« Voulez-vous savoir ce qui fût advenu si le marquis de Montcalm eût triomphé de Wolfe en cette sombre journée des Plaines d'Abraham ? »
Pour peu que vous soyez curieux et l'écrivain habile, vous voilà saisi par l'aventure, la grande, l'historique. Celle qui change non pas le cours d'une vie individuelle, mais le destin de tout un peuple... L'uchronie ne recule devant rien. L'Histoire (avec une majuscule, s'il vous plaît, comme la Science, comme Dieu) promue au rang du roman à suspense !
Montcalm est donc vainqueur. Les Anglais seront désormais occupés ailleurs et les Français laisseront aux Canadiens les rênes du pouvoir. Au lieu de se battre pour la lointaine France, c'est pour son pays que le milicien canadien lutte maintenant. Les Américains ? La constitution de 1787 n'a pas été votée, car les Bostonnais ont été écrasés. Après 1789, par loyauté pour le roi, le Canada et la Louisiane s'émancipent de la métropole et Trafalgar consomme l'éloignement de la France. Les immigrants affluent. En 1900, le Canada représente plus des 2/3 de la superficie du continent nord-américain et 75 millions d'habitants. La capitale en est Chicago. La guerre de 1914-1918 a lieu, mais le Canada n'intervient que tardivement, conformément à la doctrine de Monrouge. Le Canadien Guillaume est l'inspirateur du traité de Versailles, et sa sagesse supérieure permet à l'Europe de faire l'économie du nazisme et de la guerre de 1939-1945. En 1940, 125 millions d'âmes peuplent un Canada qui s'étend jusqu'en Louisiane. Pour quels résultats ? « Nous ne cessons point de prospérer ; mais au-dessus de l'idéal de progrès matériel, nous avons fermement établi la primauté du spirituel. » (p.55)
Cette « histoire hypothétique » d'Hertel 1 n'est pas seulement une revanche historique non déguisée qui tente d'effacer le traumatisme de la défaite des Plaines d'Abraham, c'est le moyen de stigmatiser l'Amérique anglo-saxonne « perdue » dans son matérialisme. La thèse est simple : dans une Amérique du nord canadienne-française, on aurait eu à la fois le progrès matériel et la dimension spirituelle grâce à la religion catholique.
Bien sûr John Brunner a montré que cela est proprement impossible (voir Times without number). Passons.
Ce qui importe le plus, c'est que la thèse envahisse tout le récit. L'imaginaire ? Inexistant. Monroe se nomme Monrouge, Wilson a nom Guillaume, et cette équation est délibérée chez Hertel. L'histoire poursuit son cours, ou peu s'en faut. L'effacement d'Hitler ressemble à une concession faite au contemporain. Si ce récit avait été écrit dans les années 60 (au lieu de l'avoir été dans les années 40), j'ai le sentiment que les Nazis eux-mêmes auraient été pris pour acquis.
Le problème d'Hertel est en fait celui d'une grande partie de la science-fiction. En SF style Western galactique et dans cette uchronie, on a des récits de réduplication. La SF promet globalement la différence (l'uchronie à partir d'une bifurcation historique). Aller dans les étoiles ou dans l'histoire alternative pour découvrir que « Plus ça change, plus c'est la même chose » et que ce sont ces bonnes valeurs traditionnelles qui sont le fin mot de l'histoire, c'est la montagne qui accouche d'une souris.
La SF uchronique possède ses chefs-d'oeuvre : Le Maître du Haut château de Dick, par exemple. Le roman de Gérard Étienne Un Ambassadeur-macoute à Montréal (1979) 2 a de belles qualités lui aussi et une originalité, la rencontre du fascisme haïtien de Bébé Doc et des événements d'octobre 70. Non, l'uchronie ne recule devant rien.
La science moderne vous paraît avoir pris une mauvaise direction, imaginez que la pomme de Newton, ce jour-là, est restée bien accrochée à sa branche. Et si Saint-Menoux, le mathématicien Voyageur imprudent de Barjavel, avait vraiment réussi à atteindre Bonaparte au siège de Toulon ? Si Cartier avait débarqué en Floride comme le veut Charlebois dans sa chanson ? Ou au Cameroun, comme Jean-Pierre April (voir Canadian Dream) ? Et le référendum... ? Et... mais là s'arrête l'uchronie et commence l'anticipation : on peut feindre de croire que c'est encore possible. En fait, est-ce que l'anticipation ne serait pas une uchronie du futur ? De toute façon l'anticipation n'anticipe rien véritablement, n'en déplaise aux prophètes de la science-fiction. L'anticipation, une uchronie du futur ? Et pourquoi pas ?
Notes :
1. François Hertel. « Lepic et l'histoire hypothétique » in Jérémie et Barabbas. Montréal : Le Jour, coll. « Romanciers du jour », 1966, pp.45-57.
2. Gérard Étienne. Un ambassadeur-macoute à Montréal. Montréal : Nouvelle Optique, 1979.
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