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Lovecraft et la nature

Alain PELOSATO

Naturellement, 1998

          Lovecraft s'est mis lui-même en scène avec son personnage d'Herbert West, le réanimateur de cadavres. Dans cette œuvre, il affiche donc ses convictions philosophiques : "West était matérialiste. Il ne croyait pas à l'existence de l'âme et attribuait tous les effets de la conscience à des phénomènes physiques."

          La nature joue un rôle important dans l'œuvre de Lovecraft. Elle annonce une présence maléfique quand elle prend une forme inhabituelle de dégénérescence, ou même terrifiante. C'est le cas dans la nouvelle La Couleur tombée du ciel. Cette histoire est particulièrement moderne puisqu'elle raconte une pollution abominable d'un puits par une entité extraterrestre. Ce thème a été ensuite beaucoup utilisé par les scénaristes de films de terreur, notamment un sketch de Creepshow dans lequel Stephen King joue le rôle d'un pauvre paysan contaminé par une météorite tombée du ciel.
          "A l'ouest d'Arkham s'érigent des collines farouches, séparées par des vallées plantées de bois profonds dans lesquels nulle hache n'a jamais pratiqué de trouée."
          Voilà la nature sauvage décrite par Lovecraft. 1 Cette nature est menacée - et là encore, cette menace représente à notre époque une curieuse actualité : "... La moitié des vallées aura été inondée pour constituer le nouveau réservoir (...) la lande foudroyée sommeillera sous les eaux profondes." Cette idée d'une entité qui sommeille dans des profondeurs aquatiques est très chère à Lovecraft...
          Une lueur est donc tombée dans le puits de fermiers. Cette lueur a d'abord un effet bénéfique : elle donne aux plantes une vigueur particulière et elles produisent de magnifiques fruits. Mais... "Dans l'exquise saveur des pommes et des poires s'était insinuée une répugnante amertume (...) : ... la météorite avait empoisonné le sol."
          La transformation terrifiante des créations de la nature a commencé : "... Des empreintes habituelles d'écureuils, de lapins blancs et de renards ; toutefois, le fermier jura qu'il y avait quelque chose d'anormal dans leur dimension et leur disposition...", jusqu'à l'horreur dans toute sa splendeur : "Ce fut la végétation qui les épouvanta. Tous les arbres du verger se couvrirent de fleurs aux teintes bizarres (...)"

          Attention, ne croyez pas que ces transformations sont dues à des entités divines ou diaboliques. Pas du tout. Lovecraft est matérialiste à fond, c'est cela d'ailleurs qui rend ses nouvelles terrifiantes, car on pourrait presque y croire. Dans La Maison de la sorcière, il explique : "... L'existence possible de courbures capricieuses de l'espace et (...) des points de contact théoriques entre notre partie du cosmos et diverses régions transgalactiques ou extérieures au continu espace-temps d'Einstein." C'est dans ce court roman qu'il met en scène une créature, un monstre de la nature : "Cette créature de la taille d'un gros rat, baptisée "Brown Jenkin" par les gens de la ville, semblait être le fruit d'un cas remarquable d'hallucination collective..." Mais pourtant, il existe, il existe !
          Les engoulevents annoncent toujours qu'il va se passer quelque chose de terrible : "... Les indigènes (Lovecraft appelle toujours ainsi les habitants de la région... ) ont une peur effroyable des nombreux engoulevents qui donnent de la voix au cours des nuits chaudes. A les en croire, ces oiseaux sont des psychopompes qui guettent les âmes des agonisants et rythment leurs cris étranges sur le souffle haletant des malades prêts à trépasser. S'ils parviennent à saisir l'âme au moment où elle quitte le corps, ils s'envolent sans plus tarder en poussant des ricanements démoniaques." Notons au passage qu'ici l'âme existe, et qu'elle quitte le corps. Mais cette séparation de l'âme et du corps est rare chez Lovecraft. A la lecture de cet extrait, on voit bien de qui Stephen King a tiré son nuage d'oiseaux dans La Part des ténèbres... Plus loin, toujours dans L'abomination de Dunwich dont la précédente citation était extraite : "... Une légion innombrable d'engoulevents qui criaient leur interminable message sur un rythme diaboliquement synchronisé avec la respiration de l'agonisant."
          Les animaux les plus terrifiants restent, chez Lovecraft, les "Grands Anciens". Ce ne sont pas des dieux, non ! mais des créations naturelles. D'ailleurs, les héros de cette histoire réalisent une autopsie du corps de l'un d'eux ! Voici comment il les décrit dans Les Montagnes hallucinées : "Toutes les hypothèses concernant les membres et les organes extérieurs étaient exactes et permettaient de conclure que le sujet appartenait au règne animal ; par contre, l'examen des organes internes révélait tant d'éléments végétaux que Lake n'y comprenait plus rien. Cette créature possédait un appareil digestif et circulatoire. Elle éliminait les déchets par les tubes rougeâtres situés à sa base. L'appareil respiratoire s'avérait extrêmement curieux : il présentait certaines cavités destinées à emmagasiner de l'air, et la respiration pouvait s'opérer soit par un orifice extérieur, soit par deux systèmes très développés de branchies et de pores. De toute évidence, la créature était amphibie et pouvait également subir de longs hivernages sans air." Je m'arrête là, mais la description se poursuit encore longuement, surtout pour démontrer la prodigieuse intelligence de la créature.
          Dans la nouvelle L'indicible, le héros trouve des ossements sous le toit et "si ces ossements provenaient tous du même être, ce devait être une folle monstruosité."
          Voilà donc la source de la terreur : ce qui est anormalement monstrueux dans la nature n'est qu'un signe que des entités d'un autre monde, dans lequel les lois de la nature, non seulement sont différentes des nôtres, mais sont également terrifiantes, apparaissent chez nous. Ainsi, Ward, dans L'affaire Charles Dexter Ward écrit une lettre dans laquelle il montre sa crainte : "J'ai mis au jour une monstrueuse anomalie, pour l'amour de la science. A présent pour l'amour de la vie et de la nature (souligné par moi), vous devez m'aider à la rejeter dans les ténèbres." Dans le même roman on rencontre : "L'entité prisonnière (qui) de toute évidence (...) n'avait pas été créée par la nature, car elle n'était pas finie et nul ne saurait décrire ses proportions anormales."
          Lovecraft aime décrire des monstruosités, en ce sens qu'elles sont, non pas surnaturelles, mais extranaturelles, qu'elles font partie d'un autre monde dans lequel les lois naturelles sont différentes, ce qui fait dire à l'auteur, dans Celui qui chuchotait dans les ténèbres : "Le contact avec le fantastique est presque toujours terrifiant." Voici les monstres du Cauchemar d'Innsmouth : "Ils étaient de couleur verdâtre et avaient le ventre blanc. Leur peau semblait luisante et lisse, mais leur échine se hérissait d'écailles. Leur corps vaguement anthropoïde se terminait par une tête de poisson aux yeux saillants toujours ouverts. Sur le côté de leur cou s'ouvraient des ouïes palpitantes, et leurs longues pattes étaient palmées." Des personnages que l'on a également rencontrés souvent dans les innombrables séries B du cinéma, et aussi dans certaines séries télévisées comme la toute récente SPACE 2063...
          Ce sont aussi des phénomènes naturels qui permettent la réapparition de la faune particulière du monde des Grands Anciens. Il y a le tremblement de terre bien connu de tous dans la mythologie lovecraftienne, mais aussi l'inondation, comme dans Celui qui chuchotait dans les ténèbres : "(Lors de) l'inondation sans précédent qui eut lieu dans l'état du Vermont, le 3 novembre 1927, (...) des histoires bizarres mentionnant la découverte de certaines créatures inconnues flottant sur les eaux de quelques rivières en crue."
          Enfin , dans La tourbière hantée, à la fin, "Les eaux stagnantes (...) débordaient maintenant d'une horde d'énormes grenouilles visqueuses dont les cris aigus et incessants contrastaient étrangement avec leur taille. Brillantes, vertes et bouffies, elles semblaient contempler le clair de lune."
          Mais Lovecraft s'intéresse aussi beaucoup à la flore. Il consacre même entièrement une nouvelle à son représentant le plus prestigieux. Ce texte a pour titre : L'arbre ! Il s'agit d' "un olivier d'une taille surnaturelle et d'une forme singulière. Il ressemble au corps d'un être humain figé dans son dernier sommeil." On se doutait qu'il ne pouvait s'agir d'un arbre ordinaire, mais d'un végétal en rapport avec la divinité préférée d'Arthur Machen : "Le redoutable Pan et (...) ses nombreux compagnons" que Lovecraft n'a pas manqué d'emprunter à un écrivain qu'il admire. Il s'agit d'ailleurs d'une divinité liée à la nature qu'on ne trouve qu'à la campagne... Un autre arbre est effrayant, dans L'indicible : "... Le vieux cimetière d'Arkham... Les yeux fixés sur le saule géant de ce territoire réservé aux morts, dont les puissantes racines, puis le tronc, avaient presque englouti une dalle indéchiffrable, je m'étais permis une remarque bien personnelle sur les sucs fétides autant que subtils que l'inexorable réseau nourricier de l'arbre devait distiller de la terre séculaire de cet ossuaire." D'autres arbres, dans un autre cimetière, celui de La peur qui rôde, jouent le même rôle dans le décor : "... le cimetière familial où des arbres difformes étendaient leurs branches folles, pendant que leurs racines, soulevant hideusement les dalles, suçaient les sucs vénéneux du sous-sol." Le même arbre a "des racines semblables à des serpents qui se tordaient méchamment avant de s'enfoncer dans le sol", et dans la même histoire, il y a une "forêt de chênes monstrueusement nourris dont les racines en forme de serpent se tordaient, aspiraient d'innommables sucs dans la terre grouillante de démons cannibales..."
          Dans Celui qui hantait les ténèbres, "Il était bien étrange que les plantes et les herbes qui poussaient autour de l'église fussent restées jaunes et flétries malgré la venue du printemps." Les champignons qui poussent dans la cave où est enterré le vampire ne se portent pas mieux : "Ces champignons aussi grotesques que la végétation de la cour, avaient vraiment des formes horribles. C'étaient de repoussantes parodies d'agarics et de "pipes indiennes" dont nous n'avions jamais vu les modèles." Il s'agit de la cave de la nouvelle La maison maudite, construction bâtie sur un ancien cimetière oublié, ce qui nous fait penser que Tobe Hooper l'avait lue pour son film Poltergeist.
          Il est vrai que cette flore monstrueuse contribue à rendre terrifiante l'ambiance du récit de Lovecraft. Ainsi, encore, dans La peur qui rôde : "Il n'y avait pas de bêtes sauvages - elles se tiennent coites au voisinage de la mort. Les vieux arbres frappés par la foudre semblaient étrangement grands et tordus, et le reste de la végétation épais et chargé de fièvres, tandis que de curieux monticules et de petits tertres hérissaient la terre volcanique couverte d'herbes folles, évoquant des serpents et des crânes humains de proportions gigantesques."

          Pour terminer cette parade grotesque des monstruosités de la nature lovecraftienne, je citerai encore notre cher écrivain de Providence : "La science, dont les terribles révélations déjà nous accablent, sera peut-être l'exterminatrice définitive de l'espèce humaine - en admettant que les êtres appartiennent à des espèces différentes - et si elle se répandait sur la terre, nul cerveau n'aurait la force de supporter les horreurs insoupçonnées qu'elle tient en réserve." (Dans la nouvelle Arthur Jermyn)
          Ah ? C'est donc que la nature même cache les plus indicibles des horreurs ?
          C'est là le pessimisme profond de Lovecraft...


Notes :

1- Ces descriptions de paysages sont certainement inspirées de celles d'Arthur Machen comme pourrait en témoigner cet extrait de sa nouvelle La Main rouge (1906) : "Les contours des bois et des collines, les méandres des ruisseaux au creux des vallées, sont susceptibles d'imprégner de mystère un esprit particulièrement imaginatif. (...) Lorsque j'étais encore enfant, la vaste étendue de certaines collines arrondies, la profondeur de certains bois suspendus et de vallées secrètes encerclées de toutes parts, me remplissait d'imaginations dépassant toute expression rationnelle ; (...)"

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