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Sur le temps

Entretien avec Isabelle Stengers

Daniel RICHE

nooSFere, 1999

D.R. : En quoi le temps de l'imaginaire romanesque tel qu'on le rencontre dans certaines oeuvres de science-fiction traitant, notamment, de paradoxes et de voyages temporels, diffère-t-il du temps de la physique et des physiciens? Y a-t-il des points de convergence ou est-ce tout simplement une mauvaise question ?

I.S. : Ce n'est pas une mauvaise question mais la réponse qu'on peut lui apporter dépend de la physique à laquelle on se réfère. Il y a, sinon beaucoup de physiques différentes, du moins beaucoup de projets de physique différents et de conceptions générales différentes associées à ce qu'est la physique... Prenons les deux recueils de nouvelles que vous m'avez confiés 1 , par exemple... J'ai eu le sentiment que ces textes se répartissent en deux catégories. D'une part, il y a des histoires qui s'inspirent d'une conception du temps de style einsteinien et d'autre part, des histoires plus proches d'une conception du temps de type historique ou subjectif... un temps lié à l'apprentissage, pourrait-on dire. Ce sont les moins nombreuses, d'ailleurs. Deux nouvelles m'ont particulièrement frappée. Ce sont des textes que je connaissais déjà et que j'aime beaucoup. Il y a d'abord celui tiré de La patrouille du temps de Poul Anderson et ensuite le superbe Tout smouale étaient les borogoves de Lewis Padgett où l'on trouve une double temporalité, temporalité d'apprentissage, bien sûr, mais aussi temporalité liée, d'une certaine manière, à une conception einsteinienne du temps... On s'aperçoit également dans cette histoire qu'il existe une divergence dans la manière d'appréhender le temps suivant que l'on est un adulte ou un enfant... Mais en dehors de ces deux textes, je dirai que j'ai assez mal réagi aux nouvelles relevant d'une conception du temps de type einsteinien, autrement dit ces histoires qui traitent de dimensions multiples et mettent en scène des paradoxes de retour ou des paradoxes de coexistences de plusieurs réalités et passages... Pourquoi n'ai-je pas aimé ces nouvelles ? Ce n'est pas du tout parce qu'elles ne sont pas "scientifiques"... En fait, il s'agit d'une sorte de passage à la limite par rapport à une perspective que la physique a ouverte, passage à la limite que la physique n'admet pas dans son état actuel, ce qui prouve que ces textes relèvent bien de la science-fiction, mais ce n'est pas du tout pour cette raison que je ne les ai pas aimés. Si ma réaction a été plutôt négative, c'est parce que, curieusement, j'ai l'impression que l'une des dimensions qui, pour moi, est essentielle dans le temps en est absente... mais un peu comme elle est absente de la conception einsteinienne du temps. Autrement dit, ces textes sont un reflet fidèle d'un fantasme de type einsteinien. Or la dimension qui fait défaut à ces nouvelles, c'est celle du temps en tant qu'affection, en tant qu'il affecte les corps qui vivent dans le temps et qui vivent du temps. Les héros ou les personnages que l'on croise dans ces récits sont des gens à qui il arrive des choses liées au temps sans que cela les affecte. Ils ne sont pas transformés. Du coup, les héros semblent servir uniquement de prétextes à une sorte de jeu sur les possibles intellectuels... On a le sentiment que le temps peut être maîtrisé, qu'il peut y avoir une gestion du temps. En lisant ces nouvelles, je me suis dit : "on est vraiment en plein dans les années 50".

D.R. : Qui donne le sentiment de maîtriser le temps? L'auteur ou le héros?

I.S. : Le héros peut être le jouet du temps mais cela se passe dans une situation d'indifférence et d'absurdité telle que l'auteur se retrouve dans une situation de maîtrise parfaite. En revanche, il me semble que dans les nouvelles qui font jouer le temps comme production, comme pouvoir d'invention, on a affaire à des héros affectés, à des personnages troublés dans les rapports subjectifs qu'ils entretiennent les uns avec les autres. C'est ce qui caractérise, selon moi, la première nouvelle tirée de La patrouille du temps de Poul Anderson. Pour l'Anglais qui est le compagnon du personnage principal, le fait qu'il puisse voyager dans le temps lui rend la perte de sa fiancée insupportable. Donc, ce possible nouveau lui fait vivre une véritable histoire singulière...

D.R. : Peut-être y a-t-il effectivement des nouvelles qui sont de purs jeux intellectuels où les héros ne sont pas affectés par les manipulations du temps qui s'opèrent autour d'eux parce qu'il s'agit de simples "figures" servant à illustrer une démonstration de type mathématique mais je ne pense pas que ce soit le cas de la majorité des histoires de science-fiction parlant du temps. Au contraire, dans nombre de récits, les "possibles nouveaux" qu'ouvre à l'homme la perspective imaginaire d'une manipulation de la ou des temporalité(s) ont pour corrolaire un bouleversement radical des mentalités et des subjectivités.

I.S. : Je ne voudrais pas paraître trop négative et ma critique se fonde en effet sur un nombre restreint de textes qui m'ont marquée... Mais il ne s'agit sans doute pas d'une règle applicable à toutes les nouvelles jouant avec la temporalité. Ce qu'il y a d'intéressant, tout de même, dans ces histoires que je n'ai pas aimées, c'est de voir à quel point c'est un certain "style" de science qui est en jeu, à l'exclusion de tout autre... Puisque la science d'Einstein a transformé - du moins dans la représentation qu'on s'en fait généralement - le temps en une dimension, on a affaire à un jeu avec l'idée selon laquelle les quatre dimensions de l'espace-temps peuvent être modifiées, complexifiées, transformées par la situation de fiction. C'est un jeu logique où il y a un seul point qui demeure incompréhensible, c'est que quelque chose se produise effectivement. Je veux dire que nous sommes en présence de masses qui sont en mouvement les unes par rapport aux autres, d'échanges, d'accélérations, etc. mais il ne peut rien arriver dans l'univers einsteinien. Et les auteurs de science-fiction qui s'en sont inspirés ont très précisément reproduit le type de fascination et de rapports que l'on rencontre dans la physique einsteinienne entre les possibilités offertes par ce type de temps-là et l'observateur/narrateur. On a affaire à un style d'inspiration qui est très différent de celui que l'on rencontre quand les narrateurs prennent le temps historique ou le temps psychologique comme objets d'expérimentation.

D.R. : Peut-on parler d'une physique post-einsteinienne? Je pense en particulier à la physique quantique... Et en quoi le temps de cette physique post-einsteinienne diffère-t-il du temps de la physique d'Einstein ?

I.S. : Il existe plusieurs types de temporalités post-einsteiniennes... Il y a un type de temporalité qui ne pose aucun problème et qui précède sa théorisation en physique, c'est le temps dont Ilya Prigogine s'est occupé, par exemple, le temps des bifurcations... Or ce temps des bifurcations, il existe. C'est le temps de Poul Anderson, pourrait-on dire, puisque c'est un temps où l'on rencontre certains éléments décisifs. C'est aussi le temps d'une jolie nouvelle d'Asimov publiée dans le recueil The winds of change qui, je crois, a paru en France sous le titre Au prix du papyrus. La nouvelle s'intitule Fair exchange ? 2 . Il y est question d'un amateur de musique qui entre en communication avec un esprit qui est en résonnance avec le sien dans le passé, à l'époque où a été joué un opéra que le héros voudrait entendre car le livret a disparu. En fait, en entrant en résonnance avec cet homme du passé, il lui suggère de voler le livret. Et quand le héros se réveille à l'hopital, il s'aperçoit qu'il n'est plus dans le même monde. Ce qui s'est passé, c'est que l'auteur du livret, s'apercevant qu'on essayait de lui voler son oeuvre, s'est montré particulièrement vigilant. Du coup, il ne l'a pas perdu comme dans le temps originel. Il l'a gardé. Et ce simple geste a déclenché une cascade d'événements. Par exemple, quand le héros se réveille à l'hôpital, c'est dans un monde où sa femme s'est tuée dans un accident de voiture et lui-même est soigné pour une dépression. Il a tenté de se suicider après la mort de sa femme... Donc, un mico-événement comme cette tentative de vol avortée du livret d'un opéra a déclenché une autre histoire qui, si elle n'a pas donné naissance à un monde radicalement autre, diverge quand même sur un tas de points de celle d'où est issu le narrateur et parmi ces points, il en est un qui le concerne au premier chef. Le temps des bifurcations est donc objet d'expérimentations puisque c'est un temps où se construit une histoire. On peut y déclencher des événements mais l'on ne connaîtra jamais les conséquences des événements que l'on déclenche. C'est ce qui rend si fascinants les récits de La patrouille du temps de Poul Anderson.

D.R. : Ce temps des bifurcations, c'est celui que l'on rencontre dans une nouvelle de Ray Bradbury intitulée Un coup de tonnerre. Un homme assiste à une partie de chasse dans la préhistoire. Les animaux que les chasseurs ont le droit d'abattre ont été choisis parce que l'on sait qu'ils sont condamnés et doivent mourir de toute façon quelques instants plus tard. Mais le héros écrase un papillon par mégarde et, lorsqu'il revient à son époque, il s'aperçoit que la langue a changé, le système politique a changé... tous les signes ont changé.

I.S. : C'est la même chose, en effet. Disons que là, nous avons affaire à un temps physique où est posé le problème de la régularité... Beaucoup d'événements produisent-ils des évolutions moyennes ? Et quelle influence peut avoir, à terme, un petit événement ?

D.R. : C'est une conception déterministe de la temporalité qui attribue une valeur absolue à la causalité, non ?

I.S. : Dans le cas de la nouvelle d'Asimov ou de celle que vous venez de citer, oui. Mais chez Poul Anderson, le temps n'est pas aussi sensible. Il y a une certaine élasticité de la temporalité où viennent s'inscrire des événements bifurquants... Chez Bradbury, au contraire, l'univers est ultra-sensible et dépourvu de stabilité. Je dirai par conséquent que dans la nouvelle de Bradbury, on a affaire à un temps dynamique où la moindre altération suffit à nous faire changer de système alors que dans celles de Poul Anderson, le temps est soumis à une loi de l'équilibre comme dirait Prigogine... C'est un temps physique doté d'une certaine élasticité et d'une certaine stabilité comportant des points à partir desquels la trajectoire de l'histoire peut être transformée. Mais il y a un autre type de temps que l'on rencontre dans la littérature de science-fiction qui me paraît tout à fait extraordinaire, c'est celui du cycle Fondation d'Asimov. Là, le problème qui est posé, c'est celui de la prévision par rapport à la connaissance; c'est donc tout le problème des sciences sociales. En fait, je dirai que c'est le temps des sciences humaines qui est mis en scène dans les romans de ce cycle, un temps qui s'articule autour de paradoxes du type: "Je sais que tu sais que je sais que tu sais...". Quant au temps de la mécanique quantique, pour en revenir à la question que vous m'avez posée tout à l'heure, encore faut-il savoir quelle interprétation l'on donne de cette mécanique. Par exemple, il existe une interprétation de la mécanique quantique selon laquelle, lorsqu'un événement a l'air de se produire, cela engendre une bifurcation d'univers où toutes les issues possibles coexistent mais où les univers ne communiquent plus. On se trouve donc devant une prolifération infinie d'univers qui augmente d'instant en instant. Cette interprétation constitue un "moment" où la physique théorique devient elle-même science-fiction. Le seul problème, c'est que cela demeure sans conséquence pour la physique puisque par définition, les univers ainsi créés sont incapables de communiquer entre eux. J'ai l'impression que cette théorie de la prolifération des univers a souvent été exploitée par les écrivains de science-fiction mais que, évidemment, pour que les histoires fonctionnent, il a bien fallu que les univers puissent communiquer... Il est vrai que dans certains textes, il faut des pouvoirs spéciaux pour communiquer d'un univers à un autre. C'est le cas, si ma mémoire est bonne, de la nouvelle Quelle Apocalypse? 3  de Damon Knight...

D.R. : La théorie de la prolifération des univers a été en effet explorée jusqu'à l'absurde par certains auteurs. Je pense en particulier à Robert Sheckley qui imagine une infinité de mondes parmi lesquels se trouveraient un univers rigoureusement semblable au nôtre à un détail près, un autre tout aussi semblable mais à deux détails près, et ainsi de suite... A l'autre bout de la chaîne, c'est encore plus vertigineux dans la mesure où l'on a un univers radicalement différent du nôtre, puis un univers radicalement différent du nôtre à un détail près, etc.

I.S. : Tout cela est très spéculatif et, à mon sens, pas très intéressant du point de vue de la physique. Mais ce que vous venez de raconter présente toutefois l'intérêt de montrer qu'effectivement, s'il existe une multiplicité d'univers, on ne peut pas s'arrêter. Ils existent en un nombre infini et l'on peut fort bien imaginer qu'il y a un univers semblable au nôtre à ceci près que... disons un électron est retombé dans sa couche fondamentale à un instant légèrement différent. Les détails deviennent alors absolument inobservables, surtout quand on connaît les temps caractéristiques de la physique quantique. Ce détail lui-même peut être négocié à travers une infinité de descriptions possibles. On atteint alors une conception de l'infini dont on ne peut pas faire l'économie. Si l'on veut imaginer des univers coexistants de ce type là, de type quantique, c'est à une infinité d'infinités d'infinités que l'on a affaire et si je me promène dans des univers voisins, je risque de rencontrer des univers strictement identiques. Il y a dans les univers voisins du nôtre une infinité d'univers qui lui sont rigoureusement identiques à ceci près que quelque part sur Sirius, un noyau instable ne s'est pas décomposé parmi les milliards d'atomes instables susceptibles de se décomposer sur Sirius... Il y a donc une infinité d'univers où je pourrais me sentir chez moi comme il y a une infinité d'univers qui me seraient radicalement étrangers...

D.R. : Pour en revenir au voyage dans le temps proprement dit, je souhaiterais que l'on évoque le principe d'irréversibilité. En quoi le voyage dans le temps, même lorsqu'il donne lieu à une conception aussi sophistiquée que celle que l'on rencontre dans Un paysage du temps où il n'est question que de "communication" avec le passé, constitue-t-il une impossibilité théorique majeure?

I.S. : Pour le moment, c'est une impossibilité théorique parfaite, en effet.

D.R. : C'est assez amusant de parler du temps et de vous entendre dire "pour le moment"...

I.S. : (Rires) Tout-à-fait... Vous avez raison... Enfin, moi, je crois que ce que nous connaissons, nous le construisons à partir de ce que nous pouvons imaginer et jusqu'à présent, nous n'avons pu imaginer aucune manière de concevoir un retour en arrière. Les tachyons dont il est question dans Un paysage du temps, c'est avant tout un jeu mathématique. Entre ce type de spéculation et la physique, il y a un pas qui n'a pas encore été franchi. On dit souvent que la première grande révolution physique qui a fait se rencontrer physique et production de fictions, c'est la Relativité d'Einstein. Et la plupart de ses livres permettent en effet à la physique de produire des fictions grâce à la mise en cause de ce qui nous paraît relever du simple bon sens, à savoir la simultanéité... Mais je crois que la dernière grande révolution physique de ce type est passée beaucoup plus inaperçue. Cette révolution, c'est celle qui s'est produite quand la plupart des physiciens ont accepté le fait que l'irréversibilité n'était qu'une illusion. Cette révolution a eu lieu lorsque l'on a admis que l'irréversibilité n'était qu'un artefact relevant de l'approximation et que la vérité du monde était de type réversible. Elle ne connait pas de différence entre le passé et le futur. Ça, c'est l'interprétation probabiliste de Boltzmann 4  à la fin du XIXe siècle. La conception du temps d'Einstein découle entièrement de cette notion puisque le temps qu'Einstein transforme est un temps dynamique, autrement dit un temps réversible. Si sa conception concerne un temps autre que le temps dynamique, un temps autre que le temps pur des systèmes réversibles mécaniques, eh bien cela suppose que l'ensemble des temps différents a été ramené à un temps réversible du type dynamique. Donc Einstein présuppose lui-même cette réduction des temps au temps qui ne permet pas de reconnaître de différence entre évolution vers le futur et évolution vers le passé en un sens intrinsèque, autrement que par référence à une approximation, à une description approximative. Cette révolution-là est passée inaperçue et pourtant, c'est une révolution extravagante. On a beau regarder dans d'autres cultures où l'on joue aussi avec le temps, ce que l'on trouve, ce sont des éternels retours mais l'éternel retour est toujours quelque chose de cyclique, qui comporte localement une différence entre passé et futur. Même si l'on peut revenir vers un état que l'on a déjà connu, on ne peut parcourir le cycle dans les deux sens. Donc, il y a toujours une flèche du temps intrinsèque, même si cette flèche du temps peut boucler sur elle-même. L'idée qu'il n'existe aucune différence entre avant et après, cette idée-là, je crois qu'aucune culture ne l'a jamais eue avant nous... à moins qu'il ne faille parler de l'idée de l'éternité qui, elle, est l'idée de l'absence de temps.

D.R. : Je ne pense pas que l'on puisse dire que cette idée fait partie de notre culture. Elle reste l'apanage de certains physiciens et relève de la pure théorie...

I.S. : C'est là que Prigogine m'intéresse car ce sont des choses que j'ai apprises avec lui... Il est en effet probable que la physique est allée un tout petit peu trop loin, qu'elle s'est servie de modèles lui autorisant des conclusions qui sont un tout petit peu outrées par rapport au temps. En ce qui me concerne, je crois que nous ne sommes pas susceptibles de jouer avec le temps dans ce sens là parce que nous sommes pris dedans. Nous sommes pris dans un temps irréversible et nous ne sommes pas capables de jouer avec un temps réversible... surtout pas avec un temps que nous définirions comme réversible en disant qu'il n'est irréversible que par approximation.Il y a une sorte de pétition de principe dualiste dans cette tentative de gérer le temps par la physique en disant que le temps réversible est le temps vrai par rapport au temps irréversible que nous connaissons. Cette pétition de principe dualiste, on peut la formuler de la façon suivante : on dit que le temps irréversible n'est lié qu'à l'approximation de l'observation mais pour qu'il y ait observation et donc approximation, il faut qu'il y ait un observateur. Or, pour qu'il y ait un observateur, il faut qu'il y ait un temps subjectif qui distingue l'avant de l'après. Il y a donc une boucle que l'on peut qualifier de vicieuse entre l'acte même de mesurer et d'observer, acte qui est flèché dans le temps avec un avant et un après, et l'idée selon laquelle il n'y a d'irréversibilité qu'à cause du caractère approximatif de l'observation.... On n'arrive pas à imaginer ce que c'est que de ne pas avoir de sens de l'avant et de l'après. Prenons le Démon de Maxwell, par exemple, pour qui il n'y aurait pas d'approximation et qui pourrait, ad libidum, faire remonter un système non pas vers le passé mais vers un degré d'ordre ou de dissymétrie plus grand, luttant ainsi contre l'irréversibilté au sens thermodynamique. Personne ne parvient à imaginer que ce démon n'a pas le sens de l'avant et de l'après et ce sens existe bel et bien car, pour que le démon puisse voir arriver une balle et la rejeter vers sa célèbre raquette, cela implique qu'il est doué d'un sens de l'avant et de l'après préexistant. Ce que je veux dire, c'est que chaque fois que nous essayons de relativiser la flèche du temps, nous nous heurtons à un paradoxe, à savoir que celui-là même qui dit "je relativise la flèche du temps" existe dans une flèche, ne serait que pour que ce qu'il dit ait un début et une fin. Nous n'arrivons pas à en sortir. C'est un peu comme le baron de Münchausen qui essaye de se hisser hors d'un marais en tirant sur ses lacets. Nous ne parvenons pas à nous mettre dans une position où nous puissions dire d'une manière qui se révèle cohérente avec ce dont nous parlons : "le temps n'existe pas". Chaque fois que nous le disons, nous le disons dans un temps, dans un avant et dans un après...

D.R. : Si l'on sait qu'il y a un avant et un après, c'est parce qu'il y a de l'information qui a été acquise entre cet avant et cet après. Pour nous, c'est la mémoire qui détient cette information, qui est constituée par elle, mais peut-on dire que la matière est informée, elle aussi?

I.S. : On peut dire que oui, la matière est informée aussi... Enfin... disons qu'il existe un certain formalisme physique, notamment le formalisme dynamique où, en voyant un état, on peut dire qu'il a été produit aussi bien par son passé que par son futur... ou bien qu'il se dirige vers son futur. Comme la définition instantanée de l'état contient la totalité du passé et la totalité du futur, on peut produire beaucoup de jeux formels. On peut produire des descriptions équivalentes dont certaines parlent de cet état comme "tendant vers un futur qui l'attirerait" et d'autres comme "étant un résultat du passé". Toutes ces descriptions se valent parce qu'en fait il n'y a aucune perte ni aucun gain d'information. L'état instantané contient la même information que la totalité du présent et la totalité du futur. On peut donc se livrer à tous les jeux formels que l'on veut... En revanche, dès que l'on quitte ce temps réversible, qui est aussi celui de la relativité, tous les formalismes supposent une dissymétrie. Autrement dit, ils supposent que l'état présent est produit par une évolution passée et cette "production" se traduit notamment par une perte d'information. Au fond, on pourrait dire qu'il y a un oubli. Même quand il y a production de nouveauté, cela n'est possible que parce qu'il y a un certain oubli. Alors, je ne dis pas que c'est là que réside la vérité de l'irréversibilité du temps mais, dans la mesure où notre physique est partie d'une idéal qui était celui de la conservation absolue de l'information, la manière dont nous pouvons rendre compte de l'irréversibilité implique une problématique de l'oubli. C'est seulement parce qu'il y a un certain oubli qu'il peut y avoir production de nouveauté. C'est seulement parce que le système n'est pas sensible à tous les détails qu'il peut se produire quelque chose de nouveau. Dans la physique de Prigogine, la physique de "bifurcations", si le système était sensible à tous les détails, si rien ne s'oubliait, si aucun effet ne s'amortissait, eh bien il ne pourrait rien se produire de nouveau. C'est parce que le système oublie beaucoup de choses que les choses qu'il n'oublie pas peuvent générer de la différence et créer de la nouveauté.

D.R. : Il semble que cela présuppose une direction du temps...

I.S. : Oui... Enfin... On n'a pas les moyens de transformer le temps en une fonction d'autre chose telle qu'en agissant sur les variables de cette fonction on pourrait modifier, par exemple, le sens du temps. Le temps n'est pas fonction d'autre chose. Tous les formalismes essayent de comprendre ce qui se produit au cours du temps mais aucun n'est jamais parvenu à faire du temps une fonction de... d'autre chose à quoi nous pourrions avoir accès par une expérience de pensée et sur lequel nous pourrions agir. L'ensemble des théories physiques commente cet état de chose à différents niveaux mais aucune n'est susceptible de le remettre en question. Autrement dit, aucune théorie physique n'est susceptible de mettre en question le fait que le passé est terminé et que le futur n'est pas encore advenu. Toutes les théories dépendent de cette situation et aucune n'a trouvé le moyen de changer le statut du temps, de le transformer en quelque chose qu'on puisse inverser.

D.R. : Les mathématiques autorisent pourtant ce type de renversement...

I.S. : Les mathématiques permettent de faire n'importe quoi. Par exemple, dans un système dynamique, il suffit de renverser toutes les vitesses, ce qui permet de transformer T en -T... mais ça n'a strictement aucune application. Les mathématiques permettent de faire ce que l'on veut avec le temps mais pas la physique mathématique.

D.R. : Et la philosophie?

I.S. : Je ne vois pas de philosophe qui ait joué avec le concept de remontée dans le temps ou un concept avoisinant... Finalement, je crois que ce qu'il y a d'intéressant dans le concept de remontée dans le temps, c'est justement qu'il fait l'objet de romans, d'oeuvres d'imagination. Par exemple, si les récits de La Patrouille du Temps de Poul Anderson sont intéressants, c'est parce qu'ils posent la question de l'histoire. Qu'est-ce que c'est que l'histoire? Qu'est-ce qu'on aurait pu en faire? On peut dire qu'il s'agit d'une réflexion méta-historique qui montre à quel point notre situation était peu fatale par rapport à la somme des événements qui l'ont produite.

D.R. : Le fait que, chez Poul Anderson, il soit question d'une sorte de police chargée d'éviter que des paradoxes se produisent ne vous a pas gênée? Je veux dire sur un plan éthique... politique...

I.S. : Ça ne m'a pas gênée à priori... C'est une hyperbole. Si l'on voit d'où part l'hyperbole, je comprends que l'on puisse être gêné car nous avons clairement affaire à une philosophie de la loi et de l'ordre dont la maxime pourrait être "ne bouleversons pas tout, on ne sait pas ce qu'on aurait à la place". Donc, le germe de départ de l'hyperbole est assez embarrassant d'un point de vue politique, mais il y a un passage à la limite qui rend néanmoins ces histoires intéressantes. On peut garder en mémoire le point de départ de l'hyperbole en se disant que cela traduit une certaine pensée américaine que nous connaissons bien mais cela n'en débouche pas moins sur quelque chose de beaucoup plus intéressant que la plupart des space operas où il s'agit simplement de combattre d'horribles étrangers qui menacent le mode de vie américain.

D.R. : Qu'est-ce que vous appelez "passage à la limite" ?

I.S. : Eh bien en lisant La Patrouille du Temps, on se dit que s'il devient possible de voyager dans le temps et que des gens peuvent retourner en arrière pour changer l'histoire, ce n'est pas notre mode de vie qui sera bouleversé, ce sera notre existence même et celle de ceux qui ont les moyens de gérer cette police. Donc, ce passage à la limite implique que ce contre quoi on lutte, ce n'est pas un risque de changement mais un risque binaire. Tout ou rien. D'ailleurs, je crois que c'est dans la deuxième histoire que les personnages n'ont pu empêcher le changement et se retrouvent dans un New York où se côtoient des Celtes et des Carthaginois, entre autres, parce qu'Hannibal a gagné. Or, dans cette histoire, les membres de la Patrouille du Temps éprouvent du regret à l'idée qu'ils vont devoir faire disparaître cet univers. C'est un univers qui aurait pu se produire et ils vont devoir faire en sorte qu'il n'ait jamais existé. Là, on a tout à coup affaire à l'infinité des possibles et à ce fait indépassable, dans une telle perspective, qu'un possible réalisé réduit tous les autres à néant. On ne peut avoir qu'un possible à la fois. Et c'est un possible qui se défend, un possible qui est passé à l'existence... On a affaire à un système tellement binaire, un système où tout se joue tellement entre ce qui relève de l'existence et ce qui relève de la non-existence que la problématique politique est toujours présente mais qu'elle ne me gêne pas. Nous n'avons pas affaire à des gens qui refusent que quelque chose d'autre puisse leur arriver pour conserver leur position de pouvoir mais à des gens qui refusent que quelque chose d'autre arrive pour conserver l'existence pure et simple du monde. Je ne sais pas si la politique a encore quelque chose à dire à ce niveau-là. Ce n'est plus de la gestion de la cité qu'il s'agit.

D.R. : On peut effectivement lire La Patrouille du Temps comme vous le faites. Il n'en reste pas moins que le statut du "paradoxe" fait problème. Ce que je veux dire, c'est que si des auteurs comme Fredric Brown ou Robert Sheckley, par exemple, se sont amusés à multiplier les paradoxes et à jouer avec eux dans des textes très courts, créant ainsi du désordre, voire carrément du néant puisqu'une nouvelle de Fredric Brown se termine par la disparition du narrateur, on a le sentiment que, dans les oeuvres plus longues, les paradoxes ne sont posés que pour être niés. C'est pourquoi je pense que le concept même de paradoxe est un concept embarrassant... Beaucoup d'écrivains l'appréhendent comme quelque chose de terrifiant... sur un plan purement conceptuel, évidemment, parce que dans la réalité, le paradoxe ne constitue pas à franchement parler une menace...

I.S. : C'est vrai... Je pense à ces paradoxes de bouclage où la fin d'un texte se révèle parfaitement identique au début. Ce sont des textes parfaitement claustrophobiques...

D.R. : Pour quitter momentanément la littérature, je pense à cet album des aventures de Blake et Mortimer d'Edgar Pierre Jacobs, Le Piège Diabolique, dans lequel Mortimer voyage dans le temps. Il est clair dans cette histoire que le chronoscaphe, la machine dont Mortimer se sert pour se déplacer dans le temps, n'existe que pour être détruit à la fin. Cet objet science-fictionnel a pour raison d'être sa propre destruction car il est l'élément perturbateur par excellence... 5

I.S. : Dans ce cas, vous avez raison de parler d' "élément perturbateur"... Au fond, tout dépend de la théorie dans laquelle s'inscrivent ces histoires. Prenez l'univers de Bradbury, par exemple... Cet univers est tellement sensible à la perturbation qu'il en devient non seulement incontrôlable mais inintéressant parce que tout se mue en quelque chose de différent. C'est la turbulence... On a affaire à une temporalité tellement turbulente que tout y est sensible... Poul Anderson refuse cette turbulence parce que ceux qui font la police se situent au bout de la chaîne et ils ne peuvent accepter que l'on emprunte une autre voie puisque cela aurait pour conséquence leur propre disparition. Beaucoup d'histoires de voyages dans le temps mettent en scène des héros dont l'objectif est de modifier un événement jugé particulièrement intéressant comme la mort du Christ, par exemple. Là, on a affaire à une problématique de contrôle où il s'agit de trouver le moment susceptible d'être modifié pour que les choses prennent un cours plus intéressant. C'est une problématique fascinante car elle pose le problème de la causalité historique. Tous les historiens se posent cette question de la causalité même si certains, comme Braudel, ont tendance à dire que la temporalité est beaucoup plus macroscopique et inerte qu'on ne le croit généralement. Cela revient à dire que l'on pourrait remonter dans le temps et tuer cinq rois de France d'affilée sans que cela change quoi que ce soit du point de vue de la vie, de la manière dont évoluent les gens, etc. C'est donc le problème de l'histoire, de la causalité historique qui se discute dans les textes où il est question de voyages dans le temps...

D.R. : En gros, on peut dire que ce sont deux conceptions de l'histoire qui s'affrontent...

I.S. : Dans la nouvelle de Bradbury, il n'y a pas d'histoire autre qu'un récit... Cela renvoie à une conception de l'histoire où il ne peut y avoir autre chose qu'un récit totalement exhaustif puisque tout compte... Le moindre papillon compte. Ce qui est au coeur de cette conception, c'est l'instabilité au sens où on l'entend dans les théories atmosphèriques d'instabilité...

D.R. : Vous parlez de l'effet papillon ?

I.S. : Exactement... C'est cette théorie qui veut que le battement d'ailes d'un papillon au-dessus de l'Amazonie puisse avoir des effets importants sur le temps qu'il fera quelques mois plus tard sous nos latitudes... Comme vous le voyez, il est encore question de papillon. C'est une jolie coïncidence...



Notes :

1 - Histoires de voyages dans le temps : La grande anthologie de la science-fiction, volume présenté par Jacques Goimard, Le Livre de Poche n° 3772 et Histoires de la 4ème dimension : La grande anthologie de la science-fiction, volume présenté par Gérard Klein, Le Livre de Poche n° 3783.

2 - L'anthologie The winds of change a laquelle fait allusion Isabelle Stengers a fait l'objet en France d'une publication en deux volumes : Au prix du papyrus (Coll. Présence du Futur n°395, Editions Denoël) et Les vents du changement (Coll. Présence du Futur n°403, Editions Denoël). La nouvelle Fair exchange ? est reproduite dans Les vents du changement sous le titre Un marché de dupes.

3 - Traduction française de What rough beast, in Histoires de la 4ème dimension : La grande anthologie de la science-fiction, volume présenté par Gérard Klein, Le Livre de Poche n° 3783.

4 - Ludwig Boltzmann, physicien autrichien (1844 - 1906). Il est le principal créateur de la théorie cinétique des gaz.

5 - Voir à ce propos l'article Subversion et empire sur nooSFere

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Thèmes, catégorie Temps
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