins, il réussit à faire vivre sous nos yeux des êtres de chair et de sang au destin singulier, même si la fatalité qui infléchit, souvent tragiquement, leurs existences a pour origine leur identité. Sous nos yeux, car Michel Leydier doit probablement aussi à sa double appartenance culturelle son habileté à mettre ses histoires en images, grâce à des mots qui semblent tous avoir été soigneusement choisis et pesés. Son art du conteur s'apparente - et ce n'est pas un mince compliment - à celui du grand écrivain égyptien de langue française Albert Cossery.
Le grand cabinet noir, quant à lui, continue avec une obstination enthousiaste l'édition et la réédition des romans de Colin Wilson. Ce mois-ci, la collection vous propose un inédit : L'Assassin aux deux visages, une nouvelle enquête de l'inspecteur Saltfleet. Les lecteurs de Meurtre d'une écolière (paru dans la même collection) le savent déjà : sous le masque du policier perspicace, une sorte de Maigret british mâtiné d'inspecteur Wexford (le héros de Ruth Rendell), se cache — mal — Colin Wilson lui-même poursuivant inlassablement son enquête — disons plutôt sa quête pour élucider le mystère de la nature humaine à travers l'étude d'êtres hors normes, qu'il s'agisse d'artistes de génie ou de monstrueux criminels. Les lecteurs du Tueur, du Sacre de la nuit (parus dans Le grand cabinet noir) et de La Cage de verre (Cabinet noir/poche n° 13) savent que Colin Wilson considère d'ailleurs ces derniers comme des artistes dévoyés.
Dans L'Assassin aux deux visages, Colin Wilson/Saltfleet s'adjoint une aide « technique » en la personne du Dr. Moro, un psychiatre dirigeant un institut de sexologie. Le point de départ de l'enquête est en effet un meurtre à connotation sexuelle : la victime, un marin, retrouvé poignardé à la gorge, a fait l'objet d'une tentative d'émasculation... L'enquête s'égare un temps du côté de l'espionnage et des services spéciaux, mais elle ramène vite Saltfleet à l'Institut des sciences sexuelles, le marin ayant été aperçu, peu avant sa mort, en compagnie d'une patiente du Dr. Moro affligée d'une personnalité multiple. Cette étrange pathologie est justement le sujet d'étude de prédilection du docteur, qui lui a consacré de nombreux ouvrages, et... de Colin Wilson qui lui a consacré un chapitre important de son essai sur le paranormal intitulé Mystères. On a d'ailleurs l'impression, tout au long de l'enquête de Saltfleet, ponctuée de séances d'hypnose et de thérapie auxquelles il assiste — et même parfois participe ! — que l'énigme scientifique l'emporte sur l'énigme criminelle. Et le dénouement se révèle des plus surprenants sur le plan de la déontologie policière...
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En avril, vous retrouverez Colin Wilson dans Le grand cabinet noir avec L'Homme qui n'avait pas d'ombre, un roman qui se présente sous le masque du journal très intime — « sexual », annonce même l'édition américaine — de Gerard Sorme, le héros du Sacre de la nuit. Ce même mois le petit Cabinet noir vous proposera Le Bourreau et la Victime, un étrange roman écrit par une des « grandes dames du crime » anglo-saxonnes, Helen McCloy, l'auteur du Miroir obscur et de La Vierge au sac d'or. Et un remarquable roman criminel sobrement intitulé Un crime parfait (mais l'est-il vraiment ?) dû à l'un des maîtres britanniques du genre : Cecil Scott Forester. Encore un écrivain à personnalité multiple puisqu'il est également l'auteur de la magnifique série en dix volumes consacrée aux aventures du capitaine Hornblower et du mythique African Queen, porté à l'écran par John Huston, starring Katharine Hepburn et Humphrey Bogart.
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Quelques conseils de lecture hors Cabinet noir, mais bien dans son esprit, pour terminer : un nouveau roman paru à la Table Ronde, Ciao, Bella, ciao !, d'un certain Frédéric H. Fajardie. Cinq enquêtes mystérieuses, signées Christian Robin et préfacées par Anne Duguël, de Sosthène Cagouillard 1, le « Sherlock Holmes saintongeais », un privé bien de chez nous qui est le digne héritier de Harry Dickson... Et un grandiose recueil de poèmes de Clark Ashton Smith, intitulé Le Mangeur de hachisch ou L'Apocalypse du mal 2 dont la remarquable traduction est due à Philippe Gindre, bien connu des Grands Anciens...
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Vous ne retrouverez au Salon du Livre, au stand des Belles Lettres (E104), ni Fredric Brown, qui a rejoint les étoiles, ni Colin Wilson, qui vit sur une autre planète, à savoir de l'autre côté du Channel... Mais Michel Leydier, lui, y signera Le Dernier Car, le dimanche 19 mars de 14h30 à 16h30. Frédéric H. Fajardie y signera Retour à Zlin, Les Neuf Cercles de l'Enfer et Chrysalide des villes ce même dimanche, de 11h à 12h30. Et Jérôme Leroy Une si douce apocalypse et La Grâce efficace le vendredi 17, à partir de 16 h.
Quant à nous, nous espérons, à cette occasion, savoir enfin qui sont vraiment nos lecteurs et découvrir les êtres étranges se cachant sous le masque des lecteurs du Cabinet noir. Ne nous décevez pas : venez nombreux !
Notes :
1. Éditions Jean-Michel Bordessoules, 42 avenue de Rochefort, BP 42, 17413 St-Jean-d'Angély cedex. Té1 : 05 46 59 20 50. Fax : 05 46 32 54 45.
2. Édité par La Clef d'Argent, 22 avenue G. Pompidou, 39100 Dole. Tél/Fax : 03 84 73 08 77.
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