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Subversion et empire

Jacobs, une terre trop loin

Daniel RICHE

Festival d'Angoulême, décembre 1989

          Depuis une vingtaine d'années, c'est à dire depuis que la première génération de ses lecteurs est arrivée à maturité, l'œuvre de Jacobs n'en finit pas de susciter des commentaires, gloses, analyses, examens et décorticages de toutes sortes comme si elle recelait dans l'au-delà ou l'en-deçà de ses planches quelque sens caché qu'il resterait à découvrir. Si l'on excepte Hergé - dont la position emblématique fait un cas à part - peu d'auteurs de bandes dessinées auront fait naître ainsi la soif d'en "savoir plus" à leur sujet et de dépasser les apparences pour accéder à une vérité dont la nature a, pour l'instant, l'envoûtante opacité d'un objet de désir. Du reste, les liens qu'entretiennent les lecteurs de Jacobs avec ses albums me paraissent de nature quasi-érotique. L'accent mis par la plupart des critiques et exégètes sur le choc éprouvé lors de leur première rencontre avec les aventures de Blake et Mortimer évoque dans bien des cas ces souvenirs de première expérience amoureuse qui demeurent indélébiles dans l'esprit de chacun de nous, quoi qu'il advienne par la suite. Et la nostalgie qui reste attachée à ce moment privilégié me semble du même ordre que celle qui enveloppe l'instant où l'on a rencontré, pour la toute première fois, la chose sexuelle. La question qui se pose, alors, est : pourquoi ? Pourquoi l'œuvre de Jacobs fascine-t-elle à ce point et que recèle-t-elle en elle qui la rend tellement désirable ? La réponse, à mon sens, ne réside ni dans ses (très réelles) qualités esthétiques ni dans ses (irréfutables) vertus scénaristiques mais dans l'ambiguïté qui la caractérise depuis ses origines.

          Ambigüe, l'œuvre de Jacobs l'est en ce qu'elle prétend réconcilier l'inconciliable, le "réel" et la fiction, la morale et le fantasme, la mémoire et l'oubli, le droit divin et la démocratie, l'impérialisme et l'humanisme, etc., chacun de ces couples caractérisant un moment de la saga Blake et Mortimer tout en la définissant dans son ensemble. Pour comprendre comment Jacobs en est arrivé là, il faut se reporter à la génèse de son œuvre et voir à quelles nécessités elle répondait lorsqu'il lui a donné naissance.

          Cette œuvre, on le sait, relève en grande partie de la science-fiction. On a souvent écrit à ce propos que le traitement infligé par Jacobs à ce genre de récit faisait de lui un novateur pour ne pas dire un pionnier. Il n'en est rien. La SF telle qu'il l'entend et la pratique s'inscrit dans une tradition européenne parfaitement circonscrite dont il n'est qu'un fidèle - et habile - continuateur. Cette tradition, qui prend naissance au début du siècle, doit beaucoup à Jules Verne pour ce qui est du cadre à l'intérieur duquel elle s'est développée. "D'un point de vue formel, " a-t-on pu écrire 1 ," cela se traduirait par un compromis entre l'esthétique bourgeoise, ses ambitions "réalistes" et la nécessité de prendre en compte les voies ouvertes à l'imaginaire. (Verne) fixerait pour le monde bourgeois - et les jeunes lecteurs de ce monde - les limites de l'acceptable dans le domaine de l'imaginaire." Là où cette tradition s'écarte du modèle vernien, c'est dans sa façon d'appréhender l'avenir. Ce que redoutent les écrivains qui s'en réclament 2 , c'est que la science n'attente à leur tranquillité et ne remette en cause l'ordre social et culturels établis. Ce n'est pas le savant qui est frappé de suspicion mais l'invention, le changement, la modernité. Et à cet "autre chose" que l'on redoute si fort, on préfére généralement le rien, le néant, l'Apocalypse. En tout cas, il est rare que l' "invention" survive aux histoires qui la mettent en scène.

          "Vivant dans un monde où la science omniprésente étend sa tentaculaire emprise dans tous les domaines," nous dit Jacobs 3 , "il est normal que, subjugué par cet inquiétant univers, l'homme, comme pour se rassurer, cherche en le transcendant et en l'affabulant, à conjurer le péril qu'il appréhende."

          La cause est entendue. Il s'agit de conjurer. Mais conjurer quoi ? Non pas la guerre nucléaire, bien sûr, ni même la robotisation de l'être humain ou un quelconque retour à la barbarie - dont on verra qu'il occupe, dans l'imaginaire jacobsien, une place privilégiée - mais ce dont tous ces "périls" sont la métaphore, à savoir l'Autre, l'Inconnu... le Nouveau.

          Et conjurer comment ? En présentant des "inventions" qui, exception faite de l'"Espadon" sur lequel nous reviendrons, ne peuvent qu'être au service du Mal et doivent, de ce fait, être anéanties. Tel est le prix à payer pour que l'ordre l'emporte sur le chaos et la civilisation sur la barbarie.

          Ce mode d'appréhension de l'avenir est indissociable, chez Jacobs, de la fascination qu'exerçaient sur lui la culture et la civilisation britanniques. Qu'on se souvienne des mots par lesquels s'ouvre La Marque jaune : "Big Ben vient de sonner une heure du matin. Londres, la gigantesque capitale de l'Empire britannique, s'étend, vaste comme une province, sous la pluie qui tombe obstinément depuis la veille."

          Londres, la gigantesque capitale de l'Empire britannique... On objectera que c'est ce qu'elle était à l'époque mais il est des manières de poser un décors qui trahissent plus que la simple volonté d'énoncer un fait historique et politique. Et si Jacobs a choisi cette manière-là, c'est parce que la Grande Bretagne et son Empire représentent à ses yeux beaucoup plus qu'une Nation amie ayant des intérêts aux quatre coins du monde.

          Que pouvait symboliser le Royaume Uni aux yeux d'un Belge issu d'une famille catholique foncièrement patriote et éprise d'ordre et de légitimité dans les années d'après-guerre ? Pour le comprendre, il faut se souvenir qu'à cette époque, l'Europe vivait - ou essayait de vivre - au rythme de la culture américaine récemment découverte. Jazz, cinéma, roman noir, rock & roll, modes de vie et même... science-fiction étaient autant de concepts nouveaux porteurs de rêves et d'espérances en provenance d'un continent mystérieux que la guerre avait épargné et qui incarnait aux yeux des nouvelles générations tout ce que l'Avenir pouvait offrir de prometteur. Dans le cadre du plan Marshall, des conseillers vinrent nous initier aux arcanes de cet univers ensorcelant dont la radio et, bientôt, la télévision allaient faire un modèle universellement transposable parce qu'universellement désirable.

          Les valeurs d'avant-guerre furent balayées par le vent de réformes qui soufflait depuis le continent nord-américain. Dans l'industrie, notamment, ce que l'on importa en priorité, ce furent des modèles d'organisation "scientifique" du travail et de gestion "rationnelle" des entreprises afin de faire naître dans les usines du vieux monde le "climat" régnant dans les firmes américaines 4 . Or ce climat résultait d'une technologie nouvelle faisant non seulement appel au savoir de l'ingénieur mais surtout aux sciences humaines, à la psychologie et à la sociologie. Résultat : le "cadre", comme incarnation de la modernité et du renouvellement de la bourgeoisie, en vint à remplacer le "patron" d'avant-guerre détenteur d'une autorité héritée du Ciel ou, à tout le moins, de la tradition. Fait qui, aujourd'hui, peut paraître surprenant, cet engouement pour les modèles américains se situait dans une optique de gauche car les Etats Unis étaient parés du prestige du New Deal alors que les droites européennes restaient souillées par leur collaboration avec l'idéologie corporatiste. C'est pourquoi, comme il l'avait fait avant-guerre, l'antiaméricanisme se développa surtout à partir de la droite, voire de l'extrême droite.

          "L'antiaméricanisme," écrit le sociologue Luc Boltanski 4 "vise ce dont l'Amérique est devenue le symbole : la production de masse, avec le taylorisme et la chaîne, la consommation de masse qui multiplie les objets uniformes, la publicité qui opère le "viol" des "consciences", bref la "société de masse" et, avec elle, au moins implicitement, une forme tenue depuis le 19e siècle pour archétypale de la démocratie."

          Alors on vit se développer toute une série d'oppositions entre le "matériel" et le "spirituel", l'"individu" et la "personne", l'"opinion publique" et la "conscience", etc. et, comme l'écrit encore Luc Boltanski, "à l'homme "standardisé" de la société américaine de masse (...), les écrivains de la jeune droite [ou du catholicisme social ] (opposèrent) le paysan ou l'artisan, l'entrepreneur individuel, le chef d'entreprise responsable, détenteur d'un patrimoine, réunissant dans une même main le capital et le travail, à la fois "directeur" et travailleur au sens "ouvrier du terme" .

          Pour le conservateur qu'était Jacobs, l'Amérique, en tant que symbole d'une modernité fondée sur des valeurs "matérielles", donc forcément aliénantes, et d'un changement voué à favoriser le désordre, ne pouvait que susciter méfiance et hostilité. Son allergie - souvent revendiquée - à la science-fiction américaine ainsi que le rôle dévolu à l'infâme yankee Sharkey dans les aventures de Blake et Mortimer témoignent de cette attitude où le mépris le dispute à l'appréhension. Ce qui heurte Jacobs dans la S.F. américaine, par exemple, ce sont les libertés qu'elle prend avec le supposé réel, c'est cette désinvolture avec laquelle elle traite les possibles qu'elle s'invente, c'est cette affirmation sans cesse répétée d'un changement en train d'advenir d'où ne surgiront pas nécessairement l'Apocalypse ou le chaos. La Grande Bretagne, en revanche, offrait un visage beaucoup plus rassurant.

          D'abord, elle conciliait - comme la Belgique - la tradition de la monarchie et le libéralisme du système politique. Ensuite, ce symbole du "monde libre", responsable de la chute de l'oppresseur nazi, représentait l'ultime espoir de la civilisation occidentale face aux assauts des barbares de tous poils. Enfin - et c'est là, peut-être, le plus important - elle incarnait la Loi, au sens de ces "fariboles freudiennes" que Jacobs se plaisait à railler. En effet, comme l'écrit Hannah Arendt 5 , "le Commonwealth britannique ne fut jamais une "République des nations" mais l'héritier du Royaume uni, le fait d'une seule nation disséminée dans le monde entier. Du fait de cette dissémination et de la colonisation, la structure politique ne se voyait pas développée, mais transplantée : les membres de ce nouveau corps fédéré demeuraient étroitement liés à leur commune mère-patrie car ils partageaient un même passé et une même loi."

          Pour Jacobs - comme, d'un point de vue légèrement différent (chronologie oblige...), pour son compatriote Jean Ray - la Grande Bretagne était donc une sorte de Belgique magnifiée qui n'aurait pas eu à subir les humiliations de la défaite et de l'occupation, un refuge pour la civilisation (occidentale, cela va sans dire) et un recours contre le désordre issu du changement et de la modernité. Il n'est pas surprenant, par conséquent, que la plupart des écrivains dont il revendique l'héritage aient été des Anglais. Il est d'ailleurs tentant d'opérer un rapprochement entre certains de ses propos sur sa gestion du "rêve" et du "merveilleux" - deux mots dont il usait fréquemment - et ceux tenus en 1933 par H.G. Wells dans la préface à une édition complète de ses romans scientifiques 6 .

          "L'invention n'est rien en elle-même," écrit Wells, "et lorsque des écrivains maladroits qui ne comprennent pas ce principe élémentaire tentent ce genre de choses, on ne saurait rien concevoir de plus sot et de plus extravagant. N'importe qui peut inventer des êtres humains à rebours ou des mondes en forme d'haltères ou une gravitation qui repousse. Ce qui rend ces inventions intéressantes, c'est leur traduction en termes ordinaires, et la stricte exclusion d'autres miracles de l'histoire. Elle devient alors humaine. (…) Pour que le lecteur puisse bien jouer le jeu, il faut que l'auteur d'histoires fantastiques l'aide de toutes les façons possibles et discrètes à domestiquer l'hypothèse impossible. Il doit l'amener par la ruse à concéder sans méfiance une certaine supposition plausible et poursuivre son récit tant que l'illusion se maintient."

          Au plan strict de la méthode, Jacobs n'aurait sans doute pas désavoué ces lignes puisque, répondant à François Rivière 7 qui lui faisait remarquer que dans son œuvre, on ne sait pas "où finit le réel et où commence l'irréel", il déclarait : "A mon avis, pour toute histoire de science-fiction il doit en être ainsi, il faut qu'on ne sente pas le moment du décalage." Il est moins sûr, en revanche, qu'il eût souscrit à la philosophie progressiste sous-tendant l'œuvre de Wells. Car les Martiens de La Guerre des Mondes s'expliquent en grande partie par référence à la politique coloniale menée par les Britanniques alors que, chez Jacobs, l'Empire, on l'a vu, est à la fois objet de respect et de fascination.

          Gérard Lenne a qualifié la démarche esthétique et éthique de Jacobs d'"hyperréalisme fondé sur l'obsession du détail8 . C'est à ce prix, en effet, que la science-fiction peut fonctionner dans son œuvre. La "stricte exclusion d'autres miracles de l'histoire" dont parle H.G. Wells se traduit chez lui par une inflation du vraisemblable rendue par une accumulation de détails narratifs et picturaux dont on dirait qu'ils ambitionnent d'épuiser le ci-devant réel pour se substituer à lui. On retrouve ici la fascination pour la Loi à laquelle il était fait allusion tout à l'heure, cette Loi qui consomme le "réel", le remodèle esthétiquement, l'invente avec les pièces et les morceaux dont elle dispose pour fonder l'orthodoxie.

          Plutôt que de substitution, c'est de soumission qu'il faudrait parler. Du moins Jacobs le croyait-il et ses plus fidèles zélateurs ne se sont pas privés de colporter l'anecdote des horaires d'autobus du Caire ou celle, plus connue encore, des poubelles japonaises 9 pour accréditer la thèse de l'auteur scrupuleux soucieux de crédibiliser chacune de ses histoires en ne laissant aucune part au hasard (un peu comme ces docteurs en théologie scolastique dont le projet, en matière de Droit canon, visait à l'omniscience, autrement dit à une confiscation totale du "réel" au profit de la Loi). On l'aura compris, cet "effet de réel" - ou cet hyperréalisme, pour parler comme Gérard Lenne - est la condition nécessaire et suffisante à l'apparition du fantastique dans l'univers jacobsien. Non pas, bien entendu, parce qu'il favoriserait l'adhésion du lecteur comme Jacobs feignait de le croire, ni même parce qu'il amplifierait le vertige produit par l'irruption de l'inquiétante étrangeté dans une univers à haut indice de familiarité mais parce qu'il s'établit d'emblée contre pareille irruption et désigne de ce fait l'"invention" comme élément perturbateur voué à la destruction.

          Fidèle à la tradition du roman scientifique européen, l'œuvre de Jacobs s'érige par conséquent contre la science en prenant prétexte d'une mise en garde contre ses conséquences les plus effroyables. De ce fait, elle s'institue aussi contre tout changement qu'elle assimile à une perturbation fatale pour l'ordre établi. Elle témoigne de la sorte de la position de son auteur, réprésentant éloquent et talentueux d'une classe dont la vision dominante du monde, toute entière tournée vers le passé, est désormais sans prise sur l'histoire. Tout se passe, en somme, comme si le trop plein de réel dans l'œuvre jacobsienne n'avait d'autre fonction que de masquer l'absence de réalité profonde pour l'auteur de cette œuvre et la classe dont il est issu. Certains de ses propos sont particulièrement probants à cet égard. Claude Le Gallo raconte 10 qu'il arrivait fréquemment à Jacobs d'évoquer "la fin du monde romain, l'effondrement de l'Empire et les curieux points communs qu'il partage avec l'époque actuelle (démission des parents, révolte des enfants contre les enseignants, etc.)". Plus loin, dans le même ouvrage, c'est Jacobs lui-même qui écrit (dans une lettre datée de septembre 1970) : "L'histoire du monde semble être un éternel recommencement (tout comme celui de la nature). […] Pour ma part, cette constatation me trouble profondément et je ne puis m'empêcher de comparer l'état d'inquiétude et de trouble que nous vivons actuellement en Occident aux signes avant-coureurs de la chute de l'Empire romain." Dix ans plus tard, Jacobs confiait à Patrick Daubert, un journaliste d'Okapi 11 : "Depuis la dernière guerre, tout homme normal et conscient ne peut s'empêcher de constater le lent déclin de la civilisation occidentale et de ressentir une terrible angoisse quant à l'avenir de notre malheureux continent 12 . C'est un "remake" de la chute de l'Empire romain. On n'attend plus que l'invasion des "barbares" !" Et encore : "Tandis qu'une faune marginale et complètement déboussolée s'affaire déjà à notre destruction, une merveilleuse jeunesse débordante d'enthousiasme et assoiffée d'idéal travaille, étudie et cherche à réaliser un monde meilleur."

          Si l'on voulait parfaire cette démonstration, il suffirait de rappeler la conclusion du Piège diabolique où Mortimer, tirant de la "singulière aventure" qu'il vient de vivre "la morale qui s'impose", s'adresse au lecteur en ces termes : "Ne nous plaignons pas outre mesure de notre damnée époque car elle a de bons côtés ! Et qui sait si un jour en l'évoquant, vous ne direz pas à votre tour : C'ETAIT LE BON TEMPS." Comme l'écrivait pudiquement Dominique Petitfaux dans Le collectionneur de bandes dessinées 13 , "le passé et l'avenir n'ont pas de solutions à nous proposer, ce sont des impasses. L'issue est alors dans le présent, et on en vient à se demander s'il ne faudrait pas souhaiter que, le temps suspendant son vol, l'Histoire, piègée dans les deux sens, ne s'arrête en cette année 1961 : conclusion qui, en donnant à penser que nous sommes dans la meilleure des époques possibles, incline au conservatisme."

          Le traitement que l'auteur inflige au passé dans cet album lui a cependant sans doute été dicté par les impératifs de la fable aux accents voltairiens qu'il s'efforçait de raconter. Car Jacobs a toujours éprouvé une grande passion pour l'histoire. Dans Un opéra de papier 3 , il raconte que ce goût a pris naissance à l'âge de onze ans, lorsque cette matière a figuré pour la première fois dans les programmes scolaires, et que sa découverte a été pour lui "une véritable révélation". Par la suite, il s'est mis à étudier le costume historique et a utilisé ses connaissances dans ce domaine pour ajouter une note personnelle dans la mise au point des attitudes et des tenues des personnages qu'il interprétait à l'Opéra de Lille. Ses premières illustrations pour le magazine belge Bravo relevaient pour la plupart, elles aussi, de sujets historiques et lorsqu'il fut question, pour lui, d'imaginer une nouvelle série pour le journal Tintin - sur le point de paraître - c'est tout naturellement vers l'Histoire qu'il se tourna une fois encore.

          "J'étais porté d'instinct vers les récits historiques," confiait-il à François Rivière en 1976 7 . "J'avais cogité un Roland le Hardi (...) qui se situait au Moyen Age et qui était mi-historique, mi-légendaire. Mais comme seule Le Temple du Soleil se passait de nos jours, Laudy et Cuvelier ayant aussi choisi l'histoire, je fus aimablement prié de créer une histoire contemporaine. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, une fois de plus, j'ai choisi comme un moindre mal la science-fiction."

          Ainsi naquit Le secret de l'Espadon, "presque fortuitement" comme le dit, ailleurs, Jacobs, dans ce même entretien. Et l'auteur se piègea. Pour toujours.

          Le secret de l'Espadon, si on la prend isolément, est une bande d'aventure parfaitement conforme à l'esprit de son temps. Son évident manichéïsme est le reflet de celui qui régnait alors dans le cinéma et le roman populaires et il n'y a lieu ni de s'en étonner ni de s'en offusquer. Quant au "péril jaune" qu'incarnent Basam-Damdu et ses séïdes, c'est un archétype qu'il était fréquent de rencontrer dans la littérature de mystère comme en témoignent l'œuvre de Sax Rohmer mais aussi des récits plus tardifs tels que Manchu terror de William P. MacGivern ou Sixth column de Robert Heinlein 14 . Reconnaissons toutefois que "L'Espadon", de par ses qualités esthétiques, graphiques et scénaristiques, dépasse de très loin ce qu'il était possible de lire à l'époque dans la presse pour la jeunesse. Mais cela ne serait rien si cette bande n'était aussi et avant tout un monstre contaminant, de par son rôle d'épisode fondateur, l'ensemble de l'édifice jacobsien.

          La plupart des critiques le reconnaissent : Le secret de l'Espadon est un récit "à part" dans le cycle des aventures de Blake et Mortimer. Gérard Lenne va jusqu'à parler de "guerre purement fantasmatique […], qui prendrait la place de la véritable guerre de 1939-1945, sans l'annuler complètement," et de "long rêve de Blake et Mortimer pendant la nuit de la Deuxième Guerre mondiale8 .

          Une constatation s'impose : Le secret de l'Espadon est le seul épisode authentiquement "vernien" de la série Blake et Mortimer en ce sens qu'il s'agit du seul volet de la saga à présenter un savant (Mortimer) mettant au point une invention (l'Espadon) dont le destin n'est pas l'anéantissement in fine pour cause d'insoutenable perturbation de l'Etre. Au contraire, dans cette histoire, la "merveille scientifique" a pour objet et fatum de voler au secours de la "civilisation" (britannique). Il y a comme un relent d'un positivisme hérité du XIXe siècle dans cette fresque guerrière où la science et la technologie dessinent pour l'humanité un horizon de maturité, d'espoir et de liberté. Et ce n'est pas l'un des moindres paradoxes de l'imaginaire jacobsien que d'avoir choisi un engin de mort comme emblême exclusif d'une science émancipatrice...

          Le problème, c'est que le projet de Jacobs implique une mémoire. Pour que l'"effet de réel" à partir duquel il prétend s'imposer n'ait pas à subir les conséquences néfastes d'éléments parasites, il faut que l'univers de Blake et Mortimer ait une histoire évolutive et aisément reconnaissable. Le fait est que Jacobs s'est appliqué à bâtir cette histoire d'album en album, dotant ses personnages d'une mémoire, fût-ce au prix d'une amnésie temporaire comme celle d'Olrik-Guinea Pig dans La Marque jaune. Mais l'"Espadon" est là, monstre fondateur aux prolongements inexorables qui, de par sa seule existence, voue toute cette entreprise à l'échec. Car si l'on veut que le "réel" et la Loi donnent l'illusion d'être consubstantiels, il faut qu'ils s'informent mutuellement en permanence. C'est pourquoi la Loi consomme du passé qu'elle refaçonne suivant ses exigences. Or l'"Espadon" refuse d'être refaçonné. A moins de le tenir pour un rêve, comme le fait Gérard Lenne, on constate qu'il perturbe le projet jacobsien dans son ensemble, le lézardant de toutes parts pour laisser entrevoir ce qu'il a d'impossible, d'utopique, de vertigineux, d'ambigu, de libertaire.

          Claude Le Gallo raconte que Jacobs se montra très étonné lorsqu'il lui fit remarquer que "L'Espadon" se trouvait exclu de la chronologie des aventures de Blake et Mortimer à partir de La Marque jaune puisque la Troisième Guerre mondiale y est complètement passée sous silence.10 De fait, ce n'est pas exact puisque le rôle joué par Olrik au côté de Basam-Damdu est rappelé à plusieurs reprises tout au long de la série, y compris dans le dernier album, Les trois formules du Professeur Sato où c'est le Colonel lui-même qui revendique son passé de conseiller auprès de "feu l'Empereur" tibétain face à Mortimer. Mais Septimus, dans La Marque jaune, mentionne une guerre qui ressemble plus à celle déclenchée par Hitler dans notre monde à nous que celle à laquelle Olrik a participé. Il n'y a pas que les héros qui sont amnésiques chez Jacobs... C'est pourquoi dans la version définitive de La Marque jaune sortie en janvier 1988 aux éditions "Blake et Mortimer" à Bruxelles, une note spécifie que le conflit évoqué par Septimus est bien la Troisième Guerre mondiale et renvoie au Secret de l'Espadon. Mais cela ne suffit pas à préserver l'édifice jacobsien, d'autant que cette correction, comme le montre Gérard Lenne, équivaut en fait à une contradiction 8 . Une allusion à la Luftwaffe n'a pas été supprimée et "quoi qu'il en soit, Septimus n'aurait pas eu le temps de faire construire un abri pendant la 3e Guerre mondiale, et […] celui-ci eût été inutile puisque cette guerre-éclair a vu la destruction de Londres, une invasion éclair et une occupation immédiate."

          Dans son livre, Lenne met aussi le doigt sur l'ordre chronologique aberrant des Aventures de Blake et Mortimer où Le mystère de la Grande Pyramide vient après Le secret de l'Espadon, et La Marque jaune après Le mystère de la Grande Pyramide, alors que le récit de Septimus situe la guerre du Secret de l'Espadon après l'aventure de la Pyramide (et la baptise désormais "Troisième guerre mondiale" alors que la seconde n'a pas encore eu lieu).

          Pour ma part, ce tissu de contradictions se résume à deux images dont l'incompatibilité au sein d'un même univers m'a posé pendant mon enfance un problème que j'ai longtemps cru insoluble. La première de ces images, c'est celle de la tour Eiffel détruite à la page 12 du Secret de l'Espadon. La seconde, c'est celle de la tour Eiffel intacte à côté de Mortimer sur la couverture du numéro de Tintin annonçant le début de S.O.S. Météores. Ce que j'aurais aisément accepté d'un Willy Vandersteen, d'un Jijé ou d'un Hubinon, je le refusais venant de Jacobs. C'est que l'"effet de réel" faisait encore illusion à l'époque ! Aujourd'hui, il fascine à la manière d'une héroïne d'Hitchcock, une de ces "omelettes norvégiennes" comme il les appelait parce que leur apparence froide et austère dissimule de véritables bombes sexuelles. Chez Jacobs, l'inflation du vraisemblable et la soumission - en surface - du récit à la Loi servent de camouflage à une machine folle, une uchronie détraquée où les tours de métal peuvent à la fois être encore debout et déjà détruites et où une Troisième Guerre mondiale peut en précéder une Seconde puis se faire oublier pour ne plus apparaître qu'au détour d'une vague conversation. Et c'est ce désordre caché, cette incongruité souterraine qui rend, selon moi, l'œuvre de Jacobs si attirante. Du reste, que font ces exégètes et ces lecteurs qui traquent l'erreur et le faux pas en remarquant, par exemple, qu'il n'y a pas de terrasses de café au Caire ou que le nombre des boutons de la blouse de Septimus connaît de nombreuses variantes si ce n'est chercher les failles par lesquelles l'édifice Jacobsien se dévoile pour ce qu'il est, une machine folle, un pied de nez à l'histoire, une mécanique déréglée et hautement subversive démontrant qu'il n'y a pas de réel autre que celui construit par l'imaginaire ?

          Jacobs fauteur de troubles, Jacobs détraqueur d'Histoire, Jacobs schizophrène, utopiste, irresponsable, hors la loi... Au fond, ils avaient raison les censeurs qui interdirent la diffusion en France du Piège diabolique pendant plusieurs années. Cet homme est dangereux. Son œuvre démontre que le fantasme l'emporte sur la Loi. Cela s'appelle "subversion".



Notes :

1 - Roger Bozzetto citant Marc Angenot ("The french S.F. before Verne" in S.F. Studies n° 14, mars 1980) : "Science-fiction française, science-fiction américaine, des relations ambiguës" in Science-fiction et fiction spéculative, Revue de l'Université de Bruxelles, 1985.

2 - Par exemple O. Joncquel, T. Varlet, Ernest Perochon, José Moselli, Léon Daudet, E. Thébault, L. Lambri, Régis Messac, A. Valérie, Jacques Spitz, etc. Cf. Lorris Murail : "Les futurs auxquels vous avez échappé" in Science-Fiction n° 5, Denoël, 1985, et Gérard Klein : "Préface" à Sur l'autre face du monde et autres romans scientifiques de "Sciences et voyages", Robert Laffont, 1973.

3 - In Un opéra de papier, Gallimard, 1981.

4 - Cf. Luc Boltansky, "America, America... le Plan Marshall et l' "importation du management" in Actes de la recherche en sciences sociales n° 38, mai 1981.

5 - Hannah Arendt : Les origines du totalitarisme, t. 2 : "L'impérialisme", Arthème Fayard, 1982.

6 - H.G. Wells : "Préface aux romans scientifiques" traduite par Nelly Stéphane in Europe n 681/682 (H.G. Wells & Rosny Aîné), janvier/février 1986.

7 - François Rivière : "Entretien avec Jacobs" in Les cahiers de la bande dessinée n° 30, 1976.

8 - Gérard Lenne : Blake, Jacobs et Mortimer, Librairie Séguier/Archimbaud, 1988.

9 - Cf. Gérard Lenne in op. cit. : "L'extrême minutie jacobsienne a désormais sa légende, ses morceaux de bravoure qu'on cite rituellement : les horaires d'autobus du Caire (que Jacobs s'est procurés, non sans mal, avant d'y envoyer Mortimer) ou les couvercles des poubelles japonaises (pour la scène de bagarre à Kyoto dans Les trois formules) […] Au delà d'une éthique personnelle particulièrement pointilleuse, il faut sans doute y voir une conviction quasi-superstitieuse : que le moindre détail, même invisible de la quasi-totalité de ses lecteurs, concourt à l' "l'impression de réalité" de l'ensemble. Il y aurait là quelque chose de magique ! "

10 - Claude Le Gallo : Le monde de Edgar P. Jacobs, collection "Nos auteurs", éditions du Lombard, 1984.

11 - Interview parue dans Okapi en décembre 1980 citée par Gérard Lenne in op. cit.

12 - "L'avenir de notre malheureux continent" ... Les Etats Unis n'appartiendraient-ils plus à l'Occident, seraient-ils à l'abri des assauts des hordes barbares ou bien... la méfiance qu'ils inspiraient à Jacobs était-elle toujours aussi vivace en 1980 ?

13 - Dominique Petitfaux : "Blake & Mortimer ou les impasses de l'histoire" in Le collectionneur de bandes dessinées n°25, janvier 1981.

14 - Paru en français sous le titre Sixième colonne dans la collection "L'énigme" chez Hachette en 1951 et jamais réédité depuis, ce roman peu connu de Robert Heinlein est une sorte de version "made in U.S.A." du Secret de l'Espadon montrant comment six Américains retranchés dans une citadelle montagnarde parviennent à faire jaillir les forces de la rebellion contre un envahisseur jaune et "à donner toute son efficacité à une arme secrète d'une puissance inouïe"...

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