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Greg Egan : le degré zéro du roman ?

Denis GUIOT

Ozone n°8, janvier 1998

          La tendance actuelle est de considérer Greg Egan comme la huitième merveille du monde de la SF. II est exact que certaines de ses nouvelles sont impressionnantes 1. Mais ses deux romans parus chez Ailleurs et Demain (La Cité des permutants et L'Enigme de l'univers), relèvent d'une hard-science primaire, indigeste et absconse, frôlent le degré zéro du roman et font régresser la Science-Fiction à ses origines gernsbackiennes.

          S'appuyant sur le principe bien connu « plus c'est prétentieux et illisible, plus c'est intelligent  », la critique de Science-Fiction sort le grand jeu. Pour Francis Valéry, « les écrits de Greg Egan renouvellent de fond en comble la SF II est tout simplement l'auteur le plus colossal depuis Robert Heinlein, Isaac Asimov ou Philip K. Dick  » 2. Pas moins. Dans le numéro 6 de Galaxies qui lui consacre un intéressant dossier, Stéphane Nicot déroule le tapis rouge : « S'il n'y avait qu'un écrivain pour démontrer que la SF est une littérature d'idées, Greg Egan serait celui-là  ». Quant à Philippe Curval, dans sa rubrique du Magazine Littéraire consacrée à L'Enigme de l'Univers, il écrit  : « Les vrais amateurs de « l'effet SF » ; qui décoiffe, assainit et tonifie le cerveau l'espace d'un roman, ne sauraient manquer pareil événement  ». En clair, si vous n'êtes pas en extase devant Egan, c'est que vous n'êtes pas digne de lire de la ScienceFiction, ou alors c'est que vous êtes le dernier des crétins — ce qui revient au même, n'est-ce-pas ?

          La critique SF est coutumière de ce genre d'attitude terroriste et élitiste. Que l'on se souvienne de l'hystérie « Ciel lourd, béton froid  » des années 70, de l'engouement snobinard pour les « littératurants  » dans les années 80... et de l'hémorragie du lectorat qui, dans les deux cas, a suivi ! Car une telle attitude, qui méprise le romanesque et assassine le pur plaisir de lire, est parfaitement suicidaire pour le genre. Et pourquoi culpabiliser le lecteur ? Celui-ci est parfaitement capable de faire un effort intellectuel, de s'accrocher, si l'auteur, de son côté, fait son travail de romancier. Faut-il rappeler à Francis Valéry que les auteurs qu'il cite étaient de remarquables raconteurs d'histoires, dont la vision du monde et les idées vertigineuses étaient portées par une narration limpide ?

          Ce qui est en cause ici, ce n'est bien évidemment pas la hard-science, mais son dévoiement par Egan. Celui-ci a beau affirmer qu' « écrire de la hard-science, ne signifie pas qu'on ignore les conséquences humaines ou les aspects éthiques de ces avancées — cela signifie que l'on n'ignore pas les faits  » 3, en fait il est incapable de mettre en scène les avancées en question dans un roman.

          Comme dans Ralph 124C 41+ de Gernsback et autres récits de l'époque héroïque, Egan se complaît, avec une maniaquerie maladive du détail, dans la description de l'environnement technologique, au mépris de toute dynamique narrative. Certes, Gernsback était fasciné par les merveilles de la technologie, tandis qu'Egan, lui, dénonce les dangers de la « frankenscience  ». Mais la démarche pseudo-littéraire est identique.

          De plus, Egan est obsédé par la science comme grille absolue d'interprétation du monde. De manière emblématique, le narrateur de L'Enigme de l'univers est un journaliste scientifique venu couvrir pour SeeNet un colloque de physiciens, ce qui permet à l'auteur d'accumuler jusqu'à la nausée les interviews de savants, les conférences, les conversations érudites sur la TDT et autres joyeusetés. On n'est plus dans un roman, mais dans une émission de SeeNet : « SeeNet était la contraction de Science, Educatlon and Entertainment Network. Mais le S initial était souvent traité comme une source de gêne incapable d'être par elle-même intéressante et qui exigeait un maximum d'habillage » (p 127).

          Habillage ! La littérature n'est qu' « habillage  » pour Egan, c'est-à-dire un mal nécessaire pour faire passer son discours scientiste. II s'y plie à contrecoeur. C'est clair, dans la définition de la Science-Fiction comme « littérature d'idées  », Egan n'a retenu que le deuxième terme et méprise le premier 4. Or, plus que tout autre genre, la hard-science – de par son souci de réalisme et l'ambition, mais aussi l'aridité, de son propos – nécessite un important travail littéraire et un sens aigu du romanesque ; sinon, autant lire La Rechercheou un essai de prospective scientifique.

          Car médiocre romancier, Egan se double de plus d'un piètre vulgarisateur scientifique. Ses explications – nombreuses, pourtant ! – sur la TDT relèvent du galimatias le plus incompréhensible : tout ce que l'on en retient, c'est que ce truc est capable de détruire l'univers. Comme la fameuse Akka dans La légion de l'espace de Jack Williamson ! Pour quelqu'un qui considère que la responsabilité d'un journaliste scientifique – traduisez : d'un auteur de Science-Fiction qui se respecte – est d'empêcher la loi de Clarke (« Toute technologie suffisamment avancée serait impossible à distinguer de la magie  » citée page 40), c'est plutôt raté ! 5

          A l'aube du 3ème millénaire, le milieu SF redécouvre Gernsback et l'esprit des pulps. Ça, c'est de « l'effet SF »  !


Notes :

1. Tout particulièrement Le coffre-fort (parue dans le recueil Axiomatique chez DLM), basée sur une idée stupéfiante, exploitée rigoureusement avec une rare économie de moyens. Sauf quand il se prend les pieds dans Les tapis de Wang (un exercice de mathématique-fiction imbuvable qui n'avait pas sa place dans Galaxies 6), Greg Egan est bien meilleur nouvelliste que romancier.
2. Dans la plaquette éditée par Virgin pour son opération « Les géants de la SF  »« 
3. Interview parue dans Galaxies 6
4. Voir page 127/128 ce qu'écrit Egan à propos de la Secte Ignorante « Culture d'Abord  »
5. Sur un thème plus ou moins similaire, Egan ferait bien de lire la superbe novella de Gregory Benford, La fin de la matière (Galaxies 5) : de la hard-science de pointe qui remet en question l'ordre de l'univers, tout en étant parfaitement lisible et crédible. Un exemple parfait de hard-science littéraire.

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