Dans son roman Royaume magique à vendre, Terry Brooks nous fait part des griefs d'un dragon sur la manière dont les humains
considèrent sa race et la décrivent dans la littérature.
« – Vous savez, j'ignorais que les dragons parlaient.
Strabo fit onduler son long corps de serpent pour appuyer son dos sur une
série de petites mares de feu. Les flammes léchaient presque sa peau
écailleuse.
– Oh non, encore un... soupira-t-il.
– Un quoi ? demanda Ben.
– Un de ces humains qui croient que les dragons sont des bêtes illettrées
et stupides qui passent leur temps à harceler de pauvres paysans
travailleurs jusqu'à ce qu'un héros vienne les pourfendre. Vous n'êtes pas
de ceux-là, hein ?
– Euh... je crois que si.
– Vous lisez trop de contes de fées, Ben Holiday. Qui répand ces racontars
sur les dragons ? Pas les dragons eux-mêmes, vous pouvez en être sûr. Non,
ce sont les humains qui racontent ces mensonges, et ils ne vont pas se
donner le rôle du méchant tandis que le dragon sera la victime, vous
comprenez ? Il faut remonter à la source, comme on dit. Il est bien plus
facile de mettre le dragon dans la peau du méchant, de celui qui brûle les
récoltes, dévore le bétail et les paysans, capture les belles princesses et
met au défi les chevaliers en armure. Tout ça, ça fait de beaux livres,
mais ce n'est pas la vérité.
(...)
– Est-ce à dire que vous n'êtes pas responsable de tous les méfaits que
l'on vous reproche ? demanda Ben sans trop y croire.
– Oh, ne soyez pas idiot, Ben Holiday ! Bien sûr que j'en suis responsable !
Je suis responsable de presque tout ! Je tue les humains et leurs animaux
domestiques lorsque l'envie m'en prend. Je mets le feu à leurs champs et à
leurs maisons si je le désire. Je leur vole leurs femmes parce que cela
m'amuse. Je les hais.
Mais il n'en a pas toujours été ainsi. C'est devenu ainsi lorsque j'ai
compris qu'il me serait plus facile d'être celui qu'ils croyaient que de
tenter de survivre dans la peau de celui que j'étais réellement... »
Qu'en est-il en réalité ? La représentation que nos oeuvres donnent des
dragons est-elle aussi caricaturale que le dit Strabo ? Le dragon est-il
toujours, dans la littérature, le cinéma, les jeux de rôles, cette sorte
d'immense reptile volant, crachant le feu, et dévorant les jeunes vierges
qui lui tombent sous la dent ? Comme il le dit, il faut remonter à la
source. C'est ce que nous allons essayer de faire ici, en recherchant dans
les mythes les plus anciens et dans les ouvrages les plus récents
l'ensemble des traits que nous attribuons aux dragons.
Les premiers cartographes européens avertissaient les voyageurs des dangers
de l'inconnu par ces mots « here are dragons », « ici, on
trouve des dragons ». Et, à bien des égards, ils n'avaient pas vraiment
tort, puisque le dragon est, de toutes les figures mythologiques, la plus
universelle et la plus répandue. En Occident, les dragons aux multiples
têtes combattent les héros mythiques depuis au moins 6000 ans. En Asie,
leur lignage est plus ancien encore et le folklore paysan dont il est issu
(bien avant que Yu Pang le choisisse comme symbole de l'empereur) se
confond avec l'origine de l'Histoire. En Amérique, le dieu serpent à
plumes, Quetzalcoatl, régnait avant même l'arrivée des Aztèques. En
Afrique, enfin, on trouve aussi bien des dragons aquatiques que des dragons
célestes, comme le dieu égyptien Apophis.
Certains analystes arguent du fait que c'est l'usage d'un même concept pour
de multiples figures différentes qui donne cette impression d'universalité
et que ce que nous appelons « dragons » recouvre en fait une
extension considérable, qui va de l'hydre aquatique au serpent céleste, en
passant par de nombreuses autres formes. A l'origine, en effet,
« dragon » n'est qu'un dérivé du verbe grec derkomai, qui signifie
regarder, fixer du regard. Le drakon, étymologiquement, c'est donc
simplement le Gardien, celui qui garde les trésors ou les mystères sacrés.
Même le chien Cerbère, dans les textes les plus anciens, est appelé
« drakon ». L'extension sémantique s'accroît encore avec la
traduction des textes hébreux, en particulier la version des Septantes, qui
va transcrire en « dragon » l'hébreux tannin (serpent) ou Liwyathan
(Léviathan). Yunxiang Yan, invité par l'émission de History Channel du 16
janvier 1998 (in Search of History) déclarait ainsi " parce que nous
utilisons ici le seul terme de « dragon », nous avons la fausse
impression que les dragons sont partout de même nature. Ce qui n'est pas le
cas ". Rien n'impose que le dragon soit un reptile volant, ni qu'il
soit vert, ni même qu'il crache le feu. Ce sont là des tropismes qui se
sont ajoutés après coup.
Cette diversité de formes se retrouve parfaitement dans les productions
plus tardives de l'imaginaire humain qui nous intéressent ici, à savoir la
littérature, le cinéma, la BD, etc. Les dragons peuvent indifféremment être
métalliques ou chromatiques (Dragonlance, cycle de Pern de Mac Caffrey),
être translucides comme le dragon du Calor Diman, dans la Tapisserie de
Fionavar (GG Kay), quand ils ne sont pas carrément in substantiels et
constitués par la pensée, comme le draco nobilis du Disque-Monde de
Pratchett, où ils ont littéralement la forme que l'on désire leur voir
prendre. Ils peuvent avoir une tête de reptile, des oreilles, comme le
dragon de l'Abîme de Piers Anthony (cycle de Xanth), des moustaches comme
le gentil Mushu de Mulan (Walt Disney) ou même avoir un air de bon nounours
amélioré comme dans le film l'Histoire sans Fin. Leur taille varie de
moyenne à gigantesque. Ils peuvent être des créatures célestes, terrestres
ou aquatiques, bipèdes ou quadrupèdes, vivre dans les montagnes ou les
marais. Bref, à première vue, il semble qu'à part le nom, rien ne permette
de rapprocher les différents dragons qui hantent les créations de notre
imaginaire.
Mais en rester là serait oublier ce que nous disions précédemment de
l'origine du mot dragon. Dragon, avons-nous dit, vient de derkomai, qui
signifier fixer du regard, surveiller. C'est donc logiquement en tant que
Gardien que le dragon s'impose comme figure mythique fondamentale: gardien
des trésors cachés en Occident, de la Toison d'Or et du Jardin des
Hespérides, gardien de l'immortalité dans les légendes celtes, gardien de la
Perle dans le conte chinois des T'ang, etc. De la même façon, la SF et la
fantasy donnent le plus souvent à notre ami dragon quelque secret à
protéger. Le plus souvent, il veille sur des trésors, qu'il peut avoir
volés (comme le Smaug de Bilbo, chez Tolkien), ou plus ou moins honnêtement
hérités de ses ancêtres (le Dragon et le George, Gordon R. Dickson). Dans
le Seigneur des Anneaux, Tolkien évoque aussi le dragon Scatha, qui fut tué
par les ancêtres des Rohirims et dont le butin comprenait, entre autre, le
cor que Eowyn donnera à Merry (cf. Annexes du Seigneur des Anneaux). Mais
il peut aussi garder des lieux, comme le dragon de l'Abîme de Xanth, ou les
dragons-robots de T'ien-Keou (Laurent Genefort), qui protègent l'accès du
quartier aristocratique d'une station orbitale chinoise. Enfin, en un sens
plus symbolique, ils peuvent garder l'âme des nains (Tapisserie de
Fionavar), les secrets de l'ancienne magie (Terremer, Ursula Le Guin) ou
ceux des voyages dans l'espace et le temps (Pern, bien sûr, mais aussi les
Chroniques de Krondor). Ne négligeons pas enfin les cas extrêmement
fréquents depuis les médiévales chansons de geste, où ils détiennent
captive quelque belle princesse, ou même tout un stock de jeunes vierges
que le héros se fera un honneur de sauver (voir à ce sujet la parodie qu'en
font les Monty Pythons dans « Sacré Graal », ou encore « le
Dragon du Lac de Feu »).
De façon générale, le dragon détient donc ce que les hommes convoitent, que
cela soit un trésor, un secret, un pouvoir, ou une jeune vierge tendre à
croquer (entre autres utilisations possibles)... Cela lui donne, on s'en
doute, une valeur extrêmement ambivalente : il est à la fois celui qui
pourrait exhausser nos plus grands désirs, et celui qui, par sa présence,
gêne leur réalisation ; ses possessions lui attire la haine des hommes,
mais sa constance à les garder suscite l'admiration. Cette ambivalence du
dragon est clairement visible au Moyen-Age : d'un côté, c'est généralement
par un dragon crachant le feu que l'on dépeint l'entrée des Enfers ; d'un
autre côté, c'est un autre type de dragon, la Gargouille, qui protège les
cathédrales contre l'intrusion des forces du Malin. Et si les chevaliers
cherchent à terrasser les dragons, ils ne les considèrent pas moins comme
des adversaires à leur mesure, dignes d'admiration et de respect. Il y a
donc un antagonisme interne dans l'idée de dragon, qui se traduit
généralement dans les mythes par une lutte entre deux dragons d'allégeances
opposées, un « bon » et un « mauvais » dragon. Dans la symbolique
chinoise, par exemple, le dragon vert est YANG comme signe du tonnerre et
du printemps, comme renouveau de la vie et principe céleste, mais les
dragons des autres couleurs sont YIN, comme souverains des régions
aquatiques et souterraines. Selon d'autres textes, ce seraient en fait les
mêmes dragons qui, au printemps, sortiraient de leurs refuges aquatiques et
ramèneraient la vie sur terre, pour y retourner en automne fomenter de
nouvelles tempêtes. Au Pays de Galles, qui a le dragon rouge pour emblème,
on trouve fréquemment représentée la lutte du dragon rouge contre le dragon
blanc. Le premier exprime la colère et la violence de la vie qui cherche à
se défendre contre les forces qui la menacent ; le second porte les
couleurs livides de la mort et de la froideur. On dit qu'ils se seraient
entretués sous l'effet enivrant de l'hydromel et qu'ils seraient enterrés à
Oxford, dans un coffre de pierre, dont la redécouverte signifierait la fin
des temps de paix.
Mais c'est sans doute l'ancienne alchimie qui exprime le mieux cette idée
des deux dragons opposés. Le reptile, en tant qu'animal primitif, est
associé à la materia prima des alchimistes. Le Grand Oeuvre, l'union du
volatil et du stable, du mercure et du soufre, est représentée par la lutte
entre le dragon ailé (symbole du mercure philosophale) et le dragon
chtonien (symbole du soufre). " Les deux dragons hermétiques, dit
Fulcanelli dans ses Demeures philosophales, l'un ailé, l'autre aptère, sont
les vrais principes de la philosophie. Celui qui est dessous sans ailes, c'est
le fixe ou le mâle et celui qui est au-dessus, c'est le volatil, ou bien la
femelle noire et obscure, qui va prendre la domination. Le premier est
appelé soufre ou bien calidité et siccité, et le dernier vif argent ou
frigidité et humidité ". Cette ambivalence se retrouve aussi dans les
couleurs du dragon : sa couleur exotérique, dit encore Fulcanelli, est le
vert, tandis que sa couleur ésotérique est le rouge. Il est en soi l'union
des contraires que poursuit l'Alchimie. Mais cette union est un combat, une
lutte, car la nature volatile et ignée du dragon est dominatrice - voilà
pourquoi, pour devenir positif, dans l'âge médiéval, le dragon doit être
terrassé, mis à terre, rendu aptère.
Nul doute que notre imaginaire ne soit marqué par ces antiques oppositions.
Dans la littérature, le cinéma et autres productions de l'esprit humain,
figurent souvent des dragons d'allégeances opposées, ou du moins des
dragons dont la valeur diffère profondément. Prenons quelques exemples.
Chez Pratchett (cf.« la huitième Couleur » et « Au guet ! Au
guet ! »), on trouve deux espèces de dragons : les dragons domestiques
à explosion, draconis vulgaris, petits reptiles pas très malins qui
construisent leur système digestif au fur et à mesure de leur croissance et
explosent quand ils mangent une nourriture trop riche, ou quand ils sont
excités, et les draconis nobilis, créatures d'un tel raffinement d'esprit
qu'ils n'existent pas réellement dans le monde et ne peuvent prendre forme
que sous l'effet d'une imagination inspirée, et dans un lieu de magie. De
la même façon, chez Gordon R. Dickson, s'opposent les dragons des
montagnes, bien nourris, puissants et riches, et les dragons des marécages,
pitoyables créatures malingres et pleutres, qui passent leur temps à
gémir et à se cacher. Dans les livres et le jeu de rôles Dragonlance, les
« bons » dragons métalliques, or, argent et bronze, s'opposent aux
« méchants » dragons chromatiques, verts, rouges, bleus, blancs et
noirs.
Le plus souvent, on voit même réapparaître l'antique symbolique du vert et
du rouge, du clair et du sombre, pour incarner cette opposition
d'allégeances. Il est rare de voir un gentil dragon de couleur rouge, sauf
dans des contes d'origine asiatique, comme Mulan, où le rouge est couleur
impériale. Chez Mac Caffrey, il n'y a pas de dragons rouges, parce qu'il
n'existe pas de mauvais dragons, mais leurs yeux se colorent de rouge sous
le coup des émotions violentes. Dans les Portes de la Mort, de Weis et
Hickman, les mauvais dragons sont rouges (et leurs yeux restent rouges même
quand ils adoptent une autre forme que la leur), tandis que le
« bon » dragon de Zifnab est vert et Alfred, le dragon-mage,
vert-doré. Elliott, le dragon de Walt Disney, est vert, de même que le
dragon exhausteur de vœux de Dragon Ball Z. Dans Tekrock, de Roland C.
Wagner, Dragon Rouge est à la fois une drogue aux effets terrifiants et un
archétype malveillant, tandis que le petit dragon vert, malgré sa fâcheuse
manie de pisser sur les jambes de pantalon, détient la clef de l'énigme.
Dans Magic, le jeu de cartes à collectionner, les dragons les plus
destructeurs sont rouges (dragon Shivan), tandis qu'en vert, on trouve
surtout des guivres.
Mais c'est sans doute dans la Tapisserie de Fionavar que l'on voit resurgir
avec le plus d'acuité les oppositions symboliques. Le « bon »
dragon du Calor Diman, Gardien de l'âme des nains, est translucide, et même
sa flamme n'est pas rouge, mais blanche ou bleue. Il a des ailes, mais ne
vole pas, tel le dragon terrassé, rendu bon par son renoncement au vol.
C'est d'ailleurs en renonçant à le faire voler au service de sa cause que
Kimberly, la Rêveuse, définira les limites du Bien et du Mal. Faire voler
ce dragon, dit-elle approximativement, serait faire le mal au nom du Bien.
Elle refusera de soumettre le dragon du Calor Diman, malgré l'injonction
écarlate de sa bague de guerre. Et c'est ce renoncement qui lui permettra
de sauver Dave et ses amis, et de retourner les nains à sa cause. Si le
dragon avait volé, les nains se seraient battus aux côtés des forces de
Rakoth Maugrim, et les forces du bien auraient probablement été battues. A
l'inverse, le dragon de Rakoth Maugrim, lui, vole. Il est noir et sa
flamme, dit le livre, laisse dans le ciel une lueur sanglante. Et il faudra
un chevalier, un cavalier volant, un fils des dalreï, pour le terrasser (la
corne de sa monture jouant le même rôle que la lance fichée dans la gueule
du dragon dans les représentations médiévales). On retrouve là de façon
très fidèle l'opposition des deux dragons alchimiques dont nous parlions plus
haut.
Presque toutes les grandes villes, en Europe, ont un héros terrasseur de
dragon. Car le dragon, force primitive, symbolise les lieux sauvages et
insalubres -il vit dans les marais, les forêts et les montagnes.
Construire une ville devient ainsi, dans les deux sens du terme, une
entreprise de terrassement : il faut terrasser le dragon pour dompter la
nature sauvage et maîtriser les forces primitives. Avoir terrassé le dragon
est donc, si l'on peut dire, ce qui sépare le civilisé du sauvage, le héros
de l'homme du commun, l'adulte de l'enfant. Ce qui existait déjà dans les
chansons de geste se retrouve logiquement dans l'héroïc fantasy. Nous avons
déjà vu, dans le paragraphe précédent, comment Guy Gavriel Kay
retranscrivait cette idée dans la Tapisserie de Fionavar. Dans « le Dragon
et le George », de Gordon R. Dickson, c'est en trucidant des dragons
que les chevaliers acquièrent la notoriété nécessaire à leur rang. De la
même façon, c'est en affrontant Smaug que Bilbo va accéder à la fortune et
à la célébrité. Dans Terremer, d'Ursula Le Guin, seul un mage très puissant
peut soumettre un dragon. Et le héros de Sacré Graal devra tuer le dragon
pour pouvoir épouser la princesse, comme tant d'autres héros avant lui.
C'est enfin en prenant le contrôle du dragon qui est en lui, en le
terrassant symboliquement, qu'Alfred, dans les Portes de la Mort, accèdera
à sa véritable nature de dragon-mage et, ce faisant, à une authentique
maturité. En fait, comme on le voit bien dans le film Cœur de Dragon, les
personnages de fantasy crient au dragon comme nous crions au loup : quand
le prince devient l'horrible personnage que l'on sait, presque tout le
monde l'attribue à sa moitié de coeur dragonien, à une contamination de son
sang par un mal dragonien... L'idée qu'il faut terrasser le dragon pour
vaincre les forces du mal est un tropisme profondément ancré dans notre
imaginaire culturel.
A la fois démoniaque et divin, force de vie et de mort (trait qu'il
emprunte largement au serpent), excès et fécondité du désir, le dragon est
donc un symbole idéal pour représenter le pouvoir de droit divin, celui des
Rois ou des Empereurs. Aussi ne manque-t-il pas, de par le monde, de
dynasties qui ont légitimé leur pouvoir sur une parenté avec les dragons.
Ce fut le cas de Yu-Pang, qui accéda au pouvoir sans être lui-même issu des
dynasties traditionnelles et qui institua le dragon comme figure
emblématique des empereurs chinois et comme symbole de leur
toute-puissance. On appelle « démarche du dragon », la démarche
impériale, « perle du dragon » la facilité qu'il a à convaincre ou
à séduire les foules par son seul discours, « face du dragon », le
visage emprunt de majesté du chef légitime. On l'appelle le Vrai Dragon, il
s'assied sur le Trône du Dragon et porte des Robes de Dragon. Le Dragon à
cinq griffes était à ce point le symbole du pouvoir impérial que l'utiliser
sans autorisation pouvait être puni de mort. Mais ce lien entre le chef et
le dragon n'est pas une exclusivité orientale. Le roi Uther Pendragon, père
du célèbre roi Arthur, aurait choisi cet emblème, dit-on, après avoir rêvé
d'un dragon se battant dans le ciel.
Ce lien entre le dragon et la puissance de droit divin se retrouve
également dans la littérature et les autres créations de l'esprit humain.
On peut penser au Trône du Dragon, de Tad Williams, où l'idée même de
dragon va de pair avec celle du pouvoir, mais aussi à de nombreuses oeuvres
où le dragon a un pouvoir que les autres créatures n'ont pas. Dans le cycle
de Pern, ils peuvent voyager dans le temps et l'espace, en passant par
l'interstice. Les chevaucher fait entrer leurs chevaliers dans une caste à
part, tout à tour enviée, redoutée et méprisée. Comme tout pouvoir, le
contact du dragon sépare. Ils sont aussi doués de télépathie, comme chez
Pratchett. Chez Ursula Le Guin, ils parlent la langue magique, celle qui a
pouvoir sur le réel. Dans le film « le Vol du Dragon », ce sont des
êtres magiques. Dans Lanfeust de Troy, ce sont eux qui conduisent Lanfeust
chez les Dieux. Ils peuvent même être à l'origine du monde, comme dans la BD
Fone Bone ou le jeu de rôle Rêve de Dragon, où les dragons rêvent le monde.
Même Marion Zimmer Bradley, qui ne met pas de dragons en scène dans
Ténébreuse, y fait référence une fois, dans un proverbe qui illustre bien
ce rapport symbolique entre le dragon et la puissance : " on n'enchaîne
pas un dragon pour faire cuire sa viande " (in « l'Etoile du
Danger »). Autrement dit : le dragon est une créature dont la puissance
ne doit pas être prise à la légère... domestiquer un dragon, comme dirait
Pratchett, c'est risquer l'explosion !
Notons enfin que les dragons, dans les oeuvres de fantasy, sont souvent les
derniers de leur espèce -des créatures si anciennes que le souvenir de
leur origine se perd souvent dans la nuit des temps. C'est le cas de
Strabo, le dragon de « Royaume magique à vendre ! », ou de la
femelle dragon de la Belgariade d'Eddings. Chez Pratchett, les draco
nobilis sont les derniers de leur espèce, parce qu'il n'y a plus guère
d'imaginations assez riches pour les appeler à l'existence. Dans le cycle
de Terremer, d'Ursula Le Guin, les dragons constituent l'ancien peuple, qui
parle encore naturellement le langage de la magie. Chez Tolkien, leur
origine est inconnue. On croit même, souvent, qu'ils n'existent plus que
dans les mythes (Pratchett, Dickson). De la même manière, le dragon du film
Cœur de Dragon est le dernier de sa race -et il se doit d'être méritant
pour que son âme soit sauvée et rejoigne ses anciens compagnons dans la
constellation qui porte leur nom. En fait, ils constituent l'essence même
d'un monde magique, et ils commencent à disparaître dès que les hommes
évoluent et découvrent l'usage d'autres moyens d'agir. C'est ce que raconte
le film « le Vol du Dragon », où des sorciers essaient de sauver
les derniers dragons d'un monde où la technologie commence à se développer.
Les dragons sont donc souvent à la fantasy ce que les dinosaures sont au
monde réel - des créatures dont la disparition, au moins partielle, était
nécessaire à l'avènement de l'humanité. Lorsqu'ils subsistent en tant qu'espèce
(et non pas seulement sous la forme de quelques individus isolés), c'est
qu'ils se terrent là où les chevaliers ne peuvent les atteindre, souvent
dans des grottes, qu'ils ont muté au point d'en être inoffensifs, un peu
comme un iguane comparé à un tyrannosaure, ou bien encore qu'ils ont été
domestiqués, transformés en montures célestes. Le chevalier est ainsi le
double indispensable du dragon : ou bien pour les combattre, ou bien pour
les monter.
On ne saurait donc être surpris de la présence des dragons dans la fantasy
et les jeux de rôles : incarnation de nos désirs et des obstacles qui se
dressent sur sa route, gardiens sévères ou abusifs, manifestation des
forces de vie et de mort, ils sont certainement le symbole le plus parlant
de l'aventure héroïque. Que l'on soit le chevalier qui combat le mauvais
dragon (tel un Saint Georges moderne, un preux du Moyen-Age, ou le héros de
« Sacré Graal »), ou bien le chevalier qui chevauche le bon dragon
(tel un immortel oriental, un chevalier-dragon de Pern ou un dieu des
Chroniques de Krondor), on ne peut de toute façon s'élever au grandiose
sans avoir croisé sur sa route la figure du dragon. De Tolkien à Mac
Caffrey, en passant par Weiss et Hickman ou Piers Anthony, il n'y a guère
d'auteur de fantasy qui puisse faire l'économie d'un tel emblème.
Strabo est donc bien injuste avec l'imaginaire humain dont lui-même est
issu. L'image que nous avons de sa race est beaucoup plus riche et
diversifiée que celle qu'il retrace amèrement devant Ben Holiday.
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