D.R. : En quoi le temps de l'imaginaire romanesque tel qu'on
le rencontre dans certaines oeuvres de science-fiction traitant,
notamment, de paradoxes et de voyages temporels, diffère-t-il du temps
de la physique et des physiciens? Y a-t-il des points de convergence
ou est-ce tout simplement une mauvaise question ?
I.S. : Ce n'est pas une mauvaise question
mais la réponse qu'on peut lui apporter dépend de la physique à
laquelle on se réfère. Il y a, sinon beaucoup de physiques
différentes, du moins beaucoup de projets de physique différents et de
conceptions générales différentes associées à ce qu'est la
physique... Prenons les deux recueils de nouvelles que vous m'avez
confiés 1 ,
par exemple... J'ai eu le sentiment que ces textes se répartissent en
deux catégories. D'une part, il y a des histoires qui s'inspirent
d'une conception du temps de style einsteinien et d'autre part, des
histoires plus proches d'une conception du temps de type historique ou
subjectif... un temps lié à l'apprentissage, pourrait-on dire. Ce sont
les moins nombreuses, d'ailleurs. Deux nouvelles m'ont
particulièrement frappée. Ce sont des textes que je connaissais déjà
et que j'aime beaucoup. Il y a d'abord celui tiré de La patrouille
du temps de Poul Anderson et ensuite le superbe Tout smouale
étaient les borogoves de Lewis Padgett où l'on trouve une double
temporalité, temporalité d'apprentissage, bien sûr, mais aussi
temporalité liée, d'une certaine manière, à une conception
einsteinienne du temps... On s'aperçoit également dans cette histoire
qu'il existe une divergence dans la manière d'appréhender le temps
suivant que l'on est un adulte ou un enfant... Mais en dehors de ces
deux textes, je dirai que j'ai assez mal réagi aux nouvelles relevant
d'une conception du temps de type einsteinien, autrement dit ces
histoires qui traitent de dimensions multiples et mettent en scène des
paradoxes de retour ou des paradoxes de coexistences de plusieurs
réalités et passages... Pourquoi n'ai-je pas aimé ces nouvelles ? Ce
n'est pas du tout parce qu'elles ne sont pas "scientifiques"... En
fait, il s'agit d'une sorte de passage à la limite par rapport à une
perspective que la physique a ouverte, passage à la limite que la
physique n'admet pas dans son état actuel, ce qui prouve que ces
textes relèvent bien de la science-fiction, mais ce n'est pas du tout
pour cette raison que je ne les ai pas aimés. Si ma réaction a été
plutôt négative, c'est parce que, curieusement, j'ai l'impression que
l'une des dimensions qui, pour moi, est essentielle dans le temps en
est absente... mais un peu comme elle est absente de la conception
einsteinienne du temps. Autrement dit, ces textes sont un reflet
fidèle d'un fantasme de type einsteinien. Or la dimension qui fait
défaut à ces nouvelles, c'est celle du temps en tant qu'affection, en
tant qu'il affecte les corps qui vivent dans le temps et qui vivent du
temps. Les héros ou les personnages que l'on croise dans ces récits
sont des gens à qui il arrive des choses liées au temps sans que cela
les affecte. Ils ne sont pas transformés. Du coup, les héros semblent
servir uniquement de prétextes à une sorte de jeu sur les possibles
intellectuels... On a le sentiment que le temps peut être maîtrisé,
qu'il peut y avoir une gestion du temps. En lisant ces nouvelles, je
me suis dit : "on est vraiment en plein dans les années 50".
D.R. : Qui donne le sentiment de maîtriser le temps? L'auteur
ou le héros?
I.S. : Le héros peut être le jouet du temps mais cela se passe
dans une situation d'indifférence et d'absurdité telle que l'auteur se
retrouve dans une situation de maîtrise parfaite. En revanche, il me
semble que dans les nouvelles qui font jouer le temps comme
production, comme pouvoir d'invention, on a affaire à des héros
affectés, à des personnages troublés dans les rapports subjectifs
qu'ils entretiennent les uns avec les autres. C'est ce qui
caractérise, selon moi, la première nouvelle tirée de La patrouille
du temps de Poul Anderson. Pour l'Anglais qui est le compagnon du
personnage principal, le fait qu'il puisse voyager dans le temps lui
rend la perte de sa fiancée insupportable. Donc, ce possible nouveau
lui fait vivre une véritable histoire singulière...
D.R. : Peut-être y a-t-il effectivement des nouvelles qui sont
de purs jeux intellectuels où les héros ne sont pas affectés par les
manipulations du temps qui s'opèrent autour d'eux parce qu'il s'agit
de simples "figures" servant à illustrer une démonstration de
type mathématique mais je ne pense pas que ce soit le cas de la
majorité des histoires de science-fiction parlant du temps. Au
contraire, dans nombre de récits, les "possibles nouveaux"
qu'ouvre à l'homme la perspective imaginaire d'une manipulation de la
ou des temporalité(s) ont pour corrolaire un bouleversement radical
des mentalités et des subjectivités.
I.S. : Je ne voudrais pas paraître trop négative et ma
critique se fonde en effet sur un nombre restreint de textes qui m'ont
marquée... Mais il ne s'agit sans doute pas d'une règle applicable à
toutes les nouvelles jouant avec la temporalité. Ce qu'il y a
d'intéressant, tout de même, dans ces histoires que je n'ai pas
aimées, c'est de voir à quel point c'est un certain "style" de
science qui est en jeu, à l'exclusion de tout autre... Puisque la
science d'Einstein a transformé - du moins dans la représentation
qu'on s'en fait généralement - le temps en une dimension, on a affaire
à un jeu avec l'idée selon laquelle les quatre dimensions de
l'espace-temps peuvent être modifiées, complexifiées, transformées par
la situation de fiction. C'est un jeu logique où il y a un seul point
qui demeure incompréhensible, c'est que quelque chose se produise
effectivement. Je veux dire que nous sommes en présence de masses qui
sont en mouvement les unes par rapport aux autres, d'échanges,
d'accélérations, etc. mais il ne peut rien arriver dans l'univers
einsteinien. Et les auteurs de science-fiction qui s'en sont inspirés
ont très précisément reproduit le type de fascination et de rapports
que l'on rencontre dans la physique einsteinienne entre les
possibilités offertes par ce type de temps-là et
l'observateur/narrateur. On a affaire à un style d'inspiration qui est
très différent de celui que l'on rencontre quand les narrateurs
prennent le temps historique ou le temps psychologique comme objets
d'expérimentation.
D.R. : Peut-on parler d'une physique post-einsteinienne? Je
pense en particulier à la physique quantique... Et en quoi le temps de
cette physique post-einsteinienne diffère-t-il du temps de la physique
d'Einstein ?
I.S. : Il existe plusieurs types de
temporalités post-einsteiniennes... Il y a un type de temporalité qui
ne pose aucun problème et qui précède sa théorisation en physique,
c'est le temps dont Ilya Prigogine s'est occupé, par exemple, le temps
des bifurcations... Or ce temps des bifurcations, il existe. C'est le
temps de Poul Anderson, pourrait-on dire, puisque c'est un temps où
l'on rencontre certains éléments décisifs. C'est aussi le temps d'une
jolie nouvelle d'Asimov publiée dans le recueil The winds of
change qui, je crois, a paru en France sous le titre Au prix du
papyrus. La nouvelle s'intitule Fair exchange ? 2 . Il y est
question d'un amateur de musique qui entre en communication avec un
esprit qui est en résonnance avec le sien dans le passé, à l'époque où
a été joué un opéra que le héros voudrait entendre car le livret a
disparu. En fait, en entrant en résonnance avec cet homme du passé, il
lui suggère de voler le livret. Et quand le héros se réveille à
l'hopital, il s'aperçoit qu'il n'est plus dans le même monde. Ce qui
s'est passé, c'est que l'auteur du livret, s'apercevant qu'on essayait
de lui voler son oeuvre, s'est montré particulièrement vigilant. Du
coup, il ne l'a pas perdu comme dans le temps originel. Il l'a
gardé. Et ce simple geste a déclenché une cascade d'événements. Par
exemple, quand le héros se réveille à l'hôpital, c'est dans un monde
où sa femme s'est tuée dans un accident de voiture et lui-même est
soigné pour une dépression. Il a tenté de se suicider après la mort de
sa femme... Donc, un mico-événement comme cette tentative de vol
avortée du livret d'un opéra a déclenché une autre histoire qui, si
elle n'a pas donné naissance à un monde radicalement autre, diverge
quand même sur un tas de points de celle d'où est issu le narrateur et
parmi ces points, il en est un qui le concerne au premier chef. Le
temps des bifurcations est donc objet d'expérimentations puisque c'est
un temps où se construit une histoire. On peut y déclencher des
événements mais l'on ne connaîtra jamais les conséquences des
événements que l'on déclenche. C'est ce qui rend si fascinants les
récits de La patrouille du temps de Poul Anderson.
D.R. : Ce temps des bifurcations, c'est celui que l'on
rencontre dans une nouvelle de Ray Bradbury intitulée Un coup de
tonnerre. Un homme assiste à une partie de chasse dans la
préhistoire. Les animaux que les chasseurs ont le droit d'abattre ont
été choisis parce que l'on sait qu'ils sont condamnés et doivent
mourir de toute façon quelques instants plus tard. Mais le héros
écrase un papillon par mégarde et, lorsqu'il revient à son époque, il
s'aperçoit que la langue a changé, le système politique a
changé... tous les signes ont changé.
I.S. : C'est la même chose, en effet. Disons que là, nous
avons affaire à un temps physique où est posé le problème de la
régularité... Beaucoup d'événements produisent-ils des évolutions
moyennes ? Et quelle influence peut avoir, à terme, un petit événement
?
D.R. : C'est une conception déterministe de la temporalité qui
attribue une valeur absolue à la causalité, non ?
I.S. : Dans le cas de la nouvelle d'Asimov
ou de celle que vous venez de citer, oui. Mais chez Poul Anderson, le
temps n'est pas aussi sensible. Il y a une certaine élasticité de la
temporalité où viennent s'inscrire des événements bifurquants... Chez
Bradbury, au contraire, l'univers est ultra-sensible et dépourvu de
stabilité. Je dirai par conséquent que dans la nouvelle de Bradbury,
on a affaire à un temps dynamique où la moindre altération suffit à
nous faire changer de système alors que dans celles de Poul Anderson,
le temps est soumis à une loi de l'équilibre comme dirait
Prigogine... C'est un temps physique doté d'une certaine élasticité et
d'une certaine stabilité comportant des points à partir desquels la
trajectoire de l'histoire peut être transformée. Mais il y a un autre
type de temps que l'on rencontre dans la littérature de
science-fiction qui me paraît tout à fait extraordinaire, c'est celui
du cycle Fondation d'Asimov. Là, le problème qui est posé,
c'est celui de la prévision par rapport à la connaissance; c'est donc
tout le problème des sciences sociales. En fait, je dirai que c'est le
temps des sciences humaines qui est mis en scène dans les romans de ce
cycle, un temps qui s'articule autour de paradoxes du type: "Je
sais que tu sais que je sais que tu sais...". Quant au temps de la
mécanique quantique, pour en revenir à la question que vous m'avez
posée tout à l'heure, encore faut-il savoir quelle interprétation l'on
donne de cette mécanique. Par exemple, il existe une interprétation de
la mécanique quantique selon laquelle, lorsqu'un événement a l'air de
se produire, cela engendre une bifurcation d'univers où toutes les
issues possibles coexistent mais où les univers ne communiquent
plus. On se trouve donc devant une prolifération infinie d'univers qui
augmente d'instant en instant. Cette interprétation constitue un
"moment" où la physique théorique devient elle-même
science-fiction. Le seul problème, c'est que cela demeure sans
conséquence pour la physique puisque par définition, les univers ainsi
créés sont incapables de communiquer entre eux. J'ai l'impression que
cette théorie de la prolifération des univers a souvent été exploitée
par les écrivains de science-fiction mais que, évidemment, pour que
les histoires fonctionnent, il a bien fallu que les univers puissent
communiquer... Il est vrai que dans certains textes, il faut des
pouvoirs spéciaux pour communiquer d'un univers à un autre. C'est le
cas, si ma mémoire est bonne, de la nouvelle Quelle Apocalypse? 3 de Damon
Knight...
D.R. : La théorie de la prolifération des univers a été en
effet explorée jusqu'à l'absurde par certains auteurs. Je pense en
particulier à Robert Sheckley qui imagine une infinité de mondes parmi
lesquels se trouveraient un univers rigoureusement semblable au nôtre
à un détail près, un autre tout aussi semblable mais à deux détails
près, et ainsi de suite... A l'autre bout de la chaîne, c'est encore
plus vertigineux dans la mesure où l'on a un univers radicalement
différent du nôtre, puis un univers radicalement différent du nôtre à
un détail près, etc.
I.S. : Tout cela est très spéculatif et, à mon sens, pas très
intéressant du point de vue de la physique. Mais ce que vous venez de
raconter présente toutefois l'intérêt de montrer qu'effectivement,
s'il existe une multiplicité d'univers, on ne peut pas s'arrêter. Ils
existent en un nombre infini et l'on peut fort bien imaginer qu'il y a
un univers semblable au nôtre à ceci près que... disons un électron
est retombé dans sa couche fondamentale à un instant légèrement
différent. Les détails deviennent alors absolument inobservables,
surtout quand on connaît les temps caractéristiques de la physique
quantique. Ce détail lui-même peut être négocié à travers une infinité
de descriptions possibles. On atteint alors une conception de l'infini
dont on ne peut pas faire l'économie. Si l'on veut imaginer des
univers coexistants de ce type là, de type quantique, c'est à une
infinité d'infinités d'infinités que l'on a affaire et si je me
promène dans des univers voisins, je risque de rencontrer des univers
strictement identiques. Il y a dans les univers voisins du nôtre une
infinité d'univers qui lui sont rigoureusement identiques à ceci près
que quelque part sur Sirius, un noyau instable ne s'est pas décomposé
parmi les milliards d'atomes instables susceptibles de se décomposer
sur Sirius... Il y a donc une infinité d'univers où je pourrais me
sentir chez moi comme il y a une infinité d'univers qui me seraient
radicalement étrangers...
D.R. : Pour en revenir au voyage dans le temps proprement dit,
je souhaiterais que l'on évoque le principe d'irréversibilité. En quoi
le voyage dans le temps, même lorsqu'il donne lieu à une conception
aussi sophistiquée que celle que l'on rencontre dans Un paysage du
temps où il n'est question que de "communication" avec le
passé, constitue-t-il une impossibilité théorique majeure?
I.S. : Pour le moment, c'est une impossibilité théorique
parfaite, en effet.
D.R. : C'est assez amusant de parler du temps et de vous
entendre dire "pour le moment"...
I.S. : (Rires) Tout-à-fait... Vous avez
raison... Enfin, moi, je crois que ce que nous connaissons, nous le
construisons à partir de ce que nous pouvons imaginer et jusqu'à
présent, nous n'avons pu imaginer aucune manière de concevoir un
retour en arrière. Les tachyons dont il est question dans Un paysage
du temps, c'est avant tout un jeu mathématique. Entre ce type de
spéculation et la physique, il y a un pas qui n'a pas encore été
franchi. On dit souvent que la première grande révolution physique qui
a fait se rencontrer physique et production de fictions, c'est la
Relativité d'Einstein. Et la plupart de ses livres permettent en effet
à la physique de produire des fictions grâce à la mise en cause de ce
qui nous paraît relever du simple bon sens, à savoir la
simultanéité... Mais je crois que la dernière grande révolution
physique de ce type est passée beaucoup plus inaperçue. Cette
révolution, c'est celle qui s'est produite quand la plupart des
physiciens ont accepté le fait que l'irréversibilité n'était qu'une
illusion. Cette révolution a eu lieu lorsque l'on a admis que
l'irréversibilité n'était qu'un artefact relevant de l'approximation
et que la vérité du monde était de type réversible. Elle ne connait
pas de différence entre le passé et le futur. Ça, c'est
l'interprétation probabiliste de Boltzmann 4 à la fin du XIXe siècle. La
conception du temps d'Einstein découle entièrement de cette notion
puisque le temps qu'Einstein transforme est un temps dynamique,
autrement dit un temps réversible. Si sa conception concerne un temps
autre que le temps dynamique, un temps autre que le temps pur des
systèmes réversibles mécaniques, eh bien cela suppose que l'ensemble
des temps différents a été ramené à un temps réversible du type
dynamique. Donc Einstein présuppose lui-même cette réduction des temps
au temps qui ne permet pas de reconnaître de différence entre
évolution vers le futur et évolution vers le passé en un sens
intrinsèque, autrement que par référence à une approximation, à une
description approximative. Cette révolution-là est passée inaperçue
et pourtant, c'est une révolution extravagante. On a beau regarder
dans d'autres cultures où l'on joue aussi avec le temps, ce que l'on
trouve, ce sont des éternels retours mais l'éternel retour est
toujours quelque chose de cyclique, qui comporte localement une
différence entre passé et futur. Même si l'on peut revenir vers un
état que l'on a déjà connu, on ne peut parcourir le cycle dans les
deux sens. Donc, il y a toujours une flèche du temps intrinsèque, même
si cette flèche du temps peut boucler sur elle-même. L'idée qu'il
n'existe aucune différence entre avant et après, cette idée-là, je
crois qu'aucune culture ne l'a jamais eue avant nous... à moins qu'il
ne faille parler de l'idée de l'éternité qui, elle, est l'idée de
l'absence de temps.
D.R. : Je ne pense pas que l'on puisse dire que cette idée fait
partie de notre culture. Elle reste l'apanage de certains physiciens
et relève de la pure théorie...
I.S. : C'est là que Prigogine m'intéresse car ce sont des
choses que j'ai apprises avec lui... Il est en effet probable que la
physique est allée un tout petit peu trop loin, qu'elle s'est servie
de modèles lui autorisant des conclusions qui sont un tout petit peu
outrées par rapport au temps. En ce qui me concerne, je crois que nous
ne sommes pas susceptibles de jouer avec le temps dans ce sens là
parce que nous sommes pris dedans. Nous sommes pris dans un temps
irréversible et nous ne sommes pas capables de jouer avec un temps
réversible... surtout pas avec un temps que nous définirions comme
réversible en disant qu'il n'est irréversible que par approximation.Il
y a une sorte de pétition de principe dualiste dans cette tentative de
gérer le temps par la physique en disant que le temps réversible est
le temps vrai par rapport au temps irréversible que nous
connaissons. Cette pétition de principe dualiste, on peut la formuler
de la façon suivante : on dit que le temps irréversible n'est lié qu'à
l'approximation de l'observation mais pour qu'il y ait observation et
donc approximation, il faut qu'il y ait un observateur. Or, pour qu'il
y ait un observateur, il faut qu'il y ait un temps subjectif qui
distingue l'avant de l'après. Il y a donc une boucle que l'on peut
qualifier de vicieuse entre l'acte même de mesurer et d'observer, acte
qui est flèché dans le temps avec un avant et un après, et l'idée
selon laquelle il n'y a d'irréversibilité qu'à cause du caractère
approximatif de l'observation.... On n'arrive pas à imaginer ce que
c'est que de ne pas avoir de sens de l'avant et de l'après. Prenons le
Démon de Maxwell, par exemple, pour qui il n'y aurait pas
d'approximation et qui pourrait, ad libidum, faire remonter un système
non pas vers le passé mais vers un degré d'ordre ou de dissymétrie
plus grand, luttant ainsi contre l'irréversibilté au sens
thermodynamique. Personne ne parvient à imaginer que ce démon n'a pas
le sens de l'avant et de l'après et ce sens existe bel et bien car,
pour que le démon puisse voir arriver une balle et la rejeter vers sa
célèbre raquette, cela implique qu'il est doué d'un sens de l'avant et
de l'après préexistant. Ce que je veux dire, c'est que chaque fois que
nous essayons de relativiser la flèche du temps, nous nous heurtons à
un paradoxe, à savoir que celui-là même qui dit "je relativise la
flèche du temps" existe dans une flèche, ne serait que pour que ce
qu'il dit ait un début et une fin. Nous n'arrivons pas à en
sortir. C'est un peu comme le baron de Münchausen qui essaye de se
hisser hors d'un marais en tirant sur ses lacets. Nous ne parvenons
pas à nous mettre dans une position où nous puissions dire d'une
manière qui se révèle cohérente avec ce dont nous parlons : "le temps
n'existe pas". Chaque fois que nous le disons, nous le disons dans un
temps, dans un avant et dans un après...
D.R. : Si l'on sait qu'il y a un avant et un après, c'est parce
qu'il y a de l'information qui a été acquise entre cet avant et cet
après. Pour nous, c'est la mémoire qui détient cette information, qui
est constituée par elle, mais peut-on dire que la matière est
informée, elle aussi?
I.S. : On peut dire que oui, la matière est informée
aussi... Enfin... disons qu'il existe un certain formalisme physique,
notamment le formalisme dynamique où, en voyant un état, on peut dire
qu'il a été produit aussi bien par son passé que par son futur... ou
bien qu'il se dirige vers son futur. Comme la définition instantanée
de l'état contient la totalité du passé et la totalité du futur, on
peut produire beaucoup de jeux formels. On peut produire des
descriptions équivalentes dont certaines parlent de cet état comme
"tendant vers un futur qui l'attirerait" et d'autres comme
"étant un résultat du passé". Toutes ces descriptions se valent
parce qu'en fait il n'y a aucune perte ni aucun gain
d'information. L'état instantané contient la même information que la
totalité du présent et la totalité du futur. On peut donc se livrer à
tous les jeux formels que l'on veut... En revanche, dès que l'on
quitte ce temps réversible, qui est aussi celui de la relativité, tous
les formalismes supposent une dissymétrie. Autrement dit, ils
supposent que l'état présent est produit par une évolution passée et
cette "production" se traduit notamment par une perte
d'information. Au fond, on pourrait dire qu'il y a un oubli. Même
quand il y a production de nouveauté, cela n'est possible que parce
qu'il y a un certain oubli. Alors, je ne dis pas que c'est là que
réside la vérité de l'irréversibilité du temps mais, dans la mesure où
notre physique est partie d'une idéal qui était celui de la
conservation absolue de l'information, la manière dont nous pouvons
rendre compte de l'irréversibilité implique une problématique de
l'oubli. C'est seulement parce qu'il y a un certain oubli qu'il peut y
avoir production de nouveauté. C'est seulement parce que le système
n'est pas sensible à tous les détails qu'il peut se produire quelque
chose de nouveau. Dans la physique de Prigogine, la physique de
"bifurcations", si le système était sensible à tous les
détails, si rien ne s'oubliait, si aucun effet ne s'amortissait, eh
bien il ne pourrait rien se produire de nouveau. C'est parce que le
système oublie beaucoup de choses que les choses qu'il n'oublie pas
peuvent générer de la différence et créer de la nouveauté.
D.R. : Il semble que cela présuppose une direction du temps...
I.S. : Oui... Enfin... On n'a pas les moyens de transformer le
temps en une fonction d'autre chose telle qu'en agissant sur les
variables de cette fonction on pourrait modifier, par exemple, le sens
du temps. Le temps n'est pas fonction d'autre chose. Tous les
formalismes essayent de comprendre ce qui se produit au cours du temps
mais aucun n'est jamais parvenu à faire du temps une fonction
de... d'autre chose à quoi nous pourrions avoir accès par une
expérience de pensée et sur lequel nous pourrions agir. L'ensemble des
théories physiques commente cet état de chose à différents niveaux
mais aucune n'est susceptible de le remettre en question. Autrement
dit, aucune théorie physique n'est susceptible de mettre en question
le fait que le passé est terminé et que le futur n'est pas encore
advenu. Toutes les théories dépendent de cette situation et aucune n'a
trouvé le moyen de changer le statut du temps, de le transformer en
quelque chose qu'on puisse inverser.
D.R. : Les mathématiques autorisent pourtant ce type de
renversement...
I.S. : Les mathématiques permettent de faire n'importe
quoi. Par exemple, dans un système dynamique, il suffit de renverser
toutes les vitesses, ce qui permet de transformer T en
-T... mais ça n'a strictement aucune application. Les
mathématiques permettent de faire ce que l'on veut avec le temps mais
pas la physique mathématique.
D.R. : Et la philosophie?
I.S. : Je ne vois pas de philosophe qui ait joué avec le
concept de remontée dans le temps ou un concept
avoisinant... Finalement, je crois que ce qu'il y a d'intéressant dans
le concept de remontée dans le temps, c'est justement qu'il fait
l'objet de romans, d'oeuvres d'imagination. Par exemple, si les récits
de La Patrouille du Temps de Poul Anderson sont intéressants,
c'est parce qu'ils posent la question de l'histoire. Qu'est-ce que
c'est que l'histoire? Qu'est-ce qu'on aurait pu en faire? On peut dire
qu'il s'agit d'une réflexion méta-historique qui montre à quel point
notre situation était peu fatale par rapport à la somme des événements
qui l'ont produite.
D.R. : Le fait que, chez Poul Anderson, il soit question d'une
sorte de police chargée d'éviter que des paradoxes se produisent ne
vous a pas gênée? Je veux dire sur un plan éthique... politique...
I.S. : Ça ne m'a pas gênée à priori... C'est une hyperbole. Si
l'on voit d'où part l'hyperbole, je comprends que l'on puisse être
gêné car nous avons clairement affaire à une philosophie de la loi et
de l'ordre dont la maxime pourrait être "ne bouleversons pas tout,
on ne sait pas ce qu'on aurait à la place". Donc, le germe de
départ de l'hyperbole est assez embarrassant d'un point de vue
politique, mais il y a un passage à la limite qui rend néanmoins ces
histoires intéressantes. On peut garder en mémoire le point de départ
de l'hyperbole en se disant que cela traduit une certaine pensée
américaine que nous connaissons bien mais cela n'en débouche pas moins
sur quelque chose de beaucoup plus intéressant que la plupart des
space operas où il s'agit simplement de combattre d'horribles
étrangers qui menacent le mode de vie américain.
D.R. : Qu'est-ce que vous appelez "passage à la limite"
?
I.S. : Eh bien en lisant La Patrouille du Temps, on se dit que
s'il devient possible de voyager dans le temps et que des gens peuvent
retourner en arrière pour changer l'histoire, ce n'est pas notre mode
de vie qui sera bouleversé, ce sera notre existence même et celle de
ceux qui ont les moyens de gérer cette police. Donc, ce passage à la
limite implique que ce contre quoi on lutte, ce n'est pas un risque de
changement mais un risque binaire. Tout ou rien. D'ailleurs, je crois
que c'est dans la deuxième histoire que les personnages n'ont pu
empêcher le changement et se retrouvent dans un New York où se
côtoient des Celtes et des Carthaginois, entre autres, parce
qu'Hannibal a gagné. Or, dans cette histoire, les membres de la
Patrouille du Temps éprouvent du regret à l'idée qu'ils vont devoir
faire disparaître cet univers. C'est un univers qui aurait pu se
produire et ils vont devoir faire en sorte qu'il n'ait jamais
existé. Là, on a tout à coup affaire à l'infinité des possibles et à
ce fait indépassable, dans une telle perspective, qu'un possible
réalisé réduit tous les autres à néant. On ne peut avoir qu'un
possible à la fois. Et c'est un possible qui se défend, un possible
qui est passé à l'existence... On a affaire à un système tellement
binaire, un système où tout se joue tellement entre ce qui relève de
l'existence et ce qui relève de la non-existence que la problématique
politique est toujours présente mais qu'elle ne me gêne pas. Nous
n'avons pas affaire à des gens qui refusent que quelque chose d'autre
puisse leur arriver pour conserver leur position de pouvoir mais à des
gens qui refusent que quelque chose d'autre arrive pour conserver
l'existence pure et simple du monde. Je ne sais pas si la politique a
encore quelque chose à dire à ce niveau-là. Ce n'est plus de la
gestion de la cité qu'il s'agit.
D.R. : On peut effectivement lire La Patrouille du Temps comme
vous le faites. Il n'en reste pas moins que le statut du
"paradoxe" fait problème. Ce que je veux dire, c'est que si des
auteurs comme Fredric Brown ou Robert Sheckley, par exemple, se sont
amusés à multiplier les paradoxes et à jouer avec eux dans des textes
très courts, créant ainsi du désordre, voire carrément du néant
puisqu'une nouvelle de Fredric Brown se termine par la disparition du
narrateur, on a le sentiment que, dans les oeuvres plus longues, les
paradoxes ne sont posés que pour être niés. C'est pourquoi je pense
que le concept même de paradoxe est un concept
embarrassant... Beaucoup d'écrivains l'appréhendent comme quelque
chose de terrifiant... sur un plan purement conceptuel, évidemment,
parce que dans la réalité, le paradoxe ne constitue pas à franchement
parler une menace...
I.S. : C'est vrai... Je pense à ces paradoxes de bouclage où
la fin d'un texte se révèle parfaitement identique au début. Ce sont
des textes parfaitement claustrophobiques...
D.R. : Pour quitter momentanément la littérature, je pense à cet album
des aventures de Blake et Mortimer d'Edgar Pierre Jacobs, Le Piège
Diabolique, dans lequel Mortimer voyage dans le temps. Il est
clair dans cette histoire que le chronoscaphe, la machine dont
Mortimer se sert pour se déplacer dans le temps, n'existe que pour
être détruit à la fin. Cet objet science-fictionnel a pour raison
d'être sa propre destruction car il est l'élément perturbateur par
excellence... 5
I.S. : Dans ce cas, vous avez raison de parler d' "élément
perturbateur"... Au fond, tout dépend de la théorie dans laquelle
s'inscrivent ces histoires. Prenez l'univers de Bradbury, par
exemple... Cet univers est tellement sensible à la perturbation qu'il
en devient non seulement incontrôlable mais inintéressant parce que
tout se mue en quelque chose de différent. C'est la turbulence... On a
affaire à une temporalité tellement turbulente que tout y est
sensible... Poul Anderson refuse cette turbulence parce que ceux qui
font la police se situent au bout de la chaîne et ils ne peuvent
accepter que l'on emprunte une autre voie puisque cela aurait pour
conséquence leur propre disparition. Beaucoup d'histoires de voyages
dans le temps mettent en scène des héros dont l'objectif est de
modifier un événement jugé particulièrement intéressant comme la mort
du Christ, par exemple. Là, on a affaire à une problématique de
contrôle où il s'agit de trouver le moment susceptible d'être modifié
pour que les choses prennent un cours plus intéressant. C'est une
problématique fascinante car elle pose le problème de la causalité
historique. Tous les historiens se posent cette question de la
causalité même si certains, comme Braudel, ont tendance à dire que la
temporalité est beaucoup plus macroscopique et inerte qu'on ne le
croit généralement. Cela revient à dire que l'on pourrait remonter
dans le temps et tuer cinq rois de France d'affilée sans que cela
change quoi que ce soit du point de vue de la vie, de la manière dont
évoluent les gens, etc. C'est donc le problème de l'histoire, de la
causalité historique qui se discute dans les textes où il est question
de voyages dans le temps...
D.R. : En gros, on peut dire que ce sont deux conceptions de
l'histoire qui s'affrontent...
I.S. : Dans la nouvelle de Bradbury, il n'y a pas d'histoire
autre qu'un récit... Cela renvoie à une conception de l'histoire où il
ne peut y avoir autre chose qu'un récit totalement exhaustif puisque
tout compte... Le moindre papillon compte. Ce qui est au coeur de cette
conception, c'est l'instabilité au sens où on l'entend dans les
théories atmosphèriques d'instabilité...
D.R. : Vous parlez de l'effet papillon ?
I.S. : Exactement... C'est cette théorie qui veut que le
battement d'ailes d'un papillon au-dessus de l'Amazonie puisse avoir
des effets importants sur le temps qu'il fera quelques mois plus tard
sous nos latitudes... Comme vous le voyez, il est encore question de
papillon. C'est une jolie coïncidence...
Notes :
1 - Histoires de voyages dans
le temps : La grande anthologie de la science-fiction, volume
présenté par Jacques Goimard, Le Livre de Poche n° 3772 et
Histoires de la 4ème dimension : La
grande anthologie de la science-fiction, volume présenté par
Gérard Klein, Le Livre de Poche n° 3783.
2 - L'anthologie The winds of
change a laquelle fait allusion Isabelle Stengers a fait l'objet
en France d'une publication en deux volumes : Au prix du
papyrus (Coll. Présence du Futur n°395, Editions Denoël) et Les
vents du changement (Coll. Présence du Futur n°403, Editions
Denoël). La nouvelle Fair exchange ? est reproduite dans Les
vents du changement sous le titre Un marché de
dupes.
3 - Traduction française de
What rough beast, in Histoires de la 4ème dimension : La
grande anthologie de la science-fiction, volume présenté par Gérard
Klein, Le Livre de Poche n° 3783.
4 - Ludwig Boltzmann, physicien
autrichien (1844 - 1906). Il est le principal créateur de la théorie cinétique
des gaz.
5 - Voir à ce propos l'article Subversion et empire sur nooSFere
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