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Univers parallèles

Denis GUIOT

Le Monde de la Science-fiction. M.A. éditions, 1987

          En science-fiction, comme partout ailleurs, la fonction crée l'organe. C'est-à-dire que le monde ordinaire, réaliste, ne suffisant pas à contenir l'imagination débridée de l'écrivain de S-F, celui-ci en a inventé d'autres, simultanés, intercalés, imbriqués, décalés, univers-gigognes ou arborescents, mais tous réunis sous le qualificatif de parallèles, car superposés au nôtre, et donc amenés à le rencontrer puisque, selon la géométrie non-euclidienne de Lobatchevski, deux parallèles se coupent.
          Mais les scientifiques ne récusent pas absolument le concept d'univers parallèles. Ainsi la topologie, cette branche mystérieuse de la géométrie, débarrasse de tout support physique l'idée intuitive de dimension pour en arriver à une définition mathématique. Dès lors, des espaces à n dimensions sont parfaitement concevables. Que serait un solide à 4 dimensions ? Robert Heinlein s'est employé à le décrire dans La maison biscornue (And he built a crooked house, 1968, in Histoires de la 4ème dimension, anthologie composée par Gérard Klein, Livre de Poche, 1983), de même que Walter Tevis dans Le cric du crac (The ifth of Ofth, 1957 in le recueil Loin du pays natal, Far from home, 1981, Présence du Futur), espaces absurdes, distordus, impossibles, où, par exemple, le contenu renferme le contenant. Et pourtant, un tessaract ou un icosatétraède, ces « formes » théoriques engendrées par la topologie ne devraient pas nous être plus étrangères que ne l'est une sphère (appartenant à un espace à n = 3 dimensions) pour un carré (n = 2). D'ailleurs dans l'étonnant roman Flatland (Présence du Futur, Flatland, a romance of many dimensions, 1884), le mathématicien Edwin Abbott nous convie à suivre les aventures d'un Carré dans son Plat Pays, menacé par l'intrusion « impossible » d'une sphère ! Dans Le planivers (Londreys, The planiverse, 1984) Alexandre Dewdney établit un contact informatique avec un monde bidimensionnel, quant à Michel Jeury, il s'appuie sur la théorie des «  objets fractals » — structures à n dimensions où n n'est pas un nombre entier — pour bâtir dans sa série Les Colmateurs, des mondes étranges appelés « éponges de Sierpinsky » où la « densité » d'un individu dépend des décimales de n. Mathématicien brillant, auteur farfelu de science-fiction, et, parait-il, arrière-arrière-petit-fils de Hegel, Rudy Rucker explore toutes ces contrées vertigineuses dans un ouvrage de vulgarisation fascinant La quatrième dimension (The fourth dimension, 1984, coll. Science ouverte, Seuil).
          Dans le domaine de l'infiniment petit, les choses sont encore plus troublantes et ce, grâce à la mécanique quantique. Cette dernière est basée sur la dualité onde — matière de la particule, à la fois corpuscule et onde au sens électromagnétique du terme. C'est la fonction y, définie par Schrödinger, qui décrit l'évolution d'un système de particules dans l'espace et le temps, et qui lui donne son « amplitude de probabilité » de se trouver en chaque point de l'espace, à chaque instant. Ce qui revient à dire, très grossièrement, que toute matière vibre et qu'il peut coexister des vibrations différentes en un même point, pourvu qu'elles soient déphasées ! Donc des univers superposés ! Tel est le sujet de Chaîne autour du soleil (J'ai Lu, Ring around the sun, 1952), roman de Clifford Simak où une infinité de Terres légèrement déphasées tournent autour du soleil. Selon le physicien Jean Charon, l'électron constitue une individualité autonome possédant son propre espace et son propre temps, différents des nôtres. Dans l'anneau magnétique du CNRS de Genève, tournent des antiprotons. Or, l'antiproton n'existe pas dans notre univers, il n'est que le reflet, le symétrique du proton. L'antimatière, n'est-ce pas l'autre côté du miroir cher à Jean Cocteau et à Lewis Carroll ?
          De l'infiniment petit à l'infiniment grand (Les dernières recherches en astrophysique ont démontré qu'à l'intérieur d'un trou noir — véritable puits gravitationnel — le temps et l'espace s'inversent brusquement, formant ainsi un univers ayant ses propres lois) en passant par les « fantaisies » topologiques, la science moderne, on le voit, aborde avec le plus grand sérieux la notion d'univers parallèles. Mais depuis des décennies la science-fiction s'y était engouffrée, trouvant dans cette convention à la limite du private-joke un « ailleurs » fort commode à portée de la main, mais aussi un thème d'une rare richesse et une source inépuisable de paradoxes. Fredric Brown dynamite les clichés de la SF en projetant son héros, rédacteur en chef d'un magazine de science-fiction, dans un monde tout droit sorti des « pulps » qu'il édite (L'univers en folie). Dans un monde où la Magie a remplacé la Science, Randall Garrett lance son Lord Darcy dans d'étranges aventures à la Sherlock Holmes (Tous des magiciens !, Too many magiciens, 1982, Temps Futurs). Recherchant sa bien-aimée à travers les univers parallèles, le héros de Charisme (de Michael Coney) découvre que l'auteur du meurtre qui a défrayé la chronique du petit port de Falcombe n'est autre que lui-même (encore plus fort que Roger Ackroyd !). Au cours de ses voyages transdimensionnels, Cecile-la-Sage rencontre Cécile-la-voleuse, Cécile-l'ivrogne, toutes les autres Cécile qui ont suivi d'autres chemins que le sien, Cecile identiques et pourtant combien différentes, à cause de ces petits riens qui font basculer toute une existence (Transistoires de Christine Renard in A la croisée des parallèles). La quête aléatoire de John Wyndham (Random quest, 1961, in le Livre d'Or de John Wyndham) est une histoire romantique qui n'utilise les univers parallèles que pour mieux exalter le concept de la Femme Idéale, Unique, qui nous serait destinée par-delà les méandres de l'Espace et du Temps. La plongée dans le Monde baroque et flamboyant du Territoire permet à Thomas Covenant, véritable paria sur la Terre à la suite du mal qui le frappe — la lèpre en plein XXème siècle — de retrouver honneur et dignité (Les Chroniques de Thomas l'incrédule de Stephen Donaldson). Autant de mondes absurdes ou hauts en couleurs, inquiétants ou délirants, étrangement familiers ou radicalement différents, que l'on pénètre de diverses manières. « Plaintif, l'appel fantomatique d'une trompe s'éleva de l'autre côté de la double porte », ainsi débute Le faiseur d'Univers, premier tome de la fabuleuse saga des Hommes-dieux de Philip José Farmer. Quelques vers de Lewis Carroll (Tout smouales étaient les borogoves de Lewis Padgett) ou la rotation d'une toupie d'enfant aux spirales de couleurs vives (Chaîne autour du Soleil) sont autant de poétiques sésames. Parfois même, par mégarde, on passe au travers du continuum spatio-temporel qui, pour reprendre l'expression de Gotlib, est une « vraie passoire » !
          Il est à noter que le voyage dans le temps engendre souvent des univers parallèles, car tout voyage dans le passé, avec modification de ce dernier, provoque un présent différent, uchronique. Dans La locomotive à vapeur céleste, Michael Coney invente les « aléapistes », c'est-à-dire tous les possibles, tous les embranchements de l'histoire. L'infinité des aléapistes, qui forment le Silong, se perdent et se retrouvent dans le Grand Loin.
          Mais à vrai dire, tout est univers parallèle, des contes de fées de notre enfance, aux horreurs innommables de Lovecraft. Fées et monstres n'élisent-ils pas domicile dans le creuset de notre inconscient ? En affirmant que tout est vibration, la mécanique quantique n'a-t-elle pas rendu crédibles fantômes et autres ectoplasmes ? La drogue ne crée-t-elle pas des univers que l'on dit — peut-être imprudemment — artificiels (voir Les portes de la perception d'Aldous Huxley), thème largement exploité par un Philip K. Dick ? L'existentialisme ne nous a-t-il pas appris qu'il y a autant d'univers que d'individus ? Lorsque le réel se distord sous le regard, comment être sûr de ne pas avoir traversé le miroir ? Qu'en est-il exactement des « mystifications » borgésiennes, de la Venise fantasmatique de La forteresse de coton (Présence du Futur, 1967, Philippe Curval), de la Russie tropicale d'Un navire de nulle part (Présence du Futur, 1986, Antoine Volodine), de l'hôtel mystérieux de L'année dernière à Marienbad (J'ai Lu, 1961, Alain Robbe-Grillet) ou du fameux Village du Prisonnier (Presses Pocket, 1969, Thomas Dish) ?
          Mourir, comme l'écrit Kurt Steiner dans Ortog et les ténèbres (et le rappelle Klein dans sa préface aux Histoires de la 4ème dimension), n'est-ce pas «  l'acquisition d'une dimension » ?


*

          Lecture
          — Les mondes de l'imperium de Keith Laumer (Galaxie bis, Worlds of the Imperium, 1962)
          — L'Homme à rebours (1974) et Y a quelqu'un ? (1979) de Philippe Curval
          — Caroline, oh ! Caroline de Paul Van Herck (Masque, 1976)
          — Maître de l'espace et du temps de Rudy Rucker (Présence du Futur, Master of space and time, 1984)
          — Le passe-mondes de Michel Grimaud (La Farandole, 1986)
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