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Haruki Murakami et Yoko Ogawa : Deux auteurs de fantastique japonais

Roger BOZZETTO

Les Univers des fantastiques. Dérives et hybridations, avril 2011

          [extrait de Les Univers des fantastiques. Dérives et hybridations ; Publications de l'université de Provence ; coll. Regards sur le fantastique ; 2ème trimestre 2011]


          Le sentiment imprécis et angoissant que l'on qualifie de « fantastique » se présente, en littérature, sous des variantes complexes. Il ne se distingue pas selon les mêmes critères à toutes les périodes, ni dans toutes les cultures. En Occident, la critique le chosifie en « genre » et en engendre alors des définitions précises — mais partiellement inopérantes — comme ce fut le cas, en 1970, avec L'introduction à la littérature fantastique 1 de Tzvetan Todorov. Or il n'est que de voir les difficultés que l'on éprouve à définir explicitement comme « fantastiques » les textes de Jorge Luis Borges, ou de Sylvina Ocampo, sans parler des romans de Clive Barker ou de Stephen King. Et même dans un espace culturel cohérent, disons « occidental », le genre fantastique « à la française » ne correspond, pour la critique anglo-saxonne, qu'à « l'uncanny » c'est-à-dire à un domaine fantastique restreint.
          La conclusion en est qu'il n'y a pas d'universaux critiques, ni de genres qui existeraient comme des idées platoniciennes, et qu'il s'agirait de retrouver tels quels pour chaque époque et dans chaque culture. Mais cela indique aussi que la notion de fantastique demeure en travail dans de nombreuses cultures. C'est pourquoi cette notion permet d'envisager une approche de la singularité des « effets de fantastique » chez deux auteurs japonais Haruki Murakami et Yoko Ogawa.

 

          Position du problème

          On connaît peu en Occident d'études portant sur les textes « fantastiques » de Chine et du Japon. Pourtant des textes de fiction, qui en relèvent apparemment, existent depuis longtemps comme en témoignent les Chroniques de l'étrange 2. Une raison me semble être les rapports que ces deux cultures asiatiques entretiennent avec les notions de surnaturel. D'où la difficulté à vouloir situer certains auteurs et leurs textes dans le cadre occidental des notions de merveilleux ou de « fantastiques », bien qu'on pressente en eux une proximité avec les textes occidentaux du genre.

          On connaît pourtant des auteurs japonais anciens comme Uedi Akinari ou plus récents comme Junichiro Tanizaki 3. Cet auteur japonais a vu certaines de ses nouvelles qualifiées de « récits étranges » comme « La tumeur à face humaine », sans oublier « Le tatouage » 4. Là, il s'agit pour un maître tatoueur de projeter son âme dans la perfection de son art et de tatouer — sur le dos choisi d'une courtisane dont le grain de peau est espéré par le maître depuis des lustres — une immense araignée. Elle va faire de la courtisane une irrésistible prédatrice, dont la première victime sera le tatoueur. Plus récemment encore, Koji Suzuki a tenté de récupérer des figures de récits anciens pour leur donner une couleur moderne. Dans Ring par exemple, un fantôme, qui a l'apparence d'un fantôme japonais traditionnel, s'introduit dans la vie des spectateurs par le biais de l'écran des postes de télévision, et se propage par une cassette vidéo, qui provoque la mort une semaine après qu'on l'a regardée 5. Ce texte est à la fois proche et différent des romans d'horreur du type de ceux écrits par les auteurs populaires occidentaux d'horreur, comme Stephen King. Mais Suzuki joue sur un substrat différent, issu du Japon traditionnel. Malgré les qualités de ce texte, et du type d'horreur qui est recherchée, ce n'est pas une approche aussi originale que celle des textes de Tanizaki dont se rapprochent deux auteurs japonais actuels. Comme Yoko Ogawa ou Haruki Murakami.

 

          Une approche historique
          Les bouleversements induits par les révolutions politiques en Angleterre, puis en Amérique du Nord, et en France, ainsi que les prémices de la Révolution Industrielle, qui leur sont contemporains, vont contribuer à déstabiliser la conception d'un monde qui prévalait en Occident, comme en Orient, depuis le néolithique. Un monde dans lequel on trouvait la terre comme seule richesse, les paysans pour la travailler, les nobles, gardiens pour la/les protéger, et les prêtres arguant de la Surnature pour sanctifier cet ordre présenté comme immuable. La révolution industrielle occidentale a déplacé la source des richesses, et leur production, qui cesse d'être purement terrienne. Cela permet l'émergence d'une bourgeoisie, comme des individus, critiques mais encore prisonniers des bribes de l'idéologie religieuse ancienne. Cette révolution ne se produit alors ni en Chine ni au Japon, ses effets en seront importés dans ces pays par les occidentaux vers la mi — XIXe siècle.

          La Chine et le Japon étaient restés à l'écart de l'occidentalisation du monde jusqu'au XVIIIe siècle. C'étaient des régimes forts, clos, et qui vivaient sur leurs acquis. Le Japon avait même, en 1639, interdit tout commerce avec l'Occident. Mais après que l'escadre du commodore Mattews Perry (1854) eut forcé les ports japonais, ce pays est entré dans une nouvelle ère, semi-occidentalisée, celle du Meiji. Les Japonais ont su pourtant sauvegarder au maximum leurs croyances et leurs dieux, tout en modifiant leurs structures étatiques sur un modèle occidental. Ils ont donc été par là même, aussi, en contact avec la culture littéraire occidentale, tout en gardant les figures de leurs textes traditionnels. Ceux que Lafcadio Hearn introduisit en Europe, comme avec Kwaidan 6 tout en traduisant pour les Japonais les textes de Maupassant, Théophile Gautier, Pierre Loti, Gérard de Nerval, etc.
          Peut-être est-ce cette connaissance des textes occidentaux, sur le substrat culturel préservé des traditions, qui a permis l'éclosion d'un fantastique japonais original.

 

          Deux auteurs japonais
          Malgré leurs différences, Murakami et Ogawa présentent des ressemblances dans les univers de leurs nouvelles. Ils mettent en scène des éléments banals de la vie quotidienne japonaise de leur époque. Ils utilisent assez souvent un récit cadre avec récit encadré, aucun des deux n'ayant une fonction explicative. On penserait, plutôt qu'à une explication de l'un par l'autre, à des « rencontres » d'histoires, et comme si ces rencontres étaient dues au hasard. La multiplicité de ces « rencontres » au fil des textes finit par créer un univers spécifique. Dans les deux cas, et selon des modalités différentes — leurs univers émotionnels ne se ressemblent pas — ils nous proposent une approche de l'étrangeté du monde, différente de l'abord des fantastiques occidentaux.

          Rappelons que le fantastique occidental classique est né lorsqu'on a voulu représenter l'impossibilité où se trouve un personnage — comme le lecteur ( ?) — de choisir une voie entre la nature et la surnature, entre la raison et la folie, entre le rêve et la réalité ou entre deux instances psychiques. C'est-à-dire une impossibilité de donner sens à « l'impossible et pourtant là ». Ce qui engendre l'ambiguïté chère à Todorov, ainsi que l'excès auquel se réfère Denis Mellier ou la sidération. Dans les trois cas, on se trouve devant un impensable, qui engendre le terrifiant, parce que c'est inadmissible aux yeux de la raison. La vision du monde « naturaliste » engendre cette position intenable, qu'à défaut de résoudre, le fantastique occidental met en scène 7. Cette perspective renvoie peut-être à une vision tragique de l'individu occidental qui accède à la modernité, et qui est pris dans des conflits entre la nouvelle donne économique industrielle et financière, et les restes de l'ancienne, terrienne, et entre une strate consciente et un inconscient, conflits qui demeurent impensables et dont l'individu ne peut sortir sauf à ses dépens.

          Le monde mental et culturel du Japon se distingue en ceci que l'opposition entre la raison naturelle et la Surnature n'est pas pertinente, peut-être parce que, comme le proposait Chouang Tseu, ce ne sont que des modalités de l'être unique. L'impensable n'est plus perçu comme un trouble de la raison, mais comme une simple modalité, qui nous confronte à la diversité du monde et doit s'admettre comme telle. Les pierres, les arbres, les fleurs, les individus, leurs relations aux autres comme à l'univers : tout a une âme, et participe à sa manière à l'être-au-monde de la réalité 8. Ce qui permet de comprendre que les rencontres, les personnages dans leurs relations, la mémoire et ses détours, le rapport à la cruauté ou à la mort sont des événements purs, que l'écrivain met présentifie.

 

          Deux auteurs singuliers
          Pour mettre en scène les rencontres, les deux auteurs, de manière différente mais avec un but semblable, jouent sur le cadre dans lequel l'un des personnages propose un récit. Les rapports du récit cadre au récit inséré, ne se renvoient pas l'un à l'autre de manière explicite. Tout semble fait pour qu'on ait, à la lecture, le sentiment d'une incohérence, née d'une hétérogénéité due à une rencontre immotivée.

          Les deux auteurs japonais se situent en dehors de cette problématique de la tension entre deux pôles propres aux récits fantastiques occidentaux. Si ambivalence il y a dans leurs textes, cette ambivalence fait partie intégrante de la réalité, elle la constitue. Car nous ne sommes plus là dans l'univers binaire, qui correspondait au monde de la physique classique. Le paradigme dans lequel se situe l'ambiguïté des personnages et des comportements dans ces textes japonais peut demeurer analogique comme cela se trouve dans nombre de textes de Murakami, mais des textes peuvent aussi être « post-modernistes » chez Ogawa, si l'on se réfère à « Une collection d'odeurs » ou à « La piscine ». J'entends par un texte post moderniste, un texte en relation avec la modernité japonaise, et qui prend l'ambiguïté comme constitutive de la réalité — un peu à la manière dont est perçue l'indécision dans le cadre de la mécanique quantique, où elle est régie par le principe d'incertitude (Heisenberg.1927) 9.

 

          Haruki Murakami

          Murakami présente aussi ce sentiment qui s'apparente au fantastique comme « le malaise ressenti comme quand qu'on regarde un télescope à l'envers » 10.

          Il a écrit des romans comme Kafka sur le rivage 11 mais aussi des recueils de nouvelles moins connus comme Saules aveugles, femme endormie ou Après le tremblement de terre 12. Yoko Ogawa vint de publier Cristallisation secrète, un roman plus long que les précédents et de nombreux recueils de nouvelles comme Tristes revanches ou Les abeilles 12.

          Dans « le miroir » 14, Murakami, nous présente un personnage narrateur qui nous conte une rencontre ancienne. Étudiant, il était gardien de nuit dans un collège. Il devait faire des rondes à heures fixes, seul dans les couloirs labyrinthiques, avec une lampe de poche et un sabre à la main. Un soir, après un réveil pénible, il ressent un malaise, mais se doit de faire sa ronde. Au détour d'un couloir, il ressent une présence, se tourne et se retrouve devant : « Moi. Enfin, un miroir » (p.72). Il songe qu'on l'a récemment installé. Allume une cigarette et s'observe dans le miroir. Peu à peu il s'aperçoit que
          « La silhouette dans le miroir n'était pas moi. Vu de l'extérieur, c'était moi mais [...] clairement ce n'était pas moi [ ... ] un moi autre. Un moi autre qui n'aurait jamais dû exister » (p.72) et de conclure « Il est vraiment difficile de mettre des mots là-dessus ».
          De plus, cet autre « moi » dans le miroir le regarde à son tour, et le narrateur s'aperçoit alors que l'autre le hait. La main de « l'autre » sort du miroir et « à la manière des insectes », se met à ramper sur son visage, et le narrateur se rend compte qu'il était en train de faire la même chose. Il devenait lui-même le reflet de « l'image dans le miroir ». « Ce type là, dans le miroir, essayait de me contrôler » (p.73). De toutes ses forces il lance le sabre qui détruit le miroir, puis court terrifié se réfugier dans sa loge.
          Au matin il retrouve son sabre, mais : « bien entendu, il n'y avait jamais eu de miroir » (p.73)
          Un lecteur occidental y verrait, comme réponse possible, le rêve, l'hallucination, la folie et s'interrogerait devant l'ambiguïté fantastique engendrée par le texte. Le personnage en propose une version autre. Ce qui a eu lieu est présenté comme une rencontre, un événement qui a fait coïncider pour un contact éphémère mais réel — et d'autant plus terrifiant — le moi et une de ses virtualités. Et ceci, sans que ce soit une réponse, mais un élément de plus pour tenter, avec terreur, de saisir le mystère de l'être « La chose la plus terrifiante au monde, c'est soi-même »
          Nombreuses sont les nouvelles de Murakami qui se terminent sans véritable chute. Des choses sont, des gens se rencontrent, se quittent, sans explication et peut-être sans raison, laissant le lecteur devant le vide, ou devant le mystère du monde qui se contente d'être là. On retrouverait peut-être devant cette attitude, philosophique, la présence du taoïsme, ou du bouddhisme zen.
          On peut y voir aussi une image de la distance qui existe entre la réalité et les représentations imaginaires qu'on en donne, et dont aussi bien la réalité que l'imaginaire se nourrissent. Mais le récit échappe à toute tentative d'inclusion dans le cadre d'un « merveilleux » ou d'un « fantastique » occidental.

 

          Yoko Ogawa
          Il en va de même, selon des modalités différentes, des nouvelles de l'écrivaine Yoko Ogawa, et de leur univers particulier, souvent obsédant.

          Elles sont, elles aussi, inclassables dans le cadre d'un fantastique ou d'un merveilleux occidental. Elles passent au premier abord pour des représentations de la vie quotidienne, sans lyrisme ni recherche d'effets de terreur : aucun fantôme non plus, aucun vampire, pas d'hallucinations repérées. Pourtant, des remarques comme celle d'un personnage d'« Une parfaite chambre de malade » : « Ce n'est pas moi qui ai voulu venir ici. C'est mon corps qui s'est détraqué », suggèrent la présence de mondes inquiétants 15.

          Les nouvelles de Yoko Ogawa ont à voir avec la mort, la mémoire qui joue des tours, les relations indéfinissables. On y trouve de nombreuses allusions aux piscines, mais il n'y flotte aucun cadavre, et on n'y rencontre aucun dieu marin. Ces nouvelles présentent des rencontres, dont l'issue est en général ouverte, et de nombreux textes renvoient à une séparation, le plus souvent due au hasard, et souvent demeurée dans le non-dit. L'impression d'un inachèvement ou d'une donnée cachée est souvent le résultat de la composition des nouvelles. Elles commencent par installer un personnage dans un quotidien banal, puis un récit second se greffe. Il peut être simplement inséré, et le récit cadre peut faire retour pour conclure en s'appuyant sur ce récit inséré comme dans « C'est difficile de dormir en avion ». Là, le récit inséré se clôt, et sa fin permet le sommeil. Dans « Les ovaires de la poétesse », le récit inséré se prolonge dans le récit premier 16. Dans d'autres nouvelles, on se trouve face à un personnage, ou à une situation à la fois banale en apparence et pourtant rendue difficile à comprendre. L'un des deux récits semble se trouver en miroir de l'autre, mais c'est faux, tant les réactions induites sont différentes de ce qui est attendu, sans pourtant sembler extraordinaire. C'est le cas de « La piscine » où se mêlent l'admiration d'une adolescente pour le corps d'un plongeur, et son sadisme envers une petite fille, sans que cela implique de conséquences visibles 17. Il en va de même dans « La grossesse » où une jeune femme laisse sa sœur enceinte se nourrir d'aliments qui empoisonnent l'enfant qu'elle porte, et s'apprête à aller voir à la clinique la naissance du bébé « détruit » 18. Il s'agit de faire accéder à des images et des sensations de cruauté et d'horreur, sans que l'auteur ait recours à des figures traditionnelles comme les vampires ou les fantômes, ni à d'autres figures du mal, ni même à une sorte de schizophrénie. Parfois, comme dans « Les abeilles », l'horreur et la fascination résultent de la rencontre d'un personnage extraordinaire : un handicapé à qui il manque deux bras et la jambe gauche, et qui continue de diriger un centre universitaire, et arrive avec ses orteils restants à servir le thé. Cependant une tache, qui est peut-être du sang, suinte du plafond de la pièce où il se trouve, alors qu'un pensionnaire a disparu — mais on ne s'y attarde pas. Une absence de curiosité, d'étonnement, semblable à celle des personnages de « La métamorphose » de Franz Kafka, où c'est l'absence de réactions « normales » devant l'anormalité qui devient terrifiante.

          Ces univers sont parfois saisis comme une sorte de totalité donnée qui peut se développer dans le cadre d'un recueil comme le montre Tristes revanches 19. Là, d'une nouvelle à l'autre, un élément se retrouve : ce peut être un meurtre de médecin, un cœur extra thoracique à placer dans un sac spécialement conçu, une carotte en forme de main, etc. Ailleurs, une femme collectionne des odeurs. Parfois d'un recueil à l'autre on rencontre des éléments comme la mort de la mère écrivaine et la fameuse carotte, ou les piscines. Dans « Backstroke » 20 on retrouve une piscine avec le frère de la narratrice, champion de nage crawlée, et dont un bras, un jour, se coince définitivement en position de crawl et finit par de casser après s'être desséché, laissant le nageur manchot faire de la nage sur le dos dans une minuscule piscine, sous les yeux de sa maman. Ce qui frappe c'est l'absence d'une signification. Ici aucune explication, même sous-jacente, n'est proposée. Les personnages, les faits, les événements sont donnés, tels quels, et ne visent en rien à produire explicitement du sens. Ils tentent de créer un univers, réaliste en ce sens que la réalité de départ est quotidienne, mais où peu à peu les règles de cet univers virent à l'extraordinaire, ou à l'absurde. Le récit s'en nourrit, tout en se plaçant, par la magie de l'écriture, sur le même plan émotionnel et avec le même statut que la réalité quotidienne.

          Le seul récit qui pourrait se rapprocher d'une modalité fantastique au sens moderne et occidental du terme est L'Annulaire 21. Une jeune femme, dont le bout du doigt a été écrasé lors d'un accident, est employée comme secrétaire d'un confectionneur de spécimen. Lorsqu'on désire sauvegarder un élément de sa vie, qui est représenté par un objet quelconque, on l'apporte, et il est sauvegardé par l'artisan, après manipulations, comme « spécimen », mis dans une case spéciale où l'on peut venir le revoir si on le désire. On apprend que les précédentes secrétaires ont disparu, et celle-ci décide de descendre au laboratoire, ce qui lui est interdit. Le texte ne donne rien de plus, mais à la fois la visite de l'hétéroclite collection de « spécimens », la disparition des secrétaires, la descente au laboratoire, tout ceci crée un malaise et un « sentiment » de fantastique. D'autant que ce texte fait écho à « Une collection d'odeurs », où déjà l'on retrouvait des bocaux avec, dans chacun, une odeur spécifique enclose, en liaison avec un ou des événements ou des personnes 22. Le narrateur découvrait soudain qu'il faisait déjà partie de la collection de son amante. Par bribes — ses cheveux, ses rognures d'ongles, ses cils, ses pellicules — , il y était étiqueté comme spécimen. Rien de vraiment « fantastique », mais un « sentiment » qui persiste obscurément. Il porte sur un aperçu qu'il propose de l'étrangeté des relations, aussi bien celles du moi avec les autres qu'avec l'univers. Ce qui fait de ces textes des exemples d'une modernité fantastique, si celle-ci est entendue au sens d'une représentation de la réalité présente, tel que nous la vivons sans la comprendre.

 

          On pourrait sans doute retracer un itinéraire, un arbre généalogique des textes « fantastiques ». L'opposition digital/analogique est constitutive de la naissance du fantastique occidental, cette opposition se joue autour des figures de la Surnature et de la Nature, de la raison et de la folie. Les textes japonais d'Akinari ou de Tanizaki, font jouer cette opposition entre Nature et Surnature, mais sans la violence et le terrifiant ontologique du fantastique occidental. Et ceci parce que la Surnature n'y est pas niée, elle fait toujours partie du quotidien japonais, à la fois abstraite et prise dans un substrat animiste, laissant pressentir du sens, même illusoire.
          Avec Yoko Ogawa, nous sommes dans l'élaboration d'un rapport au monde qui intègre les notions d'hétérogénéité et d'incohérence comme fondatrices d'une nouvelle réalité des liens entre les personnes et le monde, à la fois simple et extrêmement complexe. Une réalité post moderne irréductible à la raison, sans que cela entraîne de terreur. Des textes/mondes qui laissent en surface les éléments s'imbriquer à leur manière en apparence hétérogène, mais suggérant que du sens, ou non, motive cette hétérogénéité, qui n'est pas soumise à interprétation. L'individu y est proposé comme nodal, pris dans des lignes de force qui lui échappent. Mais il le sait et l'accepte. Est-ce là une définition de l'individu post-moderne ? Ou/et un versant pathologique des relations humaines actuelles ? Les textes d'Ogawa demeurent silencieux, ne posent pas de question, n'en suggèrent pas. Ils nous permettent de nous confronter à une réalité, actuelle et imaginaire, avec la fantasticité des choses, des rencontres, des autres et de soi.

Notes :

1. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Seuil, 1970
2. Pu Son Ling Pou Song Ling, Chroniques de l'étrange. Picquier 2009 ; Mais on peut aussi trouver de ces nouvelles, présentées et traduites par André Levy, dans Histoires d'amour et de mort de la Chine ancienne, GF Flammarion,1997, et Histoires extraordinaires et récits fantastiques de la Chine ancienne, GF Flammarion,1998
3. Uedi Akinari, Contes de pluie et de Lune, 1984
4. Junichiro Tanizaki, « Le tatouage » in Roger Caillois Anthologie du fantastique Gallimard, 1966 p587-597 ; « La tumeur à face humaine » in L'affaire du « Yanagiyu » et autres récits étranges, Gallimard, 1991, p.39-62
5. Koji Suzuki, Ring, J'ai Lu, 1996. Hideo Nakata en 1998 en a tiré un film d'horreur sous le même titre.
6. Lafcadio Hearn, Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges, Gallimard, 1904. Le titre et une au moins de ces histoires ont inspiré un film de Mazaki Kobayashi en 1964.
7. Naturaliste » au sens où l'emploie Philippe Descola dans Par-delà nature et culture. Gallimard, 2006.
8. Ce que le shintoïsme propose.
9. Cette incertitude porte « sur l'impossibilité de déterminer, et même d'affirmer qu'une détermination plus précise existettp ://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_d%27incertitude} ».
10. Haruki Murakami, Saules aveugles, femme endormie, Belfond, 2009 p.80
11. Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, Belfond, 2006
12. Haruki Murakami, Après le tremblement de terre, 10/18., 2002.
13. Yoko Ogawa, Cristallisation secrète, Actes Sud, 2009 ; Les abeilles, Actes Sud, 1995. Tristes revanches, Actes Sud, 1994
14. Haruki Murakami, Saules aveugles, femme endormie op.cit. p.71-77
15. Yoko Ogawa, « Une parfaite chambre de malade », in Œuvres, Tome 1. Actes sud, 2009
16. Yoko Ogawa ,« C'est difficile de dormir en avion » et « Les ovaires de la poétesse » in Les paupières, Actes Sud, 2007
17. Yoko Ogawa, « La piscine » In Œuvres op.cit. Actes Sud, 2009
18. Yoko Ogawa ,« La grossesse », « Les abeilles », idem
19. Yoko Ogawa, Tristes revanches, idem
20. Yoko Ogawa, « Backstroke » in Les paupières, op.cit.
21. Yoko Ogawa, « L'Annulaire », idem
22. Yoko Ogawa, « Une collection d'odeurs », in Les paupières, op.cit.

          Le sentiment imprécis et angoissant que l'on qualifie de « fantastique » se présente, en littérature, sous des variantes complexes. Il ne se distingue pas selon les mêmes critères à toutes les périodes, ni dans toutes les cultures. En Occident, la critique le chosifie en « genre » et en engendre alors des définitions précises — mais partiellement inopérantes — comme ce fut le cas, en 1970, avec L'introduction à la littérature fantastique 1 de Tzvetan Todorov. Or il n'est que de voir les difficultés que l'on éprouve à définir explicitement comme « fantastiques » les textes de Jorge Luis Borges, ou de Sylvina Ocampo, sans parler des romans de Clive Barker ou de Stephen King. Et même dans un espace culturel cohérent, disons « occidental », le genre fantastique « à la française » ne correspond, pour la critique anglo-saxonne, qu'à « l'uncanny » c'est-à-dire à un domaine fantastique restreint.
          La conclusion en est qu'il n'y a pas d'universaux critiques, ni de genres qui existeraient comme des idées platoniciennes, et qu'il s'agirait de retrouver tels quels pour chaque époque et dans chaque culture. Mais cela indique aussi que la notion de fantastique demeure en travail dans de nombreuses cultures. C'est pourquoi cette notion permet d'envisager une approche de la singularité des « effets de fantastique » chez deux auteurs japonais Haruki Murakami et Yoko Ogawa.

 

          Position du problème

          On connaît peu en Occident d'études portant sur les textes « fantastiques » de Chine et du Japon. Pourtant des textes de fiction, qui en relèvent apparemment, existent depuis longtemps comme en témoignent les Chroniques de l'étrange 2. Une raison me semble être les rapports que ces deux cultures asiatiques entretiennent avec les notions de surnaturel. D'où la difficulté à vouloir situer certains auteurs et leurs textes dans le cadre occidental des notions de merveilleux ou de « fantastiques », bien qu'on pressente en eux une proximité avec les textes occidentaux du genre.

          On connaît pourtant des auteurs japonais anciens comme Uedi Akinari ou plus récents comme Junichiro Tanizaki 3. Cet auteur japonais a vu certaines de ses nouvelles qualifiées de « récits étranges » comme « La tumeur à face humaine », sans oublier « Le tatouage » 4. Là, il s'agit pour un maître tatoueur de projeter son âme dans la perfection de son art et de tatouer — sur le dos choisi d'une courtisane dont le grain de peau est espéré par le maître depuis des lustres — une immense araignée. Elle va faire de la courtisane une irrésistible prédatrice, dont la première victime sera le tatoueur. Plus récemment encore, Koji Suzuki a tenté de récupérer des figures de récits anciens pour leur donner une couleur moderne. Dans Ring par exemple, un fantôme, qui a l'apparence d'un fantôme japonais traditionnel, s'introduit dans la vie des spectateurs par le biais de l'écran des postes de télévision, et se propage par une cassette vidéo, qui provoque la mort une semaine après qu'on l'a regardée 5. Ce texte est à la fois proche et différent des romans d'horreur du type de ceux écrits par les auteurs populaires occidentaux d'horreur, comme Stephen King. Mais Suzuki joue sur un substrat différent, issu du Japon traditionnel. Malgré les qualités de ce texte, et du type d'horreur qui est recherchée, ce n'est pas une approche aussi originale que celle des textes de Tanizaki dont se rapprochent deux auteurs japonais actuels. Comme Yoko Ogawa ou Haruki Murakami.

 

          Une approche historique
          Les bouleversements induits par les révolutions politiques en Angleterre, puis en Amérique du Nord, et en France, ainsi que les prémices de la Révolution Industrielle, qui leur sont contemporains, vont contribuer à déstabiliser la conception d'un monde qui prévalait en Occident, comme en Orient, depuis le néolithique. Un monde dans lequel on trouvait la terre comme seule richesse, les paysans pour la travailler, les nobles, gardiens pour la/les protéger, et les prêtres arguant de la Surnature pour sanctifier cet ordre présenté comme immuable. La révolution industrielle occidentale a déplacé la source des richesses, et leur production, qui cesse d'être purement terrienne. Cela permet l'émergence d'une bourgeoisie, comme des individus, critiques mais encore prisonniers des bribes de l'idéologie religieuse ancienne. Cette révolution ne se produit alors ni en Chine ni au Japon, ses effets en seront importés dans ces pays par les occidentaux vers la mi — XIXe siècle.

          La Chine et le Japon étaient restés à l'écart de l'occidentalisation du monde jusqu'au XVIIIe siècle. C'étaient des régimes forts, clos, et qui vivaient sur leurs acquis. Le Japon avait même, en 1639, interdit tout commerce avec l'Occident. Mais après que l'escadre du commodore Mattews Perry (1854) eut forcé les ports japonais, ce pays est entré dans une nouvelle ère, semi-occidentalisée, celle du Meiji. Les Japonais ont su pourtant sauvegarder au maximum leurs croyances et leurs dieux, tout en modifiant leurs structures étatiques sur un modèle occidental. Ils ont donc été par là même, aussi, en contact avec la culture littéraire occidentale, tout en gardant les figures de leurs textes traditionnels. Ceux que Lafcadio Hearn introduisit en Europe, comme avec Kwaidan 6 tout en traduisant pour les Japonais les textes de Maupassant, Théophile Gautier, Pierre Loti, Gérard de Nerval, etc.
          Peut-être est-ce cette connaissance des textes occidentaux, sur le substrat culturel préservé des traditions, qui a permis l'éclosion d'un fantastique japonais original.

 

          Deux auteurs japonais
          Malgré leurs différences, Murakami et Ogawa présentent des ressemblances dans les univers de leurs nouvelles. Ils mettent en scène des éléments banals de la vie quotidienne japonaise de leur époque. Ils utilisent assez souvent un récit cadre avec récit encadré, aucun des deux n'ayant une fonction explicative. On penserait, plutôt qu'à une explication de l'un par l'autre, à des « rencontres » d'histoires, et comme si ces rencontres étaient dues au hasard. La multiplicité de ces « rencontres » au fil des textes finit par créer un univers spécifique. Dans les deux cas, et selon des modalités différentes — leurs univers émotionnels ne se ressemblent pas — ils nous proposent une approche de l'étrangeté du monde, différente de l'abord des fantastiques occidentaux.

          Rappelons que le fantastique occidental classique est né lorsqu'on a voulu représenter l'impossibilité où se trouve un personnage — comme le lecteur ( ?) — de choisir une voie entre la nature et la surnature, entre la raison et la folie, entre le rêve et la réalité ou entre deux instances psychiques. C'est-à-dire une impossibilité de donner sens à « l'impossible et pourtant là ». Ce qui engendre l'ambiguïté chère à Todorov, ainsi que l'excès auquel se réfère Denis Mellier ou la sidération. Dans les trois cas, on se trouve devant un impensable, qui engendre le terrifiant, parce que c'est inadmissible aux yeux de la raison. La vision du monde « naturaliste » engendre cette position intenable, qu'à défaut de résoudre, le fantastique occidental met en scène 7. Cette perspective renvoie peut-être à une vision tragique de l'individu occidental qui accède à la modernité, et qui est pris dans des conflits entre la nouvelle donne économique industrielle et financière, et les restes de l'ancienne, terrienne, et entre une strate consciente et un inconscient, conflits qui demeurent impensables et dont l'individu ne peut sortir sauf à ses dépens.

          Le monde mental et culturel du Japon se distingue en ceci que l'opposition entre la raison naturelle et la Surnature n'est pas pertinente, peut-être parce que, comme le proposait Chouang Tseu, ce ne sont que des modalités de l'être unique. L'impensable n'est plus perçu comme un trouble de la raison, mais comme une simple modalité, qui nous confronte à la diversité du monde et doit s'admettre comme telle. Les pierres, les arbres, les fleurs, les individus, leurs relations aux autres comme à l'univers : tout a une âme, et participe à sa manière à l'être-au-monde de la réalité 8. Ce qui permet de comprendre que les rencontres, les personnages dans leurs relations, la mémoire et ses détours, le rapport à la cruauté ou à la mort sont des événements purs, que l'écrivain met présentifie.

 

          Deux auteurs singuliers
          Pour mettre en scène les rencontres, les deux auteurs, de manière différente mais avec un but semblable, jouent sur le cadre dans lequel l'un des personnages propose un récit. Les rapports du récit cadre au récit inséré, ne se renvoient pas l'un à l'autre de manière explicite. Tout semble fait pour qu'on ait, à la lecture, le sentiment d'une incohérence, née d'une hétérogénéité due à une rencontre immotivée.

          Les deux auteurs japonais se situent en dehors de cette problématique de la tension entre deux pôles propres aux récits fantastiques occidentaux. Si ambivalence il y a dans leurs textes, cette ambivalence fait partie intégrante de la réalité, elle la constitue. Car nous ne sommes plus là dans l'univers binaire, qui correspondait au monde de la physique classique. Le paradigme dans lequel se situe l'ambiguïté des personnages et des comportements dans ces textes japonais peut demeurer analogique comme cela se trouve dans nombre de textes de Murakami, mais des textes peuvent aussi être « post-modernistes » chez Ogawa, si l'on se réfère à « Une collection d'odeurs » ou à « La piscine ». J'entends par un texte post moderniste, un texte en relation avec la modernité japonaise, et qui prend l'ambiguïté comme constitutive de la réalité — un peu à la manière dont est perçue l'indécision dans le cadre de la mécanique quantique, où elle est régie par le principe d'incertitude (Heisenberg.1927) 9.

 

          Haruki Murakami

          Murakami présente aussi ce sentiment qui s'apparente au fantastique comme « le malaise ressenti comme quand qu'on regarde un télescope à l'envers » 10.

          Il a écrit des romans comme Kafka sur le rivage 11 mais aussi des recueils de nouvelles moins connus comme Saules aveugles, femme endormie ou Après le tremblement de terre 12. Yoko Ogawa vint de publier Cristallisation secrète, un roman plus long que les précédents et de nombreux recueils de nouvelles comme Tristes revanches ou Les abeilles 12.

          Dans « le miroir » 14, Murakami, nous présente un personnage narrateur qui nous conte une rencontre ancienne. Étudiant, il était gardien de nuit dans un collège. Il devait faire des rondes à heures fixes, seul dans les couloirs labyrinthiques, avec une lampe de poche et un sabre à la main. Un soir, après un réveil pénible, il ressent un malaise, mais se doit de faire sa ronde. Au détour d'un couloir, il ressent une présence, se tourne et se retrouve devant : « Moi. Enfin, un miroir » (p.72). Il songe qu'on l'a récemment installé. Allume une cigarette et s'observe dans le miroir. Peu à peu il s'aperçoit que
          « La silhouette dans le miroir n'était pas moi. Vu de l'extérieur, c'était moi mais [...] clairement ce n'était pas moi [ ... ] un moi autre. Un moi autre qui n'aurait jamais dû exister » (p.72) et de conclure « Il est vraiment difficile de mettre des mots là-dessus ».
          De plus, cet autre « moi » dans le miroir le regarde à son tour, et le narrateur s'aperçoit alors que l'autre le hait. La main de « l'autre » sort du miroir et « à la manière des insectes », se met à ramper sur son visage, et le narrateur se rend compte qu'il était en train de faire la même chose. Il devenait lui-même le reflet de « l'image dans le miroir ». « Ce type là, dans le miroir, essayait de me contrôler » (p.73). De toutes ses forces il lance le sabre qui détruit le miroir, puis court terrifié se réfugier dans sa loge.
          Au matin il retrouve son sabre, mais : « bien entendu, il n'y avait jamais eu de miroir » (p.73)
          Un lecteur occidental y verrait, comme réponse possible, le rêve, l'hallucination, la folie et s'interrogerait devant l'ambiguïté fantastique engendrée par le texte. Le personnage en propose une version autre. Ce qui a eu lieu est présenté comme une rencontre, un événement qui a fait coïncider pour un contact éphémère mais réel — et d'autant plus terrifiant — le moi et une de ses virtualités. Et ceci, sans que ce soit une réponse, mais un élément de plus pour tenter, avec terreur, de saisir le mystère de l'être « La chose la plus terrifiante au monde, c'est soi-même »
          Nombreuses sont les nouvelles de Murakami qui se terminent sans véritable chute. Des choses sont, des gens se rencontrent, se quittent, sans explication et peut-être sans raison, laissant le lecteur devant le vide, ou devant le mystère du monde qui se contente d'être là. On retrouverait peut-être devant cette attitude, philosophique, la présence du taoïsme, ou du bouddhisme zen.
          On peut y voir aussi une image de la distance qui existe entre la réalité et les représentations imaginaires qu'on en donne, et dont aussi bien la réalité que l'imaginaire se nourrissent. Mais le récit échappe à toute tentative d'inclusion dans le cadre d'un « merveilleux » ou d'un « fantastique » occidental.

 

          Yoko Ogawa
          Il en va de même, selon des modalités différentes, des nouvelles de l'écrivaine Yoko Ogawa, et de leur univers particulier, souvent obsédant.

          Elles sont, elles aussi, inclassables dans le cadre d'un fantastique ou d'un merveilleux occidental. Elles passent au premier abord pour des représentations de la vie quotidienne, sans lyrisme ni recherche d'effets de terreur : aucun fantôme non plus, aucun vampire, pas d'hallucinations repérées. Pourtant, des remarques comme celle d'un personnage d'« Une parfaite chambre de malade » : « Ce n'est pas moi qui ai voulu venir ici. C'est mon corps qui s'est détraqué », suggèrent la présence de mondes inquiétants 15.

          Les nouvelles de Yoko Ogawa ont à voir avec la mort, la mémoire qui joue des tours, les relations indéfinissables. On y trouve de nombreuses allusions aux piscines, mais il n'y flotte aucun cadavre, et on n'y rencontre aucun dieu marin. Ces nouvelles présentent des rencontres, dont l'issue est en général ouverte, et de nombreux textes renvoient à une séparation, le plus souvent due au hasard, et souvent demeurée dans le non-dit. L'impression d'un inachèvement ou d'une donnée cachée est souvent le résultat de la composition des nouvelles. Elles commencent par installer un personnage dans un quotidien banal, puis un récit second se greffe. Il peut être simplement inséré, et le récit cadre peut faire retour pour conclure en s'appuyant sur ce récit inséré comme dans « C'est difficile de dormir en avion ». Là, le récit inséré se clôt, et sa fin permet le sommeil. Dans « Les ovaires de la poétesse », le récit inséré se prolonge dans le récit premier 16. Dans d'autres nouvelles, on se trouve face à un personnage, ou à une situation à la fois banale en apparence et pourtant rendue difficile à comprendre. L'un des deux récits semble se trouver en miroir de l'autre, mais c'est faux, tant les réactions induites sont différentes de ce qui est attendu, sans pourtant sembler extraordinaire. C'est le cas de « La piscine » où se mêlent l'admiration d'une adolescente pour le corps d'un plongeur, et son sadisme envers une petite fille, sans que cela implique de conséquences visibles 17. Il en va de même dans « La grossesse » où une jeune femme laisse sa sœur enceinte se nourrir d'aliments qui empoisonnent l'enfant qu'elle porte, et s'apprête à aller voir à la clinique la naissance du bébé « détruit » 18. Il s'agit de faire accéder à des images et des sensations de cruauté et d'horreur, sans que l'auteur ait recours à des figures traditionnelles comme les vampires ou les fantômes, ni à d'autres figures du mal, ni même à une sorte de schizophrénie. Parfois, comme dans « Les abeilles », l'horreur et la fascination résultent de la rencontre d'un personnage extraordinaire : un handicapé à qui il manque deux bras et la jambe gauche, et qui continue de diriger un centre universitaire, et arrive avec ses orteils restants à servir le thé. Cependant une tache, qui est peut-être du sang, suinte du plafond de la pièce où il se trouve, alors qu'un pensionnaire a disparu — mais on ne s'y attarde pas. Une absence de curiosité, d'étonnement, semblable à celle des personnages de « La métamorphose » de Franz Kafka, où c'est l'absence de réactions « normales » devant l'anormalité qui devient terrifiante.

          Ces univers sont parfois saisis comme une sorte de totalité donnée qui peut se développer dans le cadre d'un recueil comme le montre Tristes revanches 19. Là, d'une nouvelle à l'autre, un élément se retrouve : ce peut être un meurtre de médecin, un cœur extra thoracique à placer dans un sac spécialement conçu, une carotte en forme de main, etc. Ailleurs, une femme collectionne des odeurs. Parfois d'un recueil à l'autre on rencontre des éléments comme la mort de la mère écrivaine et la fameuse carotte, ou les piscines. Dans « Backstroke » 20 on retrouve une piscine avec le frère de la narratrice, champion de nage crawlée, et dont un bras, un jour, se coince définitivement en position de crawl et finit par de casser après s'être desséché, laissant le nageur manchot faire de la nage sur le dos dans une minuscule piscine, sous les yeux de sa maman. Ce qui frappe c'est l'absence d'une signification. Ici aucune explication, même sous-jacente, n'est proposée. Les personnages, les faits, les événements sont donnés, tels quels, et ne visent en rien à produire explicitement du sens. Ils tentent de créer un univers, réaliste en ce sens que la réalité de départ est quotidienne, mais où peu à peu les règles de cet univers virent à l'extraordinaire, ou à l'absurde. Le récit s'en nourrit, tout en se plaçant, par la magie de l'écriture, sur le même plan émotionnel et avec le même statut que la réalité quotidienne.

          Le seul récit qui pourrait se rapprocher d'une modalité fantastique au sens moderne et occidental du terme est L'Annulaire 21. Une jeune femme, dont le bout du doigt a été écrasé lors d'un accident, est employée comme secrétaire d'un confectionneur de spécimen. Lorsqu'on désire sauvegarder un élément de sa vie, qui est représenté par un objet quelconque, on l'apporte, et il est sauvegardé par l'artisan, après manipulations, comme « spécimen », mis dans une case spéciale où l'on peut venir le revoir si on le désire. On apprend que les précédentes secrétaires ont disparu, et celle-ci décide de descendre au laboratoire, ce qui lui est interdit. Le texte ne donne rien de plus, mais à la fois la visite de l'hétéroclite collection de « spécimens », la disparition des secrétaires, la descente au laboratoire, tout ceci crée un malaise et un « sentiment » de fantastique. D'autant que ce texte fait écho à « Une collection d'odeurs », où déjà l'on retrouvait des bocaux avec, dans chacun, une odeur spécifique enclose, en liaison avec un ou des événements ou des personnes 22. Le narrateur découvrait soudain qu'il faisait déjà partie de la collection de son amante. Par bribes — ses cheveux, ses rognures d'ongles, ses cils, ses pellicules — , il y était étiqueté comme spécimen. Rien de vraiment « fantastique », mais un « sentiment » qui persiste obscurément. Il porte sur un aperçu qu'il propose de l'étrangeté des relations, aussi bien celles du moi avec les autres qu'avec l'univers. Ce qui fait de ces textes des exemples d'une modernité fantastique, si celle-ci est entendue au sens d'une représentation de la réalité présente, tel que nous la vivons sans la comprendre.

 

          On pourrait sans doute retracer un itinéraire, un arbre généalogique des textes « fantastiques ». L'opposition digital/analogique est constitutive de la naissance du fantastique occidental, cette opposition se joue autour des figures de la Surnature et de la Nature, de la raison et de la folie. Les textes japonais d'Akinari ou de Tanizaki, font jouer cette opposition entre Nature et Surnature, mais sans la violence et le terrifiant ontologique du fantastique occidental. Et ceci parce que la Surnature n'y est pas niée, elle fait toujours partie du quotidien japonais, à la fois abstraite et prise dans un substrat animiste, laissant pressentir du sens, même illusoire.
          Avec Yoko Ogawa, nous sommes dans l'élaboration d'un rapport au monde qui intègre les notions d'hétérogénéité et d'incohérence comme fondatrices d'une nouvelle réalité des liens entre les personnes et le monde, à la fois simple et extrêmement complexe. Une réalité post moderne irréductible à la raison, sans que cela entraîne de terreur. Des textes/mondes qui laissent en surface les éléments s'imbriquer à leur manière en apparence hétérogène, mais suggérant que du sens, ou non, motive cette hétérogénéité, qui n'est pas soumise à interprétation. L'individu y est proposé comme nodal, pris dans des lignes de force qui lui échappent. Mais il le sait et l'accepte. Est-ce là une définition de l'individu post-moderne ? Ou/et un versant pathologique des relations humaines actuelles ? Les textes d'Ogawa demeurent silencieux, ne posent pas de question, n'en suggèrent pas. Ils nous permettent de nous confronter à une réalité, actuelle et imaginaire, avec la fantasticité des choses, des rencontres, des autres et de soi.

Notes :

1. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Seuil, 1970
2. Pu Son Ling Pou Song Ling, Chroniques de l'étrange. Picquier 2009 ; Mais on peut aussi trouver de ces nouvelles, présentées et traduites par André Levy, dans Histoires d'amour et de mort de la Chine ancienne, GF Flammarion,1997, et Histoires extraordinaires et récits fantastiques de la Chine ancienne, GF Flammarion,1998
3. Uedi Akinari, Contes de pluie et de Lune, 1984
4. Junichiro Tanizaki, « Le tatouage » in Roger Caillois Anthologie du fantastique Gallimard, 1966 p587-597 ; « La tumeur à face humaine » in L'affaire du « Yanagiyu » et autres récits étranges, Gallimard, 1991, p.39-62
5. Koji Suzuki, Ring, J'ai Lu, 1996. Hideo Nakata en 1998 en a tiré un film d'horreur sous le même titre.
6. Lafcadio Hearn, Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges, Gallimard, 1904. Le titre et une au moins de ces histoires ont inspiré un film de Mazaki Kobayashi en 1964.
7. Naturaliste » au sens où l'emploie Philippe Descola dans Par-delà nature et culture. Gallimard, 2006.
8. Ce que le shintoïsme propose.
9. Cette incertitude porte « sur l'impossibilité de déterminer, et même d'affirmer qu'une détermination plus précise existe ».
10. Haruki Murakami, Saules aveugles, femme endormie, Belfond, 2009 p.80
11. Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, Belfond, 2006
12. Haruki Murakami, Après le tremblement de terre, 10/18., 2002.
13. Yoko Ogawa, Cristallisation secrète, Actes Sud, 2009 ; Les abeilles, Actes Sud, 1995. Tristes revanches, Actes Sud, 1994
14. Haruki Murakami, Saules aveugles, femme endormie op.cit. p.71-77
15. Yoko Ogawa, « Une parfaite chambre de malade », in Œuvres, Tome 1. Actes sud, 2009
16. Yoko Ogawa ,« C'est difficile de dormir en avion » et « Les ovaires de la poétesse » in Les paupières, Actes Sud, 2007
17. Yoko Ogawa, « La piscine » In Œuvres op.cit. Actes Sud, 2009
18. Yoko Ogawa ,« La grossesse », « Les abeilles », idem
19. Yoko Ogawa, Tristes revanches, idem
20. Yoko Ogawa, « Backstroke » in Les paupières, op.cit.
21. Yoko Ogawa, « L'Annulaire », idem
22. Yoko Ogawa, « Une collection d'odeurs », in Les paupières, op.cit.

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