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LE DROIT DU SERF
Lettre ouverte aux éditeurs et aux parlementaires
Alors que depuis quelques mois s'est instaurée une polémique autour du prêt payant dans les bibliothèques, sous prétexte de défendre le droit des auteurs, il nous paraît urgent d'informer les citoyens et leurs élus de la très féodale réalité découlant de ces fameux droits et de la pratique éditoriale. En commençant par préciser que les droits sur l'ouvrage n'appartiennent pas à l'écrivain mais à l'éditeur. Car la véritable spoliation s'effectue lors de l'établissement du contrat, quand, pour être publié, l'auteur est contraint de céder ses droits patrimoniaux à l'éditeur, tous ses droits, depuis celui de publier l'ouvrage sous sa forme livresque jusqu'à ceux de traduction, de reproduction et d'adaptation par tout procédé.
Explication de texte : en terme de droit d'auteur, le code de la propriété intellectuelle distingue les droits moraux et les droits patrimoniaux. On peut résumer les droits moraux à « l'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre ». Il est ainsi seul habilité à décider de la divulgation de son œuvre et, nonobstant la cession de son droit d'exploitation, il jouit du droit de repentir ou de retrait vis-à-vis du cessionnaire, moyennant indemnisation de celui-ci. Ces droits sont, heureusement, incessibles.
Les droits patrimoniaux concernent l'exploitation de l'œuvre, constituée du droit de reproduction et du droit de représentation. La représentation consistant dans la communication de l'œuvre au public par un procédé quelconque (récitation, projection, présentation, transmission, télédiffusion). La reproduction consistant dans la fixation matérielle de l'œuvre par tous procédés permettant de la communiquer au public de manière indirecte (imprimerie, diffusion numérique, arts graphiques et plastiques, audiovisuel, etc.). L'auteur est théoriquement libre de céder par contrat tout ou partie de ses droits patrimoniaux aux exploitants de son choix, à titre gratuit ou onéreux, les droits cédés devant être délimités quant à leur étendue, leur destination, leur lieu et leur durée. La pratique éditoriale conduit à une réalité toute autre.
Ainsi, le contrat d'édition s'empresse de stipuler que l'auteur cède à l'éditeur le droit exclusif d'exploiter ses droits patrimoniaux pour l'ouvrage concerné, cession qui, d'alinéa en alinéa, s'étend à tous les droits de représentation et de reproduction, y compris ceux concernant des procédés n'existant pas encore, pour la durée de la propriété littéraire (70 ans après le décès de l'auteur), en tous lieux, d'après les législations tant françaises qu'étrangères et les conventions internationales actuelles et futures. Exceptés les droits d'adaptation audiovisuelle qui font l'objet d'un contrat certes distinct mais systématique.
Tout, partout, pour toujours, à titre exclusif. S'il ne s'agit pas là d'une spoliation...
Notons au passage que l'éditeur justifie cette exhaustivité par les risques qu'il prendrait en publiant l'ouvrage et les avantages qu'apporterait l'unité de gestion. Quels risques ? Celui qu'un auteur ne soit pas rentable dès son premier, son second ou son troisième ouvrage ? Celui qu'un ouvrage ne rencontre pas son public ? Celui que l'éditeur ne découvre qu'une « locomotive » pour cent auteurs ? Celui d'un décalage entre le tirage et les ventes qui ne permettrait pas à l'œuvre d'atteindre son point d'équilibre comptable ? Celui d'une concurrence acharnée entre maisons d'édition qui amènerait l'auteur « enfin rentable » à fuir son éditeur pour de meilleurs cieux – entendez : des conditions moins drastiques, un travail mieux fait, des revenus plus confortables ? Toutes ces questions se résument à une seule : quel est le métier d'éditeur ? Ce qui revient à se demander où sont ses compétences, comment peut-on juger son savoir-faire et quelles sont ses responsabilités dans le succès ou l'insuccès d'un ouvrage ou d'un écrivain ?
À ce stade, pourquoi ne pas tenir compte des risques pris pas l'auteur ? Ceux d'être mal promu, mal distribué, mal commercialisé, celui que l'un ou l'autre choix unilatéral de l'éditeur (couverture, quatrième de couverture, format, prix, tirage, mise en place, date de mise en vente, communications de presse ou publicitaires) s'avère inadapté ou nuisible, et celui que l'exploitation de son œuvre ne soit pas constante ou simplement suivie dans la durée. Quant aux avantages de l'unité de gestion, encore faudrait-il qu'il existe une unité de traitement, car tous les auteurs sont loin d'être soignés avec la même attention. Ainsi, alors que par contrat et conformément au code de la propriété intellectuelle, l'éditeur s'engage à rechercher une exploitation des droits cédés pour l'intérêt des deux parties 1, rares sont les auteurs bénéficiant d'un réel travail de recherche et d'une stratégie adaptée... toutefois la non-exploitation de ces droits ne saurait être une cause de résiliation.
En matière de droits dérivés ou annexes 2, la coutume éditoriale est de reverser à l'auteur 50% des sommes nettes de frais qu'il encaisse. Parfois l'auteur obtient l'ajout de la mention : « sauf au cas où l'auteur apportera l'affaire et où il percevra 70, 75 ou 80% des sommes nettes ». Dans tous les cas, la part de l'éditeur pour ce travail de représentation est largement supérieure aux 10 à 15 % que réclame un agent pour chercher réellement d'autres exploitations à l'œuvre, lui qui officie à durée déterminée pour un pool réduit d'auteurs et qui ne dispose pas d'une unité de gestion.
Pourquoi manifestons-nous tant d'intérêt pour les droits dérivés ?
Parce que, en seule langue française, il est malaisé de vivre des fruits directs de sa plume.
Sans catégoriser, on distingue deux familles d'écrivains. Ceux qu'on pourrait qualifier de professionnels : dont c'est l'unique ou la principale source de revenu (beaucoup d'écrivains sont obligés de prendre un emploi à temps partiel pour survivre). Et ceux qu'on peut désigner comme occasionnels : qui n'écrivent que durant leur temps libre (leur rythme de parution est évidemment moindre, bien que souvent régulier, et une part non négligeable d'entre eux aspirent à n'avoir pas d'autre activité, mais il faut bien vivre...).
À l'exception de quelques auteurs, pour la plupart vedettes du show-business, du cinéma, de la télévision, du journalisme, de la politique 3 qui n'ont pas à se plaindre de leurs droits d'auteur bien que ce ne soit pas leur principal revenu, l'immense majorité des écrivains gagnent moins que les salariés les plus mal payés des maisons d'édition. Mais comment pourrait-il en être autrement alors que, rémunérés sur les seuls résultats commerciaux de leurs œuvres, ils se voient attribuer la plus faible part du gâteau ?
Les droits d'auteur représentent entre 7 et 10 % du prix du livre, suivant qu'il s'agisse d'un poche ou d'un grand format, mais beaucoup d'auteurs se voient proposer des pourcentages inférieurs et seuls quelques uns négocient des systèmes de rémunération progressive pouvant dépasser les 15 %. Par ailleurs, lors du passage en poche ou en livre-club, l'auteur ne perçoit qu'une partie des droits (l'éditeur cessionnaire ne lui reversant qu'une partie 4 des droits qu'il perçoit).
L'édition représente environ 35 % du prix du livre (fabrication 15 %, frais commerciaux 5 %, frais généraux 15 %) pourcentage qui fluctue en fonction des méthodes de fabrication, de l'investissement promotionnel et du succès de l'ouvrage.
La distribution se taille la part du lion avec plus de 50 % 5 (diffusion 6 à 10 %, distribution 10 à 15 %, libraire 25 à 40 %). À noter que les réseaux de diffusion et de distribution appartiennent souvent à des groupes contrôlant les maisons d'édition et que la part des libraires est fonction de leur capacité de vente (ainsi les hypermarchés et les grandes surfaces spécialisées sont beaucoup mieux lotis que les librairies).
Ajoutons que les salariés de l'édition, plus de deux fois moins nombreux que les auteurs, se partagent une part du chiffre d'affaire de l'édition beaucoup plus importante que celle reversée aux écrivains.
Lorsqu'on sait qu'il faut souvent plus d'un an pour écrire un livre qui se vendra souvent moins de cinq mille exemplaires, il n'est nul besoin d'être mathématicien pour constater qu'il existe un décalage important entre l'image sociale de l'écrivain et sa situation financière. L'exploitation par l'auteur des droits dérivés, incluant une recherche effective par un tiers justement rétribué, devient un complément de revenu salutaire.
Par ailleurs, l'indexation des revenus de l'auteur sur la seule valeur marchande de ses ouvrages oublie purement et simplement que, en tant que faire-valoir et caution qualitative, l'écrivain est à l'origine de plus-values globales (impossibles à mesurer financièrement) sur l'ensemble d'une collection ou d'une maison d'édition, mais aussi qu'il participe à la culture, à l'éducation, à la représentativité au sens large d'une région ou d'une nation. Or, hormis quelques rares bourses de création, distribuées par le Centre National du Livre et de petites associations financées par les conseils régionaux, l'État et les collectivités locales prêtent singulièrement beaucoup plus d'attention au patrimoine littéraire qu'à ceux qui le font.
Enfin, puisque la question du prêt gratuit a été soulevée, il est anormal qu'on songe à faire payer le prêt au lecteur, sous une forme ou sous une autre (qui enrichirait surtout les éditeurs et les auteurs les plus vendus), alors que le prêt gratuit est le dernier garant laïque de l'accès pour tous à la culture. Toutefois, si l'État, s'inquiétant des conditions de vie des auteurs et constatant certain effet pervers de la gratuité en bibliothèque, souhaite sanctionner l'écrivain pour sa contribution active à la culture et à l'éducation, il dispose d'un outil parfaitement démocratique pour ce faire : l'impôt sur le revenu. Il existe déjà un abattement supplémentaire sur les droits d'auteur, étriqué parce que ne prenant en compte que les frais « spéciaux » inhérents à la création littéraire et souvent impossibles à quantifier (documentation, recherche, déplacements, etc.). Cet abattement pourrait être revalorisé et le plafond révisé lui aussi à la hausse.
Sur tous ces points, nous en appelons à un débat, à la mise en place d'une commission d'étude impliquant les écrivains et à la tenue de sessions parlementaires en vue d'une révision à brève échéance du code de la propriété intellectuelle (nous réaffirmons néanmoins notre attachement aux principes des droits moraux et de la propriété incorporelle, par opposition au système du copyright américain) et de la constitution d'une instance de régulation de la pratique éditoriale réellement démocratique. Il conviendra aussi de revoir le code des usages en matière de littérature générale.
En attendant, pour en finir avec le servage, nous préconisons la résiliation pure et simple de tous les contrats d'édition et l'établissement d'un contrat d'exploitation littéraire (ci-après désigné CEL pour simplification). Par convention, nous nous engageons à accorder un droit de préférence aux éditeurs qui auront accepté le remplacement des contrats d'édition par un CEL pour tous nos ouvrages antérieurs.
Le CEL ne concernera que les droits d'édition sous forme livre en seule langue française pour une période de cinq ans tacitement reconductible de deux ans en deux ans. Il n'y figurera aucun accord de préférence et les éventuelles provisions pour retour y seront clairement délimitées. Il y sera précisé que l'auteur recouvrera ses droits en cas d'épuisement et que l'ouvrage sera considéré comme épuisé si l'éditeur ne procède pas à des réimpressions régulières ou s'il est incapable de répondre à deux commandes dans un délai d'un mois. Contrairement à la pratique actuelle où l'auteur est contraint de « deviner » la situation de l'ouvrage, sinon de faire la preuve de la défection de l'éditeur, celui-ci sera tenu d'informer l'auteur. Le contrat sera résilié de facto en cas de défaut de paiement et, plus généralement, en cas de manquement à quelque clause que ce soit. Bien que la promotion, la distribution, la commercialisation et l'apparence du livre soient des prérogatives éditoriales, l'éditeur sera tenu de soumettre à l'auteur la couverture, la quatrième de couverture et tout texte promotionnel concernant l'ouvrage. Enfin tous les délais seront clairement définis, tant au niveau de l'auteur (remise du manuscrit, correction des épreuves¼ ce qui se fait déjà) que de l'éditeur (correction du manuscrit, date de parution¼ ce qui ne se fait pas).
Au CEL s'ajouterait un contrat d'exploitation des droits de représentation artistique (ci-après désigné CEDRA pour simplification), lui aussi établi pour cinq ans et tacitement reconductible par tranches de deux ans.
Au gré de l'auteur, le CEDRA pourra concerner chacun des droits de reproduction ou d'adaptation (incluant toutes éditions et traductions qui ne seraient pas directement exploitées par l'éditeur – et notamment les éditions poche et numérique lorsqu'elles impliquent un tiers concessionnaire). L'éditeur, considéré comme représentant de l'auteur – et rémunéré sur sa performance et les moyens mis en œuvre – sera tenu d'informer l'auteur de tout contact avec des tiers et ne pourra en aucun cas signer de concession sans l'accord de celui-ci. Les sommes perçues par l'auteur sur le CEDRA ne pourront venir en remboursement d'une éventuelle avance sur droits convenue dans le CEL. Les deux contrats étant traités indépendamment, la dénonciation de l'un n'entraînerait pas automatiquement la résiliation de l'autre.
Notes :
1. Les contrats d'édition stipulent aussi que l'éditeur aura seul qualité pour négocier (il est uniquement tenu d'informer l'auteur de chacune de ses cessions), mais il n'est fait mention nulle part, pour quelque prérogative que ce soit (cf. couvertures etc.), qu'il soumettra ses projets ou intentions à l'auteur et encore moins à son approbation.
2. Traduction, adaptation, etc.
3. et tout de même quelques écrivains à succès.
4. Les traditionnels 50%
5. Cela peut atteindre jusqu'à 57%
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