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Stevenson et ses doubles

Jacques GOIMARD

Le Magazine Littéraire n°126, juillet 1977

          Le thème du double est, proprement, le thème littéraire. Dans Le Maître de Ballantrae, que Stevenson écrivit dans les Adirondacks après avoir lu Le Vaisseau fantôme, de Marryat, comme dans Docteur Jekyll et Mister Hyde, il approfondit cette structure jusqu'à nous faire perdre, comme le remarquait Mac Orlan, notre propre personnalité.
          En première approximation, le thème du double est un thème rare, qui n'a vraiment intéressé de près qu'une demi douzaine d'écrivains : Chamisso, Hoffmann, Andersen, Poe, Dostoïevski, Pirandello et peut-être un ou deux autres.
          A y regarder de plus près, c'est un thème fondamental et peut-être le thème fondamental de toute littérature. D'abord, la littérature est naturellement redondante : elle répète la même chose non seulement deux fois, mais dix fois, cent fois ou plus, et la seule différence sur ce point entre la bonne et la mauvaise littérature, c'est que la mauvaise répète la même chose dans les mêmes termes et que la bonne introduit des variations. Ensuite — c'est l'argument de Borges — ' le thème du double (il parle des miroirs, mais ça revient au même) est l'un de ceux qui renversent le principe d'identité et, faisant planer un doute sur le réel perçu, permettent de cerner le phénomène littéraire dans toute sa spécificité, sans recourir à un réfèrent plus ou moins imaginaire. Enfin et surtout, il nous conduit au cœur des problèmes de notre temps et pose, plus clairement peut-être qu'aucun autre, la question que développent Deleuze et Guattari dans la troisième partie de l'Anti-Oedipe : la schizophrénie ne serait-elle pas une maladie spécifique de la civilisation occidentale moderne ?
          Dans ce débat passablement obscur, Stevenson occupe une place à part. Il a consacré au problème ses deux meilleurs livres, Le cas étrange du Docteur Jekyll et Le Maître de Ballantrae 1. En outre, il lui a trouvé des solutions si nouvelles qu'elles ont frappé de péremption toute la réflexion romantique sur le sujet. De là la position singulière de Stevenson, qui a recueilli à la fois les suffrages des raffinés (à commencer par Henry James et Borges) et ceux du grand public, ce qui peut-être s'éclaire à travers une réflexion de Pierre Mac Orlan :
          « En ouvrant un livre de Stevenson, dès les premières pages, le lecteur perd sa personnalité » (Jekyll, p. 8). Dans ces conditions, La Palice lui-même en conclurait qu'il en acquiert une autre : le jeu du double implique le lecteur, et en cela aussi c'est le jeu littéraire par excellence.
          « L'homme en réalité n'est pas un, mais bien deux » : telle est la thèse fondamentale d'Henry Jekyll (p. 131). On a dit et redit que cette affirmation n'a rien de scientifique, puisqu'elle recouvre la distinction toute spiritualiste entre le bien et le mal, et même la négation idéaliste de l'existence du corps, reconnu par le bon docteur comme « la simple auréole et l'émanation des forces qui constituent son esprit ». (p. 133). Le cas étrange appartiendrait au domaine du fantastique, non à celui de la science-fiction.
          Je me propose de démontrer ici que la thèse de Jekyll est authentiquement scientifique, qu'il procède avec une parfaite rigueur et que son histoire relève de la science-fiction et non du fantastique.
          D'abord, la notion composée par Jekyll, et qui lui permet de se métamorphoser en Hyde, « n'est ni diabolique ni divine » ; elle ne fait que « forcer les portes de la prison » (p. 138) et le narrateur laisse entendre que s'il avait bu le breuvage d'avec d'autres sentiments, il aurait pu en sortir ange et non démon (p. 137). Ensuite, la métamorphose est par lui décrite comme une purification, puisqu'elle isole un des deux principes qu'il reconnaît en l'homme, et selon ses propres termes, Hyde est « plus un que l'apparence composite que j'avais jusque là qualifiée de mienne » (p. 136). La drogue n'a pas d'effet moral ; tout ce qu'elle fait à l'homme, c'est de le décanter, de le distiller et en somme de l'analyser.
          Or cette neutralité de la science ne fait qu'aggraver les responsabilités de Jekyll : à l'instant critique où il absorbe le mélange, il devient ce qu'il avait toujours eu envie d'être. Sans cesse on évoque ses « fredaines de jeunesse » (p. 31), sa « jeunesse un peu orageuse » (p. 50) et sa « vive propension à la joyeuseté » (p. 129), qui se répercutent aux yeux d'un collègue plus orthodoxe dans son comportement « fantaisiste » (p. 40) et ses « hérésies scientifiques » (p. 54) ; d'autre part sa condition d'aristocrate et sa position d'homme de science l'amènent à « ne se livrer au plaisir qu'en secret », ce qui entraîne pour lui « une profonde dualité d'existence » (p. 129). Situation parfaite pour nourrir un désir particulièrement intense : « Ce fut donc le caractère tyrannique de mes aspirations, bien plutôt que des vices particulièrement dépravés, qui me fit ce que je devins, et, par une coupure plus tranchée que chez la majorité des hommes, sépara en moi ces domaines du bien et du mal » (p. 130). Si l'expérience l'a métamorphosé en Hyde, c'est parce que ce dernier vivait caché en lui (to hide = se cacher) de toute éternité. Ces précisions ne sont pas inutiles, car elles sont trop souvent oubliées par les commentateurs. Mais le problème principal, c'est naturellement de savoir qui est Hyde. Problème difficile : la première description, surchargée de négations comme celle de la couleur tombée du ciel chez Lovecraft, finit par tourner court (p. 33).Petit à petit cependant les détails s'accumulent : Hyde est plus petit que Jekyll, plus jeune aussi, plus pâle, apparemment contrefait (mais sans aucune difformité visible), avec un « mélange de timidité et d'audace », un « sourire déplaisant », qui peut se muer en « ricanement sauvage » (p. 47) ou même en « regard atroce » (p. 28), une « voie sourde, sibilante et à demi cassée » (p. 47), une faiblesse constitutionnelle compensée par une grande activité musculaire (p. 122) et « une promptitude extraordinaire » (p. 47), un pas léger, mais — curieusement — une écriture qui reste celle de Jekyll et qu'il est obligée de redresser pour la déguiser (p. 77). Cependant la caractéristique la plus souvent mentionnée est extérieure à Hyde : c'est l'« aversion », l'« antipathie » (p. 45), la « répugnance » (p. 47), la « crainte » (p. 48), le « dégoût » (p. 48), la « haine » (p. 49), l'« ankylose » (p. 122) et la « révolte » (p. 123) qu'il provoque chez tous ceux qu'il rencontre. Peu importe au fond de savoir qui il est réellement, puisque c'est une image et non un être de chair et d'os ; l'essentiel, c'est de savoir comment il est évalué ou plus simplement comment il est perçu.
          Comment il est identifié aussi. Dans tout le roman se succèdent les hypothèses : un maître-chanteur, sachant tout ce qu'il y a à savoir de Jekyll (p. 30) ? Un homme sauvage (p. 48) ? Un prolétaire (p. 64) ? Un singe (p. 103), un fauve en cage (p. 104), un animal (p. 106) ? Une « larve monstrueuse » ou plus précisément un fœtus émané de Jekyll (p. 158) ? Une épouse (p. 158) ? La prunelle des yeux du docteur (p. 58) ? Jekyll en personne, « avec un masque sur la figure » (p. 100) ? ou son frère jumeau (p.l32) ? En fait peu de gens le connaissent : il ne s'est jamais fait photographier (p. 66) ; même le premier témoin de sa métamorphose constate qu'à l'instant crucial il devient noir (p. 127), c'est-à-dire impossible à identifier.
          Ne nous hâtons pas de conclure que Hyde est un personnage selon Héraclite, une allégorie du changement. Ce portrait est beaucoup plus cohérent qu'il n'en a l'air. Même Jekyll explique certains traits, affirmant que le mauvais côté d'un homme est nécessairement moins grand que le bon, mais plus jeune parce qu'il a eu moins d'efforts à soutenir. On a fait valoir que Stevenson peint Jekyll comme une allégorie de la conscience ou du surmoi et Hyde comme une allégorie de l'inconscient ou du ça, ce qui fait de lui (en 1886 !) le véritable inventeur de la psychanalyse. Interprétation fausse, on l'a vu, puisque Jekyll désire être Hyde. Il y a pourtant de la psychanalyse dans l'air : plus petit, plus jeune, Hyde fait un peu figure de fils en présence de Jekyll ; ce n'est pas par hasard qu'il est qualifié de « larve » (p. 158) et que l'auteur note la dissymétrie de leurs relations : « L'affection de Jekyll était plus que paternelle ; l'indifférence de Hyde plus que filiale » (p. 146). Hyde, c'est l'enfant ou l'animal, ou plus généralement le pervers polymorphe qu'a autrefois été Jekyll, qui sommeille encore au fond de lui et ne demande qu'à s'éveiller.
          Mais la lecture psychanalytique, aujourd'hui toute naturelle, n'est pas nécessairement la seule féconde. Les études sur la schizophrénie, qui se multiplient depuis quelques années, ouvrent une autre piste déjà signalée à propos de l'Anti-Oedipe. On ne crois plus beaucoup au « dédoublement de la personnalité » ; les théoriciens actuels pensent plutôt que le schizophrène a vraiment deux personnalités et peut-être même qu'il n'est pas le seul, parce que toute personne est un masque, que « l'âme humaine est en papier » 2 et que « la vraie vie est absente » 3 de ce théâtre. Rappelons encore le mot de Lacan daubant sur cette « fausse évidence dont le moi se fait titre à parader de l'existence  ». Le double est toujours scandaleux parce qu'il dévoile Ia supercherie.
          Or Stevenson ne dit pas autre chose  : « Malgré toute ma duplicité, je ne méritai nullement le nom d'hypocrite : les deux faces de mon moi étaient également d'un sincérité parfaite » (p. 130). S'il y a scandale, c'est avant tout parce que les autres le fabriquent, parce qu'ils voient en Hyde « quelque chose d'anormal et d'avorté » — quelque chose de saisissant, de surprenant et de révoltant (p. 123). Bien mieux, Hyde proclame : « La sécurité était parfaite (...) je n'existais même pas » (p. 140). Le mal être tourne au non-être, comme chez Platon. En d'autres termes : il y a en chacun de nous quelqu'un qui n'est pas reconnu, qu n'a pas d'existence sociale et qui se contente d'être là. Il est « en lutte continuelle (p. 132) avec notre moi et nous le nions d notre mieux, quitte à voir en lui notre propre négation et »le côté mortel de l'homme« (p. 136), mais curieusement il meurt quand nous mourrons ; en ce sens, il est bien notre côté mortel — il est ce qui en nous susceptible de mourir (et parfois — parfois seulement — de tuer) — alors que la société nous survit et nous oublie.
          Le cas étrange est le double d'un livre  : Stevenson avait brûlé une première version critiquée par sa très puritaine épouse, et la légende veut (mais cela reste à prouver qu'il l'ait réécrit dans le sens préconisé par la mégère. Avec Le Maître de Ballantrae, commencé un an et demi après, nous avons non seulement la version originale, mais de nombreux témoignages qui permettent de nous faire une idée plus précise de la genèse de l'œuvre. Stevenson vient d'arriver aux Etats Unis, patrie de sa femme, et passe son premier hiver au bord d'un lac, dans les monts Adirondacks. Il lit Le vaisseau fantôme de Marryat, où le fils du Hollandais volant part à la recherche de son père et, après bien des naufrages, en vue du vaisseau fantôme, finît par le tirer de sa malédiction et par le ramener au bercail. Histoire d'un homme qui ne peut pas mourir (parce que, en l'occurrence, il est déjà mort) et d'un fils qui, à force d'acharnement, se hausse jusqu'à ce père démoniaque et clôt dans l'apaisement un duel sans merci. Faut-il rappeler que l'épouse de Stevenson était d'origine hollandaise, que son nom — Fanny Van de Grift — n'est pas sans ressemblance avec celui du héros de Marryat — Philip Van der Decken — et qu'elle avait eu d'un premier lit un fils, lequel s'était compromis au point d'avouer son admiration pour la première version du Cas étrange ? Déjà les effets de miroir fonctionnent en tous sens, et Stevenson perçoit tout de suite ce qui fait le charme du livre de Marryat (par ailleurs fort mauvais) : le redoublement du personnage implique le redoublement du décor, l'histoire se déroulera tour à tour dans « deux pays situés aux antipodes l'un de l'autre » (p. 292) qui seront l'Inde et... mais qu'y a-t-il donc aux antipodes de l'Inde ? Je vous le donne en mille : les Adirondacks.
          On sait que Stevenson rêvait ses histoires avant de les écrire. On sait moins qu'après les avoir rêvées, il les racontait à sa femme pour les mettre en forme. Cet hiver là, sa femme était absente et ce fut sa mère, venue pour le soigner, qu'il choisit comme interlocutrice (faut-il dire comme double ?). Tout naturellement l'Ecosse entra dans le jeu ; une histoire conçue longtemps auparavant vint se superposer à celle de Marryat. Il n'est plus question d'un homme qu'on ne parvient pas à faire revivre, mais d'un homme qu'on ne parvient pas à tuer : trois fois on le croit mort, trois fois il revient, toujours « malfaisant pour ses amis et sa famille » (p. 293). Un autre Hyde ? Non, puisque c'est un fils aîné et que le Jekyll de l'histoire est son cadet. Deux frères : le thème du double est exploité ici sous une forme non fantastique. S'il y a fantastique, c'est dans la série répétitive (doublée, et même triplée) des morts et des résurrections de la créature satanique : résurrections qui peut-être n'en sont pas, Stevenson laissant supposer que dès le premier épisode, « le frère aîné est un incube (...) il se réveille et saigne la famille de son argent » (p. 300). Ce personnage toujours renaissant, l'auteur ne s'en délivre qu'en couchant ses forfaits sur le papier ; il met deux ans à en finir — après avoir passablement bourlingué, comme le héros de Marryat — et avoue au terme de son aventure : « J'ai fini par achever Le Maître ; ç'a été pour moi une terrible épreuve ; mais à présent il est enterré, son corps est enseveli — son âme, s'il y a un enfer, elle s'y trouve. Et je lui pardonne » (p. 301). Conclusion : le maître de Ballantrae existe vraiment, puisque son corps est enterré et que son âme est en enfer ; seulement il n'est pas sûr que l'enfer existe, ni même que l'auteur existe. Il n'accédera peut-être à l'existence, complètement épuisé, qu'après avoir tué son héros de sa plume — de même qu'il l'a fait tuer dans l'histoire par un autre de ses doubles, le timide Henry.
          Ces informations biographiques font voir, nous l'espérons, à quel point le thème du double est un terrain piégé pour le critique. Pour examiner comment il fonctionne effectivement dans le roman, il ne serait pas mauvais d'y trouver une sorte de symptôme, par où Stevenson aurait manifesté sans le savoir ses pulsions les mieux camouflées. Or ce symptôme existe : ce sont les noms propres — ce qui est normal dans une histoire où l'identité du moi est remise en jeu — et plus précisément leurs initiales. Le cas étrange déjà fonctionnait sur un couple d'initiales : Jekyll contre Hyde — mais le ver est dans le fruit, car Jekyll se prénomme Henry, et ses amis l'appellent familièrement Harry (ce qui a son importance, on le verra). Dans Le Maître, l'aîné s'appelle James et le cadet Henry (comme Jekyll), mais c'est le cadet qui est apparemment un autre Jekyll et l'aîné qui est un autre Hyde. Pourquoi cette inversion ? Sans doute, au premier niveau, parce que l'aînesse est contestée, James étant hors-la-loi pour avoir trahi le roi d'Angleterre lors du soulèvement écossais de 1745 et Henry recueillant à sa place de titre de lord Durrisdeer. Ainsi Esaü vendit son droit d'aînesse à Jacob pour un plat de lentilles, ce qui conduit James à traiter Henry de Jacob, tandis que les gens du pays, pour leur part, n'hésitent pas à l'appeler Judas. C'est le J qui déborde sur le H, au rebours de ce qui se passait dans Le cas étrange. Ajoutons que les autres initiales ont d'autres occurrences, tout aussi troublantes : James soutient la cause des Jacobites c'est-à-dire de la branche aînée des Stuart, détrônée en 1689 et instigatrice du soulèvement de 1745 ; Henry, au moins en apparence, reste fidèle à la maison de Hanovre, héritière de la branche cadette et « légitime » souveraine. Jessie, une fille du pays a eu un enfant de James, et c'est Henry qui la pensionne ; dans l'épisode final, deux forbans nommés Harris et Hastie sont payés (encore) par Henry pour tuer James, mais cet épisode n'intervient qu'après une métamorphose où Henry, en quelque sorte, est envahi par l'âme de James. Le narrateur, qui avait souvent vu cette scène en songe, s'étonne de la différence entre le rêve et la réalité, du travestissement opéré par le redoublement : « la chambre était tout à fait différente, l'attitude de Mylord devant la table n'était pas du tout la même, et son visage, quand il le tourna vers moi, exprimait un degré pénible de fureur au lieu de cet affreux désespoir qui l'avait toujours (sauf une fois, comme je l'ai dit) caractérisé dans cette vision » (p. 241). Henry est plus Hyde qu'il n'en a l'air.
          D'autres initiales, moins ambiguës, achèvent de compléter le tableau : James a pour ami le chevalier Burke, narrateur de plusieurs épisodes exotiques, et lui donne le nom de sa terre, Ballantrae ; un autre de ses comparses (faut-il dire ses doubles ?) est l'Indien Secundra Dass, où il est facile de reconnaître l'anglais second —  et qui par ailleurs évoque le lieu où fut conçue l'histoire, le lac Saranac, et le nom même de Stevenson. La femme que se disputent les deux frères s'appela quelque temps CIementina ; dans la version définitive, elle porte le nom d'Alison — celui de la nourrice de Stevenson — et son fils se nomme Alexander, ce qui est à rapprocher de la ville d'Albany, des monts Adirondacks, où se déroule l'épisode final et où l'histoire fut conçue et en grande partie écrite. Cette femme échoit au cadet comme le titre de lord, et l'aîné en est diminué : il ne s'appellera pas Durrisdeer mais Durie, et le nom même de sa terre, Ballantrae, devient par dérision Bally (comme Jekyll devenait familièrement Harry). Il garde certes son titre de Maître, mais Henry a droit à celui de Mylord et Alison à celui de Mylady ; la lettre M est la plus « institutionnelle » de toutes, et l'intendant qui gère les biens de la famille (et raconte la plus grande partie de l'histoire en donnant à James son titre de Maître) s'appelle Mackellar, tandis que parmi les bandits engagés par Henry dans l'épisode final, celui qui cherche à provoquer l'élection régulière d'un nouveau chef (et par là même à sauver James) s'appelle Moutain.
          Est-il téméraire de sauter aux conclusions ? James est plus ou moins immortel, il ne cessera de tourmenter Henry qu'à l'instant où meurt celui-ci ; il est toujours absent ou presque, et ses rares apparitions sont mises en scène comme des cauchemars ; il est toujours le plus fort et surtout il est le plus intelligent, il pense à tout ; il n'a même pas besoin d'être là pour tourmenter le cadet, le « petit ». Bref, c'est une figure du mauvais père, ce qui suppose que c'est une figure du père comme l'était déjà Jekyll. Seulement il n'est plus le héros du récit, mais l'adversaire ; le petit a l'air triste et franc, il accepte sans mot dire de boire la coupe jusqu'à la lie, suppliant seulement son frère de l'appeler par son nom (p. 108) et reconnaissant même que son histoire est le produit de ses fantasmes (« La fausseté de ma situation est en moi », p. 128). Bref, c'est Stevenson.
          Pourquoi cette métamorphose ? On a déjà vu que dans Le cas étrange, le principal ressort du récit est que Jekyll a envie d'être Hyde. Ici son désir est exaucé ; quelle qu'en soit la cause (mais il est probable que le voyage en Amérique y est pour beaucoup), il a renié, chassé de lui —  tué pour tout dire — ce père trop savant, digne du constructeur de phares qui fut le véritable père de Stevenson ; mais voici que le mort sort du tombeau pour se venger. Le double est un vampire (ou, comme le dit Stevenson improprement mais de façon révélatrice — un « incube », un suceur de sperme). Il est le personnage que l'auteur a voulu être et contre lequel il s'est battu toute sa vie, avant de le répudier comme modèle et de le fuir dans une échappée splendide et poétique vers les « déserts » de l'Amérique et de la Polynésie. Peut-être y a-t-il aussi, derrière ce personnage facile à identifier, un autre double, modèle de désir celui-là (plus que de comportement) et avec qui l'auteur avait d'autres comptes à régler ; la piste hollandaise évoquée plus haut permet de poser la question, non d'y répondre car cette piste est passablement brouillée, et il n'est plus question, n'est-ce pas ? de coucher Stevenson sur le divan.
          Au terme de cette trajectoire passablement proliférante (les miroirs multiplient tout), on pourrait s'interroger sur le sort des deux livres. Le maître de Ballantrae est le meilleur à notre avis (comme à celui de Henry James et de bien d'autres) et pourtant Le cas étrange a connu un succès public immense, l'Ile au trésor exceptée. De toute évidence, notre société a repéré dans ce livre une solution acceptable à ses problèmes ; sans bouder, à proprement parler, Le Maître, les lecteurs ont préféré le recevoir comme un récit d'évasion, reculant devant une solution trop radicale et peut-être difficile à mettre en pratique. Fuir le père jusqu'au bout du monde, ce n'est pas à la portée de tout un chacun ; lui fausser compagnie une fois de temps en temps, pour aller au bordel ou pour chasser les papillons, c'est ce que nous faisons tous. A la limite, Le cas étrange est un vaudeville qui finit mal, et s'il a connu une carrière digne de Labiche ou de Feydeau, ce n'est que justice.
          Mais si les solutions sont différentes, le problème est bien le même. La société occidentale moderne — cette société schizophrène dont parlent Deleuze et Guattari — ne nous fournit plus d'institution capable de liquider nos conflits, ou tout au moins de les mettre en scène de façon suffisamment suggestive pour provoquer un effet de catharsis ; elle nous fait croire que nous avons une identité, elle ne nous propose plus d'identifications. Or la famille existe toujours, même si la déclaration des droits de l'homme ne s'en aperçoit guère ; et ces doubles qui nous entourent (nos parents), il nous faut bien négocier avec eux même si la société s'en désintéresse. De là tous ces doubles littéraires, qui prolifèrent depuis que ces doubles sociaux ne remplissent plus leur fonction. De là les happenings. De là Stevenson. Dans Le Cas étrange et dans Le Maître, il communique un message que nous aurions bien besoin d'entendre : chaque homme est non pas un mais multiple, il passe sa vie avec les personnages qui lui ont servi de modèles durant sa petite enfance, tantôt soucieux de s'identifier à eux, tantôt aspirant à s'en différencier. C'est pourquoi les histoires de doubles sont toujours tragiques : dès lors que la société ne reconnaît plus cette situation comme telle, elle est vécue comme anxiogène, elle nous poursuit jusqu'à la mort. Notre société a plus ou moins aboli la paternité dans les textes ; ce faisant elle nous a ôté toute chance de nous en délivrer.

Notes :

1. Réédités chez 10/18, le premier avec des nouvelles fantastiques dont certaines ne sont pas sans rapport avec le sujet de cet article (Olalla, sa mère et le portrait de son ancêtre sont des doubles). Les références renvoient à l'édition 10/18, dont les traductions ont été rectifiées par nos soins dans quelques cas.
2. Michel Tournier, Le roi des Aulnes, Gallimard, p. 46.
3. Rimbaud.

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Biographies, catégorie Bios
Thèmes, catégorie Double
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