S'extasie-t-on sur un rasoir électrique dans un roman de littérature générale ? Non, bien sûr. Alors pourquoi l'auteur de science-fiction décrirait-il un transmat ou un holophone ? TGV ou fusée supra-luminique, quelle différence ? Toute cette quincaillerie — à laquelle, souvent, l'homme de la rue réduit la SF —, tous ces machins ne sont là que pour créer un effet de réel. Mais il arrive parfois que le « machin » quitte le background pour occuper le devant de la scène. Désormais baptisé « machine », il devient le menaçant symbole de la modernité. Car, comme l'écrit Jacques Goimard dans sa préface aux Histoires mécaniques (Livre de Poche, 1985) : « La machine n'est plus notre machin. La modernité est porteuse de mort ».
La SF est grosse de ces machines à tuer, comme le Killdozer de Theodore Sturgeon (J'ai Lu, 1944), immense bull habité par une entité maléfique, ou les Berserkers de Fred Saberhagen, forteresses interstellaires de plusieurs centaines de kilomètres de long, programmées il y a des milliers d'années, par une race depuis disparue, pour détruire toute vie organisée dans la galaxie (commencé en 1966, le cycle a été publié par Temps Futurs). Quant au Twonky de Lewis Padgett (The Twonky, 1942, in Histoires de machines, anthologie composée par Gérard Klein, Livre de Poche, 1974), sous son apparence banale de combiné radio, il a pour fonction de « normaliser » l'être humain auquel il est affecté, et à défaut de l'éliminer s'il se révèle irrécupérable.
Toutes les machines de la SF ne sont pas aussi meurtrières, mais malgré tout « bien fol est qui s'y fie », car toutes sont potentiellement dangereuses. Au moment crucial, l'ordinateur de Dans la comète d'Arthur Clarke (Inside the comet, 1960, in Histoires de machines) met les pouces et l'équipage de la fusée Challenger est obligée de se mettre à la technique du boulier pour calculer la trajectoire de retour ! Dans le monde hyper-automatisé d'Ora : Cle, la moindre panne peut prendre des allures de catastrophes tant est grande la dépendance de l'homme envers la machine : « Faire confiance à tout ce qui est électronique est un jeu de hasard », remarque Aël Elcatrevain (A-L-L80) le héros de ce roman signé Kevin O' Donnell. Maxime qu'auraient dû méditer Arnold et Gregor avant de monter à bord de l'unité de sauvetage n° 324 A. Car même lorsqu'elle est programmée pour sauver des vies, une machine n'est pas digne de confiance (La révolte du bateau de sauvetage de Robert Sheckley).
Appareil capable de reproduire n'importe quel objet, le Gismo — inventé par Damon Knight dans Tout avoir... (A for anything, 1957, in Histoires de machines) — aurait pu ouvrir à l'humanité les portes de l'Eldorado... il provoque, en fait, l'écroulement de la civilisation. La responsabilité du savant est directement mise en cause : lâchée sur le monde, toute invention peut avoir des conséquences redoutables. Or, ils sont légion ces Prométhée modernes, persuadés d'apporter le feu aux hommes et qui déchaînent la foudre. Frankenstein, rappelons-le, n'était pas le nom du monstre, mais celui de son créateur, dépassé par les événements. Sans oublier tous ces autres savants, réellement fous, eux, de Robur le conquérant de Veme au Docteur Folamour de Stanley Kubrick, en passant par le docteur Moreau de Wells.
A travers ces histoires de machines folles et de savants diaboliques, c'est la science qui est au ban d'infamie. Dans Le crocodile électrique (Marabout, The electric crocodile, 1970), David Compton la compare à cet animal : « Le crocodile ne peut pas tourner la tête. Comme la science, il doit toujours aller de l'avant, les mâchoires ouvertes prêtes à tout dévorer ». La science fait peur. Depuis Hiroshima, la SF a perdu son pucelage d'innocence ; la foi gernsbackienne en une science source ineffable de tous les bonheurs technologiques et de lendemains qui chantent, s'est consumée dans le brasier atomique. La science n'est plus l'incarnation du savoir, mais la manifestation d'un pouvoir. Sa puissance apparaît comme surnaturelle. Dans les récits d'heroic fantasy d'où elle est à priori absente, c'est son double magique qui tire les ficelles. Roger Zelazny oppose science et magie dans le duel fratricide de L'Enfant tombé du ciel (Presses Pocket, Changeling, 1980), tandis que Norman Spinrad prend modèle sur les magies noire et blanche pour bâtir une science noire (charbon, pétrole, nucléaire) et une science blanche (eau, vent, soleil, muscle) dans Chants des étoiles (Dimensions, Songs from the stars, 1980). John Wyndham tente bien dans La Roue (The wheel, 1952, in Le Livre d'or de John Wyndham) d'expliquer que ce n'est pas la science qui est mauvaise, mais la peur... Peine perdue ! La science est devenue la pourvoyeuse de l'aliénation sociale, grâce à ses extensions machiniques.
Les machines sont partout, avec leur logique terrifiante, leur obéissance aveugle, leur obsession inhumaine de la répétition, leur froideur. Le monde se vide de son sens, inexorable hémorragie ; le temps s'émiette et l'individu déclare allégeance à la machine. C'est l'ère de la passivité et de la démission. Comment vivre sans télé, sans voiture, sans ordinateur ? L'homme a perdu son âme dans un pacte faustien. Nous n'avons plus à craindre les Berserkers : nous sommes devenus des machines.
Lecture
-Interface de Mark Adlard (Dimensions, Interface, 1971).
-A travers la mer des soleils de Gregory Benford.
-Des hommes et des machines, anthologie composée par Robert Silverberg (Marabout, Men and machines).
-Mechanismo, texte de Harry Harrison (Denoël, 1978).
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