POURQUOI ÊTES-VOUS SI PESSIMISTE ?
ou Mémoires d'un ancien combattant de la « jeune SF politique française » 1
La question était : quels futurs la science-fiction française s'est-elle inventés depuis 1968 ? Jean-Pierre Andrevon, de par sa double position de (fameux) producteur et de (grand) consommateur de SF francophone, nous semblait particulièrement bien placé pour y répondre... ce qu'il n'a pas fait. Du moins, pas comme nous l'entendions. Plutôt que de dresser un catalogue ou de sacrifier à l'analyse, il a écrit une sorte de manifeste, mais sans doute est-ce mieux ainsi car la farouche subjectivité de ses propos en dit beaucoup plus long sur la manière dont les écrivains français de science-fiction appréhendent leur propre devenir depuis la fin des années 60 que n'aurait pu le faire le plus documenté des commentaires...
Je fais souvent des « interventions » (elles sont pacifiques) dans des lycées et des collèges. Les questions des élèves (en général entre la 6e et la seconde) tournent presque toujours autour du même pot : pourquoi êtes-vous si pessimiste ?
Bonnes questions. Auxquelles je fais toujours à peu près la même réponse. Il n'y a qu'à regarder la télévision. On se massacre un peu partout. On meurt de faim pas si loin que ça de chez nous. Bon : ça c'est la face émergée de l'iceberg, et ce n'est déjà pas tellement rassurant. Mais ce que l'on trouve sous la surface de flottaison ? « On » fait trop d'enfants, nous sommes plus de quatre milliards sur Terre, nous serons six milliards en l'an 2000, dix milliards en 2025 ; comment se nourriront tous ces gens ? La Terre n'est qu'une boule de boue, une surface finie (je leur évoque le vaisseau spatial lancé dans l'espace, comme un ballon auquel on a donné un grand coup de pied au cul, et vogue la galère), qu'on détruit peu à peu, par notre nombre même, et avec les griffes d'acier de l'industrialisation. Je leur parle de la pollution de l'air (les pluies acides), de l'eau (la Méditerranée est en train de mourir), de la terre (l'Amazonie qu'on saccage, le désert qui gagne), je leur dis que les ressources fossiles (le pétrole, l'uranium) sont extrêmement limitées, et non renouvelables. Et puis j'évoque (boum !) la guerre atomique, les réserves d'explosifs nucléaires (25 tonnes de TNT par habitant de la planète). Je peux ajouter les dictatures et le racisme mais, excusez du peu, c'est de la petite bière.
Et j'assène mon couplet final : ici, en France, on est bien. Il y a du chômage, d'accord, mais on est extrêmement privilégié à côté d'un tas d'autres peuples. Nous faisons partie du petit milliard d'homme qui vivons bien à côté des trois milliards et plus qui vivent mal ou très mal, et qui crèvent. Il ne faut pas se boucher les yeux. Il suffit d'écouter, de regarder. En somme, il suffit de vouloir savoir. Le pessimisme suit, forcément. Avec cette équation : être optimiste, c'est précisément ne pas vouloir savoir, c'est lâchement se boucher les yeux. Attention ! On est bien, aujourd'hui... mais demain ? Demain, la France, ça peut être le Liban, l'Éthiopie, le Cambodge. Il suffirait de pas grand-chose : il suffirait en somme que ça continue comme ça.
Attention !
La science-fiction, c'est cette vision-là : voir ce qui va arriver demain. Et ce qui va (ce qui peut) arriver demain, c'est le Liban et l'Éthiopie. Alors la seule recette pour être un peu, un tout petit peu optimiste, c'est ne pas se boucher les yeux, c'est se bouger le cul (je suis grossier avec les élèves, mais c'est exprès — c'est pour qu'ils s'en souviennent). Mais se bouger le... Comment ? Ha, oui ! Alors là, je ne sais pas. Je ne suis pas un homme politique, ni un grand scientifique, seulement un homme comme vous, qui n'a pas plus d'informations que vous tous, les 6e, les secondes. Alors je ne sais pas. La SF, c'est dire attention ! Après, c'est à chacun de nous de chercher.
Fin du prêchi-prêcha.
(Parenthèse quand même pour ceux des lecteurs de Science-Fiction qui ont dépassé le niveau de la seconde : vous avez bien à l'esprit, chaque jour, les vagues petits paramètres que j'ai survolés ? Ou bien vous vous dites oh merde ! ça suffit la SF engagée ? Réponse au prochain numéro, ou alors au prochain millénaire, si on y arrive.)
Une dernière chose quand même : « Mais qu'est-ce que vous pensez de la politique française ? » m'a demandé un élève, un jour. Je lui ai répondu : « Rien ».
Je suis un enfant de la science-fiction.
Je suis un enfant de la politique, la vraie, celle qui vous broie ou enflamme (parfois pour de vrai : demandez donc à la petite Vietnamienne qui...)
Je suis un enfant de la guerre chaude, 1939, 1945, deux ans, huit ans. Je suis un enfant de la guerre froide et de la terreur glacée (naissance : Hiroshima et Nagasaki, demandez donc au petit Japonais qui...). Je suis un enfant de la guerre d'Algérie, syndicalisme étudiant, troufion sur le terrain. Je suis un enfant de Mai 68. Tardif : mais on peut naître tous les jours, non ?
Précisément la SF et la politique ont fait cet enfant, dont j'étais le lieu de rencontre et le géniteur hermaphrodite, en Mai 68. En Mai 68 où, toutes les préfaces vous le diront, j'ai publié ma première nouvelle professionnelle dans Fiction n°174. Un hasard. Dans le même numéro, Jacques Sternberg vitupère : « Fiction [est] devenu un prétentieux recueil d'histoires illisibles ou simplement stupides . » Un hasard. Ou pas ? Est-ce que ce fut un hasard si Pierre Viansson-Ponté a écrit en mars 68 cet article passé à la postérité : « La France s'ennuie » ?
Mais non : il n'y a pas de hasard. Il n'y a que des rencontres, nées de faisceaux convergents, de nécessités contradictoires, hétéroclites, hétérogènes, etc.
En 68, ouais, on s'ennuyait ferme. On avait liquidé notre frontière coloniale, le Général n'avait plus rien à nous proposer : la France avait le bide gras et mou. Et une SF qui lui ressemblait — d'où la colère du vieux Jacques, qui n'y voyait plus d'échos à ses révoltes ( Le Délit, La Banlieue, L'Employé). On faisait « littéraire », ou alors américain ( Demuth, Carsac), mais américain d'avant l'an 60. Les Américains de 66-68, eux, nous disaient : mais qu'est-ce que vous attendez ? Ils s'appelaient Disch, Ellison, Dick, Zelazny, Spinrad. Ils parlaient du réel, ils parlaient de chez eux. Mais chez eux, ils avaient la musique et les hallucinogènes, ils avaient le sexe et les fleurs, les campus bougeaient, les ghettos aussi, ils avaient les Blacks, qui se réveillaient, et le Vietnam, qui enflait.
Le Vietnam, tiens. Dans le n°175 (juin) de Fiction, on trouvait la liste (abrégée) des auteurs qui avaient signé pour ou contre l'intervention. Parmi les pour, une féroce réactionnaire comme Marion Zimmer Bradley, parmi les contre, un vibrant révolutionnaire comme Ray Bradbury — les voix du hasard et de la nécessité sont parfois tortueuses...
On va se réveiller, oui ?
Mais oui : dans Fiction n°179 (novembre), on trouve Flinguez-moi tout ça, de Daniel Walther, et Incandescence, de Serge Nigon. Trop, sans doute, pour les lecteurs-dormeurs : dans les courriers qui suivent, on s'insurge contre « l'exécrable nouvelle de l'incertain Daniel Walther, tissu de lieux communs et de propagande minable, tandis qu'à propos de Nigon, un autre endormi prétend que... cette charge contre la société de consommation est tellement pesante (...) et si bête (...) qu'elle perd tout pouvoir ».
Cette SF, même si elle ne parle pas spécialement de la France de 68, l'ici et maintenant, parle quand même de la boucherie militaire et des grands magasins de la consommation. C'est inacceptable pour le lecteur moyen, qui proteste par la bouche de M. F. Maître (courrier du n°184, avril 69) : « Tous les lecteurs de Fiction sont d'accord contre le fascisme, contre le racisme, contre la société de consommation (ben tiens !), mais attention (...) le choix de ces thèmes pour sous-tendre des nouvelles de SF vieillit terriblement, et finit par agacer. »
De l'agacement à la haine, c'est le créneau où se tasse une bonne grosse minorité des lecteurs agissants de Fiction, au cours de toutes ces années post-soixante-huitardes. Parler de la réalité ? C'est un cri unanime : On n'en veut pas ! Courrier d'octobre 69 : « Deux volumineuses nouvelles de politique-fiction dans le seul n°188, c'est trop ! » Qui vise-t-on ? Deux Américains pourtant, Philip K. Dick pour La Foi de nos pères 2, Barry Malzberg pour La Guerre définitive 3, pas moins.
On pourrait continuer longtemps ce florilège : il n'y a qu'à feuilleter Fiction, les Fiction de cette époque héroïque (ça bougeait !), les meilleurs... Fiction, mais aussi le catalogue des collections d'alors. Le Fleuve Noir, on n'en parle pas, puisque c'est le fief de Richard Bessière. Présence du Futur ? La collection est dirigée par Robert Kanters, qui n'aime ni la SF ni la politique, enfin il le prétend, trop fort sans doute. « Je ne voudrais pas que Présence du Futur devienne Présence du présent », m'écrit-il avec esprit en 1971, en réponse à une proposition de recueil, qu'il accepte d'ailleurs moyennant une coupe — il s'agit de Cela se produira bientôt 4.
Devant ce tir de barrage, c'est sûr qu'il faut être opiniâtre pour placer la SF sur le terrain du réel. De voir grandir ces enfants que Mai 68 aurait dû lui faire sur les barricades. La contraception, déjà ? Ils tardent à naître, ces loupiots. Au début des années 70, Goimard s'en étonne. Il me dit (il l'a sûrement écrit quelque part) : « Je suis étonné que Mai 68 n'ait laissé aucune trace dans la littérature de SF alors que la musique, le théâtre, le cinéma s'en nourrissent. » Tu es étonné, Jacques ? Mais c'est que tu as oublié que la SF est aux mains (lecteurs comme agisseurs) d'une majorité de réactionnaires, ou disons une majorité d'endormis, qui veulent bien rêver aux étoiles, mais refusent d'ouvrir les yeux sur la Terre.
La Terre ? Caca !
Après ma première nouvelle dans Fiction en 68, j'y deviens critique à partir de 70. Opiniâtre, j'y traque la réaction et le fascisme à travers bouquins et films que j'y analyse (d'accord : j'étais quelque peu manichéen, à cette époque). Les lecteurs continuent de s'insurger : une rédacteur n'a pas à faire état de ses préférences idéologiques. Goimard remonte en chaire ( Tribune libre de mai 71) : « Les idées politiques des auteurs comme des critiques m'intéressent », écrit-il en substance, « car elles me permettent de connaître un peu mieux les individus qui les expriment ». Paroles de sage, auxquelles je fais écho dans la Tribune du numéro suivant : « On ne « fait » plus de la politique comme on fera, le dimanche, un rôti pour ses invités, on « vit » politique, on « est » politique. »
Traduction tarabiscotée du Tout est politique de Mai. Mais que c'est dur à faire passer !
Où, et comment la parle-t-on, cette politique ?
Dans Fiction, Walther et Nigon continuent de déverser leur virulence. Mais elle est le plus souvent poétique ou métaphorique : l'ici et maintenant n'est pas encore à l'œuvre. Dans le n°213 de septembre 71, je publie Le Temps du grand sommeil. C'est le texte que Robert Kanters m'avait demandé de retirer du recueil Cela se produira bientôt : il s'agit de la vue en coupe d'un très proche futur français, où un pouvoir néo-pompidolien fait assassiner les derniers intellectuels contestataires — Sartre, Godard, et autres symboles... Naïveté ? Peut-être. Mais Pompidou, avec son ombre Marcellin, a toujours été pour moi l'assassin doucereux de Mai (avec l'aide, bien sûr, du PCF et de la CGT), l'homme aux gros sourcils, le Brejnev français. L'homme qui, après le courant d'air, refermait portes et fenêtres dans la complicité silencieuse d'une majorité qui l'était aussi. Pompidou, c'était le retour aux valeurs bourgeoises, c'était l'envahissement du béton, les forêts de tours, la voie sur berge (comment, vous ne vous en souvenez plus ?), c'était le tour de vis de la morale (salut, Gabrielle Russier).
Mais je m'égare...
Bref, il était tentant pour moi (et nécessaire, et salutaire) de faire rentrer le coin de cette politique-là dans le ventre de la SF. Bien sûr, les « réactions » (bravo, la sémantique !) ne se firent pas attendre, on me renvoya à Prague et à Moscou, sans vouloir comprendre que Prague ou Moscou commencent à nos portes, toujours, comme Beyrouth ou l'Éthiopie peuvent être à nos portes, aujourd'hui.
Vieille histoire.
N'empêche, cernés par les cons, comme disait l'autre, il fallait les chercher, et longtemps, ces histoires de SF sur le futur français, sur la politique française, la prospective à la française... Dans les eaux de mon Grand sommeil 5, je ne vois juste, pour me tenir compagnie, qu' Une soirée à l'Élysée ( Fiction n°227, nov. 72), de Pierre Christin, où les gauchos de 68 sont parvenus au pouvoir, pour en être délogés par une révolution de droite ! (Curieusement, ce texte très satirique n'a pas été repris par l'auteur dans son unique recueil : Le Futur est en marche (arrière), éd. Encre, 1979. Des remords, Pierre ?)
Alors ? On se cache ? On se terre ? On se tait ?
Quand même, c'est en 1953 qu' Elsa Triolet a publié Le Cheval roux, qui montre le monde ravagé par un conflit nucléaire, et la France détruite. Mais quel fan de SF l'a lu ? Et je ne parle pas de Barjavel, qui dès 1943...
Pourtant il se passe quelque chose, enfin. En 1972, et en 1973. En 72, l'événement solitaire : la publication de Malevil, de Robert Merle. Comme chez Elsa, la France est annihilée par les mégatonnes, il ne reste que quelques survivants. Au boulot, camarades ! Faut reconstruire...
Outre que par son écriture ce roman est un chef-d'œuvre, outre qu'il ne précipite pas la catastrophe dans un hypothétique avenir, mais bien ici et maintenant, le livre de Merle occupe une place centrale dans cette SF qu'on a dite, sans doute à tort, « catastrophiste » (ce qui est une définition réductrice, déjà porteuse d'un jugement de valeur), et où ont participé et participeront bien d'autres romans, une multitude d'autres romans et nouvelles des décennies précédentes et ultérieures. Malevil est un maillon dans une continuité. La bombe existe, elle peut nous tomber sur la gueule, aujourd'hui, demain. Pourquoi êtes-vous si pessimiste ?
L'autre événement s'inscrit dans un collectif : la création de la collection Ailleurs et Demain, aux éditions Robert Laffont, à la fin de 1969, par Gérard Klein. Outre que c'est là où ont vu le jour un certain nombre de titres cités un peu plus haut, comme Limbo ou Jack Barron — à quoi il faut ajouter, dès 72, le magnifique et incontournable Tous à Zanzibar 7 de John Brunner, Ailleurs et Demain est le théâtre de l'événement le plus important depuis que l'homme a posé le pied sur la Lune : la parution en 73 du Temps incertain de Michel Jeury. Le Temps incertain ? Le voilà, le prototype de la SF politique française et sur la France (de 2060 ? Mais c'est à nos portes) : un décor (la chaleur, le manque d'eau, la puanteur, l'air gras et étouffant, les baraques qui ressemblent à des forteresses, les gens barricadés la nuit, et le jour des foules grouillantes braillantes et puantes, la misère, la surpopulation, les déchets... et un flic derrière chaque tas de merde !), la trame (les voitures, les médicaments, les flics, l'argent : ce sont les quatre piliers de leur civilisation), le cadre (la naissance des empires industriels), la façon d'en sortir enfin, avec cette profession de foi jeuryenne qui marquera toute une génération d'enfants de la SF et de la politique : « Nous nous battrons avec nos rêves ».
Ce serait sûrement injuste pour l'auteur (et probablement inexact) de prétendre que Jeury a tout dit, en une seule fois, avec ce presque premier roman. Et sans doute également injuste et inexact de dire que tout a démarré avec lui, que tout a été possible grâce à lui : on doit aussi beaucoup à La Ville sans soleil, de Michel Grimaud 8 qui date aussi de 1973. Un hasard ! Hé hé ! Mais quand même, c'est avec Le Temps incertain qu'il s'est mis à y avoir une SF française (on l'a taxée de « jeune », mais elle comprenait aussi des vieux, on l'a étiquetée « politique », mais... tout est politique !) qui a parlé de l'aujourd'hui et du maintenant.
Les années ont passé. En Ailleurs et Demain, André Ruellan publie Tunnel, Philippe Curval entame sa saga de l'Europe du début du XXIe siècle (l'ère du Marcom), sœur et parallèle de Jeury, avec Cette chère humanité, roman publié en 1976, alors que Curval, né en 1929, et qui a débuté dans Fiction en 1955, a déjà une longue carrière dans son dos ; mais jusque-là, il travaillait dans un esprit assez « Galaxie », entre le sarcasme et la trouvaille insolite. Que son insertion directe en politique date de cette année n'est pas non plus un hasard — toujours pas.
En 1975, Daniel Walther publie chez OPTA l'anthologie de « jeunes auteurs français » à laquelle il pensait depuis longtemps : Les Soleils noirs d'Arcadie. En Présence du Futur, je publie la même année (un hasard ?) le premier tome de Retour à la Terre ; deux autres suivront. Enfin, en 1977, l'éditeur franco-suisse Rolf Kesserling confie à Bernard Blanc une collection dont le titre, sans majuscules, a déjà été employé plusieurs fois dans cet article : « Ici et Maintenant ». Tout un programme, que Bernard Blanc, qui a débuté quelques années auparavant dans Fiction (comme critique, puis nouvelliste), assène et développe dans de nombreux éditoriaux, du style : « Aujourd'hui, la SF casse les mythes et incendie les fusées. Aujourd'hui, elle parle des flics et de l'armée... »
B.B. ne cache pas la couleur. Pour celui qui déclare que « la SF, c'est une manière de militantisme plus marrante que distribuer des tracts sur les marchés », il faut parler de ce dont les autres (auteurs, collections) ne parlent pas, de ce qu'ils ne veulent pas aborder. De la réalité d'ici et de maintenant, dans ce qu'elle a de plus pointu, dans ce qu'elle a de plus cancérigène, avec le maximum de risques de métastases. On parlera donc de la pollution (en nommant les responsables : Rhône-Poulenc, EDF, Péchiney : comme la citation précédente, extrait de l'édito de Ciel lourd, béton froid, première anthologie ouvrant la collection), du Larzac, des centrales nucléaires (1977 est l'année — hasard ? — de la dernière grande manif contre la construction de Malville, qui fit un mort), et bien sûr des flics et de l'armée — du Pouvoir.
Un beau programme, de l'air tonique, des ennemis palpables, des combats urgents, un panorama qu'on pouvait voir de nos fenêtres. La SF dans la rue, quoi.
Il ne m'appartient pas d'analyser les raisons objectives qui ont fait que cette pâte a été aussi prompte à s'effondrer qu'elle avait été lente à lever. Les principales, on le sait, sont économiques. Mais sous l'économie, il y a quand même une vérité palpable : les amateurs de SF ont toujours préféré, et continuent de préférer les étoiles au béton, l'ailleurs à l'ici, le demain à l'aujourd'hui (ils vous diront même : mais c'est bien normal, tiens, la SF, c'est... etc.), ils continueront à vous dire : mais pourquoi vous êtes si pessimiste, ils continueront à se boucher les oreilles et les yeux, comme le singe.
Ici et Maintenant est donc morte à la fin de 80, et avec elle toutes les mini-collections connexes, toutes les anthos éparses : une des dernières, symboliquement, s'appelait La Planète Larzac, par Yves Frémion, chez Ponte Mirone, sortie à la fin de 1980 ; six mois plus tard, avec l'élection de François Mitterrand, prenaient fin les dix ans de combat pour le Larzac ; pas de hasard...
Combats d'arrière-garde, alors, que cette SF-là ? Ou combats d'une avant-garde trop rapprochée, qui mordaient de trop près sur le présent, sans savoir, sans pouvoir aller plus avant dans notre futur ? Il faudrait des tonnes de glose pour faire le tour du problème (si c'en est un). Mais il existe aussi une manière définitive de le régler : seul un bon texte est un texte vivant, tous les mauvais textes sont des textes mort-nés.
En tout cas, ces années 75-80 ont fait le tour des problèmes de l'ici et du maintenant de chez nous. Le nucléaire y a, bien sûr, tenu la place-phare, dans l'ombre du surrégénérateur de Creys-Malville (qui va moyen moyen, merci : mais ce sont ces salauds d'Amerloques qui ont eu leur Three Miles Island...), dont l'explosion possible m'a inspiré Les Retombées, en décors isérois 9, tandis qu'un Gérard Bianchi exploitait le même thème exactement (la liaison nucléaire — pouvoir militaire) à six mois d'écart et en décor pyrénéen, dans Jours de cendres (éd. Le Citron hallucinogène, 1979). Ce n'est qu'un exemple. Mais, bien sûr, on ne compte pas les récits sur la pollution, l'après-déglingue, la ville tentaculaire avec pour symbole le supermarché), les « flics noirs », l'armée (cf. l'antho de Bernard Blanc Quatre milliards de soldats, Kesserling, 1977), la guerre civile, où s'illustre en particulier Jean-Pierre Hubert, et qui compte même une variante suisse : Avril 1990, du Suisse Michel Bühler (Kesserling).
Pourquoi êtes-vous si pessimiste ? Au milieu de tout ce bouillonnement, pas (ou bien peu : n'oublions pas quand même les efforts utopistes d'un Jeury, d'une Christine Renard) de futurs qui s'avancent en chantant. A la suite de la parution de l'anthologie Planète socialiste (la meilleure antho de l'écurie K.), Pierre Christin (qui y participait, avec Jeury, Pelot, Renard, Andrevon, tout le gratin, quoi) se fend d'une lettre furibarde à tous les coauteurs : « En dépit du titre ronflant, du texte guilleret du dos de couverture et du volontarisme utopisant de la préface [due à Michel Jeury], c'est un livre sinistre, un ramassis d'horreurs et de violences, constats d'échecs et rabougrissement psychologique s'emboîtant sournoisement pour faire de ce petit ouvrage l'un des pires pamphlets contre le (ou les) socialisme(s) que j'aie jamais lu ».
Tu as raison, tu as tort, Pierre (de sa lettre, largement rendue publique, nous avons ri, plus tard, ensemble). L'utopie, socialiste ou pas, nous n'avons pas été capables de la voir, de la cerner, de la dessiner. Nous nous sommes contentés de... « l'apologie de la reprise individuelle, du marginalisme voyou (...) ou, dans le meilleur des cas, la fuite dans le passéisme agricole ». En 75, et oui, aucun d'entre nous, les jeunes et moins jeunes auteurs français politiques, ne voyions d'utopie proche et réaliste. Dix ans après, nous n'en voyons pas davantage (je veux parler des survivants). Pourtant, aucune des catastrophes d'envergure que nous attendions ne s'est réalisée, et ça ne va pas plus mal. (En politique.) En SF, Ici et Maintenant a disparu, Présence du Futur publie les énormes tétralogies de Varley et de Wolfe, Ailleurs et Demain les énormes pavés de Silverberg et de Herbert, et c'est le triomphe de l'heroic fantasy.
— Pourquoi restez-vous si pessimiste ?
— Mais c'est au Liban, en Iran, au Cambodge...
— Ta gueule !
— Ah, bon.
Encore un mot, pourtant.
Dans les années qui ont suivi 80, critiques et fans (les fans, vous savez bien ? Ceux qui font et défont la SF sans en écrire...) ont tiré à boulets rouges (disons à boulets merdeux) sur la « SF politique française », lui reprochant d'être si mal écrite qu'elle n'était composée que de tracts, l'accusant d'avoir détourné les lecteurs de la SF : je vous renvoie à vos Nolane, Valéry ou Bozzetto favoris, et mes excuses à ceux que je ne cite pas.
Or, par qui était-elle écrite, cette SF ? On peut feuilleter les principales anthos de ces années 75-80 : on y voit les noms de Curval, Hubert, Jeury, Martinange, Frémion, Cheinisse, Christin, Douay, Pelot, Renard, Benoît-Jeannin, Wintrebert, Walther (et Andrevon si vous y tenez). Ceux qui font la SF française de 85 (sauf les morts), en somme. On s'excuse collectivement de si mal écrire. Quant à vous dégoûter de la SF... je suppose qu'il y a longtemps que vous avez cessé de nous lire, et que le mal est réparé. Ah oui ! Ici et Maintenant a toujours vendu aux alentours de mille exemplaires par titre : le détournement de lecteurs est resté dans les limites du raisonnable...
Cela précisé, et en vertu de l'adage « qui aime bien châtie bien », il reste à ajouter que c'est bel et bien Bernard Blanc lui-même qui, par ses outrances provocatrices et maladroites, a suscité pour une bonne part le torrent de merde collective qui s'est abattu sur la SF française. B.B. a cru un instant à un militantisme actif des lecteurs de SF : il avait oublié qu'un lecteur n'est qu'un lecteur, et qu'on lit assis, quand ce n'est pas couché.
Quant à ses prétentions à créer Ici et Maintenant contre Ailleurs et Demain, pour enfin parler politique dans une SF qui en aurait été dépourvue, il suffit de parcourir le catalogue de la collection de Gérard Klein pour toucher du doigt la totale mauvaise foi de cette assertion. Mais assez de ces mémoires d'ancien combattant... La guerre est finie.
Enfin... pas tout à fait.
Si guerre il y a eu (elle n'a fait aucun mort, seulement des faillites et des recyclages), elle laisse le souvenir de quelques beaux feux d'artifice dans les tranchées d'Apollinaire, de quelques cicatrices intérieures aussi.
Feux d'artifice ? Cette convivialité à l'œuvre, d'abord : cette soif de rencontres, de travaux en commun, de mise sur la table d'une expérience collective de la SF et du politique ; du vivant, quoi, qui s'exprimait à travers toutes sortes de réunions, officielles ou informelles, et trahissait le désir de la plupart des auteurs de SF de « faire quelque chose ensemble ». Bien sûr, il y a eu du déchet, du mort-né, et nettement plus de projets (d'anthos, de revues, de collaborations diverses) jetés aux poubelles qu'aboutis, et toujours marqués par des luttes souterraines, la propension au reflux, la compulsion du rejet : en 78 ou 79, lors d'une réunion du groupe Rempart (lancé par Blanc et Frémion), l'idée d'une anthologie anti-nucléaire est lancée : présent, Curval s'y refuse (il est le seul auteur de la mouvance 75-80 à avoir toujours affirmé ses sentiments pronucléaires, il fut le mouton noir dans la bergerie écolo) ; par solidarité amicale (encore un qui préfère sa mère à la justice), Jeury lui emboîte le pas : l'antho ne se fera pas. Les centrales nucléaires, si, et dans le mutisme total des auteurs de SF ; malgré de fâcheuses vibrations, le symbole Malville doit être opérationnel en septembre 1985. Mais c'est de la lave de ces années charnières que sont nés en tout cas les deux volumes de Compagnons en terre étrangère, près d'un million de signes, et douze textes écrits avec autant d'auteurs : rétrospectivement, l'expérience la plus chaleureuse et enrichissante que l'écriture m'ait apportée...
Et combien d'œuvres lues, qui (m') éclairent encore ? Les Enfants d'Ibn Khaldoun, (dans Univers n°7, J'ai lu, 1976), où Jacques Boireau créait une superbe uchronie occitano-arabe ; Au creux des arches, cette douce méditation utéro-végétale de Christine Renard (dans l'anthologie Utopies 75, en Ailleurs et Demain, où j'écrivais un autre retour aux sources, Le Monde enfin ! que je considère toujours, dix ans après, comme mon meilleur texte) ; Tout est possible chantait le papilhomme, de Dominique Douay et Bernard Blanc (dans Planète socialiste, mon cher Christin), avec cette magnifique construction du Mur chantant des Années-Soleil ; Outre-Temps, ce récit post-catastrophiste et passéiste agricole écrit et dessiné par Jacques Massacrier (Simoën, 1978), ou encore cet ultime bourgeon de l'an 01 qu'est Sept Cartouches, de Gébé (Hachette, 1982). Et bien d'autres.
Tracts mal écrits ! Passons...
Mais la pâte est retombée. De là principalement viennent les cicatrices. Quand on tombe, forcément, on se fait mal.
Simplement, l'ici et le maintenant ont pris du champ même s'ils n'ont pas pris le large. « Nous » étions tous de gauche avant mai 81. Passé six mois d'état de grâce, « nous » sommes... disons, devenus comme par miracle apolitiques. Les deux seuls auteurs importants nés après 80, Emmanuel Jouanne et Serge Brussolo, ont inscrit leur œuvre loin du champ sociopolitique, de l'engagement dans la réalité, du tract, quoi. Ne parlons plus de hasard.
Que pensez-vous de la politique française ? Elle vogue au gré du courant, comme la galère. Socialiste ou libérale, Rocard ou Léotard, un peu plus ou un peu moins de chômeurs ou de nucléaire, excusez du peu, il n'y a pas de quoi fouetter un chat, ni avec une rose, ni avec du fil barbelé. Qu'on l'accepte ou pas (qu'on se bouche les oreilles ou pas) notre futur est planétaire. Les pluies acides sont à nos portes, et la mer Méditerranée qui meurt, et Beyrouth, et l'Éthiopie. Et même s'il y a de l'eau salée entre nous, si loin qu'ils soient, les yeux sombres de l'enfant au ventre distendu et de la petite Vietnamienne amputée des deux jambes nous regardent toujours. Le combat est planétaire, et la porte de notre maison ouvre sur la planète. Mais tu es libre de préférer l'heroic fantasy, mec.
D'accord. D'accord m'sieur : on comprend pourquoi vous êtes si pessimiste...
Moi, si pessimiste ? Vous n'y êtes pas ! Le seul fait que j'écrive (et d'autres) pour dire attention ! prouve mon optimisme. Seulement il faut comprendre que l'optimisme ne se mesure pas à la faculté de décrire des utopies à venir, françaises ou pas. (De manière significative, Gérard Klein avait demandé l'an dernier à Jeury et Curval de réunir une antho faisant suite à Utopies 75, et qui se serait appelée Utopies 85 ; après un an d'écriture, le projet a été mis au panier, faute de textes répondant à l'attente de Klein ; personne, dit-il, n'avait « joué le jeu » ; un hasard ? Ou bien ne s'agissait-il pas d'un jeu ?)
Oui, on continue à massacrer et à crever de faim. Et on continue à écrire, sur ça, et sur autre chose qui ressemble à de l'optimisme ; quelque chose d'incertain comme le temps, quelque chose d'impalpable comme l'ailleurs et le demain, de dur aussi comme l'ici et le maintenant. Quelque chose qui vient du réel, et y retourne.
On écrit, oui. On écrit sur aujourd'hui — comme la science-fiction l'a toujours fait.
Alors, vous ouvrez les yeux ?
Notes :
1. Première publication in Science-fiction n°6, Denoël 1986.
2. Faith of our Fathers, 1967.
3. Final War, 1968.
4. Recueil de dix nouvelles paru chez Denoël, coll. Présence du Futur n°135, réédité en 1989 avec deux nouvelles supplémentaires et une postface.
5. Le Temps du Grand sommeil, in Fiction n°213, sept. 1971 ; en volume in Aujourd'hui, demain et après, Denoël, coll. Présence du Futur n°124, 1982.
6. Coll. Anticipation n°555.
7. Stand on Zanzibar, 1968 ; lauréat de trois prix littéraires, il a bénéficié en France de six rééditions.
8. Michel Grimaud : nom de plume de Marcelle Perriod et Jean-Louis Fraysse. La Ville sans soleil est paru chez Laffont, coll. Plein vent, avec une préface d'Alain Bombard.
9. In Dans les décors truqués, Présence du Futur n°269, 1979 ; réédité en 1987.
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