Vous
tenez entre les mains la première anthologie française de
littérature "steampunk"...
De
quoi s'agit-il? De science-fiction, certes... mais d'un genre de
science-fiction très particulier qui, pour reprendre les termes d'un
journaliste américain du nom de Douglas Fetherling, s'efforce d'imaginer
"jusqu'à quel point le passé aurait pu être
différent si le futur était arrivé plus tôt".
Dans
leur monumentale Encyclopedia of Science Fiction (Orbit, Londres,
1993), John Clute et Peter Nicholls précisent que le terme
"steampunk" a été forgé
vers la fin des années 80 sur le modèle du néologisme
"cyberpunk" pour désigner un sous-genre
(au sens de sous-ensemble) "moderne" (au sens de récent) formé
de récits dont les constituants SF s'inscrivent dans un contexte
appartenant au 19e siècle. Quant à Stan Barets, il explique,
dans son incontournable Science-Fictionnaire (Editions Denoël,
Paris, 1994), que ce mot désigne "une curieuse évolution
spontanée du courant cyberpunk où
la composante "cybernétique" se trouva remplacée par des
évocations de l'ère de la vapeur (steam)."
Selon
Barets, encore, "ces textes, très bien définis par le sous-titre
d'un roman de Jeter - A Mad Victorian Fantasy - se situent
souvent à Londres, cette ville considérée comme le creuset
symbolique où se rencontraient à la fois l'univers populaire
et misérabiliste de Dickens, les derniers romantiques tels que Shelley,
Byron ou Coleridge, et où s'esquissaient déjà les premisses
de la société industrielle."
A
en juger d'après ce qui précède, la littérature
steampunk relèverait donc
d'une sorte de science-fiction "à rebours" délaissant les "lieux"
chronologiques et topologiques de prédilection de ce genre de récits
(futur plus ou moins lointain, mégalopoles, espace, univers virtuels,
planètes extravagantes, etc.) au profit d'un 19e siècle victorien
dont l'inspiration serait souvent "assez proche du roman gothique"
(Barets, toujours)...
Sans
doute en a-t-il été ainsi lors des premiers balbutiements de
ce courant car les "pères fondateurs" du genre ont tous
délibérément choisi pour cadre de leurs romans un Londres
victorien passablement revisité par leurs fantasmes propres.
Ces
"pères fondateurs" sont au nombre de trois. Ils sont américains
et étaient déjà amis de longue date lorsqu'ils ont
donné naissance vers la fin des années 70 à ce qui,
près de dix ans plus tard, allait prendre le nom de littérature
(ou courant) steampunk. Ce sont James
P. Blaylock, K.W. Jeter et Tim Powers et c'est Jeter qui a, en quelque sorte,
ouvert le feu en 1979 avec un roman intitulé Morlock Night.
Dans cette histoire, les Morlocks de La machine à explorer le
temps d'H.G. Wells retournent dans le passé pour envahir les
égoûts de Londres au XIXe siècle. C'est donc une
manière de suite au roman de Wells comme Les Vaisseaux du Temps
de Stephen Baxter (1995, paru en France chez Laffont), livre situé
dans le futur qui lui est, de ce fait, symétriquement opposé.
En
1982, Tim Powers a donné à la littérature
steampunk son deuxième roman avec
ce qui demeure aujourd'hui encore son chef d'oeuvre et qui, au fil des ans,
est devenu un authentique best-seller : Les Voies d'Anubis (paru en
France chez J'ai Lu). Dans ce livre, que l'auteur qualifie non sans malice
"d'anachronique" (!?), le héros, Brendan Doyle, est
projeté à Londres en 1810 afin d'y rencontrer le poète
Ashbless, dans une atmosphère très inspirée de Dickens.
Mais soudain, tout dérape... D'étranges bohémiens, des
sorciers, une obscure magie égyptienne venue de la nuit des temps...
et Doyle plonge dans l'horreur des bas-fonds de la capitale britannique
hantés par des monstres abominables et autres créatures
défiant l'entendement. Loups-garous, cultes maudits, poètes
hallucinés, figures historiques, entités maléfiques
et trous dans le temps se conjuguent pour entraîner le lecteur dans
une aventure échevelée à la construction étonnamment
rigoureuse, dont on ne sait, au bout du compte, si elle relève du
fantastique, de la science-fiction, du roman gothique ou d'une forme
particulièrement pervertie du roman historique...
En
fait, avec Les Voies d'Anubis, on a affaire à un type de
récit où les codes, s'ils ressemblent à ceux des genres
et sous-genres formant le vaste corpus des littératures dites de
l'"imaginaire", sont utilisés avec une telle liberté qu'ils
en ressortent transfigurés...
James
P. Blaylock, apparemment, s'en est souvenu lorsqu'il a écrit en 1986
son propre roman steampunk intitulé
Homunculus (publié en France chez J'ai Lu). Dans ce livre
frénétique et secoué, un acnéique paranoïaque,
un milliardaire dépravé, un savant fou et bossu, une poignée
de zombies et un club de gentlemen passionnés de mécanique
et de sciences naturelles se disputent une créature minuscule
prisonnière d'une mystérieuse cassette parce qu'elle est
censée pouvoir abolir les frontières de la vie, de la mort
et du temps en cette fin de XIXe siècle où tout paraît
possible... L'action, bien entendu, se situe en grande partie à Londres
mais toute ressemblance entre le Londres de Blaylock et celui des livres
d'histoire serait purement fortuite...
Ces
trois romans parus à quelques années d'intervalle attirèrent
l'attention des lecteurs et des critiques et le terme
"steampunk" fit son apparition peu de
temps après la parution d'Homunculus pour désigner le
courant auquel ils paraissaient avoir donné naissance. Blaylock, Jeter
et Powers, encouragés par l'accueil réservé à
leurs livres, poursuivirent dans la même voie et ils furent bientôt
rejoints par d'autres auteurs tels que Guy Devenport (The Jules Verne
Steam Balloon), Michel Flynn (In the Country of the Blind), William
Gibson et Bruce Sterling (La Machine à Différences,
Laffont, 1996), Paul Di Filippo (The Steampunk Trilogy), Paul J. McAuley
(Pasquale's Angel) ou bien encore le très britannique Brian
Stableford (Les Loups-Garous de Londres, J'ai Lu).
Il
ne faut pas s'imaginer, cependant, que le courant
steampunk s'est mué en vague
déferlante et qu'il occupe, au sein des littératures de
l'imaginaire, la place dévolue, par exemple, au
cyberpunk ou à la fantasy. Le "mouvement"
(si tant est que ce mot soit approprié)
steampunk a donné lieu à
peu de livres et n'a, à vrai dire, tenté que peu d'auteurs...
Il s'agit donc d'un mouvement marginal, mais d'un mouvement qui a ses
afficionados (dont je suis), ses perpétuateurs, ses imitateurs et
même... ses prédécesseurs.
Lorsqu'il
est devenu évident que Blaylock, Jeter et Powers avaient donné
naissance à un nouveau courant à l'intérieur de la
science-fiction (et du fantastique... car le
steampunk ne s'embarrasse guère
de rationalité et encore moins de plausibilité scientifique),
historiens et critiques ont commencé à se pencher sur ses origines
et sa raison d'être.
Ils
se sont alors aperçus qu'il existait quelques oeuvres antérieures
au Morlock Night de K.W. Jeter qui offraient d'étranges similitudes
avec ces romans que l'on qualifiait désormais de "steampunks"... des
oeuvres relevant de ce que l'on pourrait appeler le "proto-steampunk". Dans
leur Encyclopedia of Science Fiction, John Clute et Peter Nicholls
en recensent plusieurs parmi lesquels La Machine à Explorer l'Espace
de Christopher Priest (J'ai Lu), le cycle des aventures d'Oswald
Bastable (en particulier Le Seigneur des Airs) de Michaël
Moorcock (Presses Pocket), Fata Morgana de William Kortzwinkle,
Transformations de John Mella et Black as the Pit, from Pole to
Pole de Steven Utley et Howard Waldrop... auxquels on pourrait ajouter
le Frankenstein délivré de Brian Aldiss (Presses Pocket).
Si
ces oeuvres, écrites pour la plupart par des Britanniques et toutes
publiées dans les années 70, ne relèvent pas
réellement du courant steampunk,
c'est d'abord parce qu'elles constituent des tentatives isolées
(contrairement à l'expérience menée à quelques
années d'intervalle au début des "eighties" par nos "pères
fondateurs") et qu'elles tiennent plus du livre-hommage et de l'exercice
de style que de l'exploration de voies nouvelles pour tenter de "dire
l'indicible"... De plus, le Londres de l'époque victorienne cher à
Blaylock, Jeter et Powers est loin d'être leur terrain d'aventure
préféré... Fata Morgana, par exemple, se
déroule à Paris tandis que Black as the Pit, from Pole to
Pole entraîne le lecteur au centre d'une terre aussi creuse que
celles de Burroughs et de l'amiral Byrd...
On
peut s'interroger, toutefois, sur l'influence que ces textes isolés
ont exercée sur les fondateurs du courant
steampunk et, du même coup, se demander
pourquoi, à l'aube des années 80, des auteurs ont
éprouvé le besoin d'écrire de la SF à rebours
en tournant délibérément le dos à ce qui, pour
beaucoup, constitue l'essence même de ce genre littéraire :
le futur...
Telle
qu'elle se manifeste aujourd'hui, où le Londres victorien des origines
est de plus en plus souvent délaissé au profit d'autres horizons
plus ou moins lointains, la littérature
steampunk apparaît bel et bien comme
la synthèse harmonieuse et féconde de genres apparemment
hétérogènes tels que le roman historique, le fantastique,
la science-fiction, le roman gothique, le roman frénétique
et la littérature romantique...
Elle
est née à un moment où, le futur paraissant bouché
ou, du moins, peu propice au rêve et à la fantaisie, et le
présent terriblement terne et décevant, le passé pouvait
se révéler un territoire propice à une
réécriture fantasmatique où l'extravagance le disputerait
à la nostalgie... On peut y voir, par conséquent, comme le
prolongement à l'intérieur du corpus des littératures
de l'imaginaire de l'intérêt profond et vivace manifesté
par les sociétés occidentales depuis environ deux décennies
pour l'histoire...
"Certaines
époques regardent davantage vers l'avant ; d'autres vers
l'arrière," écrivait Jean-Marie Domenach en 1981 dans son
Enquête sur les idées contemporaines (Editions du Seuil).
"La nôtre, qui, dans les années soixante, lançait
ses échelles à l'assaut des décennies suivantes (ô
l'horizon 80, que de sottises a-t-on écrites à ta gloire!),
la nôtre fait volte-face. Le meilleur indice en est que l'histoire
prend la place de la prospective et de la science-fiction."
Plus
loin, Jean-Marie Domenach écrit ceci, qui (à condition de remplacer
"les Français" par "les Occidentaux") peut se révéler
d'une singulière pertinence quant au sens à donner à
l'émergence de la littérature
steampunk : "Cette passion pour l'histoire
signifie-t-elle que les Français ne se voient plus d'avenir que dans
le passé? La façon dont opèrent nos nouveaux historiens
marque davantage notre présent que ne le faisaient nos grandes visions
d'avenir. C'est cette nouvelle histoire qui joue le rôle jadis imparti
aux nouvelles philosophies : elle nous avertit que nous changeons de position
à l'égard de l'espace et du temps, et que notre monde bascule,
nous découvrant de nouvelles constellations."
Le
steampunk, réponse "fantasmatique"
à l'engouement récent pour tout ce qui touche à l'histoire ?
Sans doute, d'autant que ce courant est né dans un pays dont la
fascination pour le long et turbulent passé du Vieux Monde n'en finit
pas de titiller exégètes et créateurs de tous poils...
On
objectera, toutefois, que cette réponse n'est pas la seule et qu'au
bout du compte, seul le choix de l'époque et du contexte différencie
le steampunk de la fantasy... En poussant
plus loin ce raisonnement, on pourrait aller jusqu'à dire que la
littérature steampunk n'est
peut-être qu'une forme particulièrement restrictive de l'uchronie...
Il
est vrai que la fantasy, autre courant issu de la science-fiction et du
fantastique, procède, elle aussi, d'une (in)certaine relecture de
l'histoire mais, contrairement à la littérature
steampunk, elle s'intéresse surtout
au passé lointain, à un crypto-Moyen Age vivant au rythme de
ses légendes ou à une proto-antiquité aux mythes
réinventés. Cependant, ce choix du contexte "historique" ne
suffit pas à les différencier... La fantasy puise sa matière
et sa raison d'être dans les mythes et légendes des cultures
occidentales, voire, dans certains cas, orientales et elle a su, au fil des
ans, se forger ses propres codes, quitte à en jouer et à les
détourner (ce qui est le lot de tout genre puissamment codifié).
Or ces codes ne sont pas ceux de la littérature
steampunk qui ne se soucie guère,
pour ne pas dire pas du tout, des mythes et légendes d'Orient et
d'Occident. Son propos est tout autre puisqu'il consiste à injecter
une bonne dose de futur fantasmé et d'altérité conceptuelle
dans un passé somme toute assez récent et à refaçonner
les bases même de notre modernité à l'aune de nos
rêves... et de nos cauchemars.
De
ce fait, la littérature steampunk
se révèle (pour l'instant?) singulièrement moins
codifiée que la fantasy et... puisqu'il en a été question,
que l'uchronie. A vrai dire, c'est un courant qui en est encore à
se forger ses propres codes et c'est peut-être ce qui le rend si novateur,
si fécond et... si impertinent... tout en le mettant momentanément
à l'abri de toute tentative de parodie.
J'ai
parlé d'uchronie... Lors de la préparation de cette anthologie,
je me suis aperçu que les auteurs auxquels je m'étais adressé
avaient parfois du mal à situer la frontière entre les deux
genres. Il est vrai que des spécialistes comme John Clute et Peter
Nicholls, en rangeant, par exemple, les aventures d'Oswald Bastable
de Moorcock parmi les romans relevant du "proto-steampunk", ne contribuent
guère à clarifier les choses. Pourtant, uchronie et
steampunk ne sauraient être confondus...
D'abord, parce que la plupart des uchronies sont contemporaines de leurs
auteurs bien que situées dans un "ailleurs" indéfini où
l'histoire a suivi un autre cours, mais surtout parce que le fondement même
de ce genre de récits, c'est ce "point de bascule" où les
événements ont emprunté une autre voie que celle que
nous leur connaissons... L'uchronie se décline sur le mode du "et
si..." et c'est ce qui en fait la richesse et la spécificité.
Et si les Nazis avaient gagné la Seconde Guerre mondiale... Et si
l'Invincible Armada s'était révélée réellement
invincible... Et si la Peste avait rendu l'Europe exsangue... Et si
Napoléon n'avait pas été vaincu à Waterloo...
Et si la Guerre de Sécession avait été gagnée
par les Sudistes... Etc. etc.
La
littérature steampunk ne procède
pas du tout de la même façon... En gros, elle se moque du "et
si..." (ce qui, par parenthèse, aurait tendance à ranger La
Machine à Différences de Gibson et Sterling parmi les uchronies
plutôt que parmi les oeuvres steampunks...). Les passés alternatifs
qu'elle propose à ses lecteurs n'ont pas besoin d'être
justifiés par un quelconque dérapage historique et, du reste,
ils ne le sont pratiquement jamais. Le Londres des Voies d'Anubis
est, certes, très différent du "vrai" Londres du début
du 19e siècle mais à aucun moment Tim Powers ne prend la peine
de nous expliquer pourquoi... J'ai dit que le
steampunk se souciait assez peu de
rationalité et de plausibilité scientifique. On peut voir dans
ce refus de toute justification événementielle au(x) cadre(s)
où il déploie ses intrigues le signe emblématique de
cette formidable désinvolture.
La
question peut se poser, dès lors, de savoir si le
steampunk relève réellement
de la science-fiction ou s'il ne s'agit pas d'une forme moderne et assez
sophistiquée de fantastique... Du fait qu'il emprunte aux deux genres,
ce courant fait effectivement problème et ne peut être
appréhendé aussi précisément que le space opera
ou le cyberpunk... Pourtant, je suis de
ceux qui pensent qu'il relève bel et bien de la science-fiction en
ce sens qu'il recourt majoritairement à des "icônes"
(comme les appelle Rudy Rucker) issues de ce dernier genre. Le voyage dans
le temps, souvent convoqué par les écrivains steampunks (Tim
Powers en tête dans Les Voies d'Anubis) fait partie de ces
"icônes"... mais l'on peut aussi recenser les extra-terrestres,
les mutants, les robots, les "machines extravagantes" et même... le
voyage dans l'espace. Alors, qu'importe au fond, que ces "thèmes"
voisinent avec des loups-garous, des
vampires, des fantômes, des mages
fous et quelques mediums? Après tout, il arrive aussi que l'on en
croise dans la SF de stricte obédience...
Le
steampunk relève avant tout de
la littérature mais, l'esprit et la lettre ayant fait çà
et là leur bonhomme de chemin, ce courant a commencé à
contaminer (en tout bien tout honneur) d'autres modes d'expression au premier
rang desquels la bande dessinée...
La
firme D.C., aux Etats Unis, édite une ligne de comics baptisée
"Elseworlds" qui se prête particulièrement bien à des
"variations steampunks" (c'est fou ce que j'utilise les guillemets dans cette
préface!). Qu'est-ce que les "Elseworlds"? Des histoires mettant en
scène les héros vedettes de D.C. (essentiellement Batman
et Superman) dans des contextes historiques et géographiques
fort éloignés de leurs biotopes d'origine. En somme, il s'agit
de jouer avec les codes de l'univers D.C. comme le faisaient il y a deux
ou trois décennies les "imaginary stories" dans lesquelles tout pouvait
arriver... y compris l'impensable comme la mort de Superman, son arrestation
pour crime contre l'humanité, son mariage avec Loïs Lane, etc.
"Attention, ceci est une histoire imaginaire", pouvait-on lire en
ouverture, histoire de prévenir le lecteur que les codes auxquels
il était habitué allaient en prendre un sacré coup mais
que cela ne prêtait pas à conséquence... Le
phénomène, soit dit en passant, a fasciné Umberto Ecco
qui lui a consacré un article remarquable et d'une grande acuité.
A ma connaissance, cependant, Ecco n'a rien écrit sur les Elseworlds
qui, à eux seuls, mériteraient pourtant aussi un long essai...
Car,
dans les Elseworlds, il ne s'agit pas simplement (?) de raconter le
mariage, le divorce, la condamnation ou la mort de Superman (ou de Batman...
ou de n'importe quel autre héros D.C.)... Le jeu consiste plutôt
à réinventer sans relâche l'univers D.C. en le
déclinant selon tous les modes impossibles et inimaginables. La
confrontation des héros vedettes de la firme avec des univers appartenant
au passé est l'une des figures auxquelles scénaristes et
dessinateurs ont le plus souvent recours et cela a déjà donné
lieu à quantité de versions "parallèles" des aventures
de Batman et de Supeman pouvant être qualifiées de
steampunks. Des exemples? Gotham by
Gaslight... où tout est dans le titre (mais l'histoire est fort
belle, soit dit en passant). Ou bien encore Legacy qui se déroule
à la fin du 18e siècle. Ou Elseworld's Finest, qui
réinvente la rencontre de Bruce Wayne et Clark Kent dans des années
20 furieusement "Indiana Jones"... Citons encore - mais cette liste
est loin d'être exhaustive - un Batman & Dracula
(quasi-inévitable!) signé Doug Moench, Kelley Jones, Malcolm
Jones III et le très étrange Superman's Metropolis de
Randy & Jean-Marc Lofficier, Roy Thomas et Ted McKeever où l'homme
de Krypton évolue dans un univers expressionniste issu en droite ligne
du film de Fritz Lang.
Autre
exemple de héros dont les exploits ont récemment été
revisités "façon steampunk" : Tarzan. Là, il ne s'agit
plus d'un héros D.C. puisque c'est la firme Dark Horse qui exploite
aujourd'hui sous forme de comics le personnage d'Edgar Rice Burroughs...
Tarzan, cependant, tout en restant Tarzan (autrement dit Lord Greystoke)
a bien changé en passant entre les mains de Lovern Kindzierski
(scénario) et Stan Manoukian et Vince Roucher (dessin) comme on peut
en juger d'après la traduction française (chez Soleil) de deux
albums intitulés Le Monstre et Oeil pour Oeil. Situées
au tout début du siècle (1909-1910... par là), ces
histoires, qui se déroulent loin de la jungle où l'on a l'habitude
de croiser Tarzan, empruntent à la veine
steampunk son atmosphère
d'urbanité proto-industrielle, ses ambiances glauques et nocturnes,
son mélange de personnages historiques et de héros de fiction
et son joyeux (?) brassage d'icônes relevant tantôt du
fantastique, tantôt de la science-fiction... De mon point de vue, c'est
une belle réussite...
Toutefois,
ni les Elseworlds ni Tarzan ne revendiquent l'étiquette
"steampunk", même si la liberté
qu'ils prennent avec les codes (de D.C., de la S.F., du récit historique,
propres à l'oeuvre d'Edgar Rice Burroughs...) les rapprochent de ce
courant. Ce n'est pas le cas des mangas Steam Detectives de Kia Asamiya
ou Cathedral Child de Lea Hernandez qui, chacun à sa manière,
prouvent que le phénomène
steampunk a déjà fortement
contaminé l'univers des mangas et des comics "made in Japan"... Du
reste, le steampunk fait, paraît-il, un malheur au Japon qui l'exploite
sous forme de mangas, mais aussi d' "anime"... et même de jeux. Il
y a peu, en effet, est sorti un jeu de rôles intitulé Jouki
Bakuhatsu Yarou, mots pouvant être traduits par "vapeur" (Jouki),
"punk" (Bakuhatsu) et "types" ou "gars" ou "mecs" (Yarou)... En gros, Jouki
Bakuhatsu Yarou, cela voudrait dire : "Des types steampunks" ou... "Des
punks à vapeur"... A en croire certaines informations glanées
sur l'Internet, il existerait même au Japon un fanzine (à moins
que ce ne soit un E-zine) intitulé... "Steam News"!
Et
en France? Eh bien, il n'est sans doute pas exagéré d'affirmer
qu'un auteur comme Tardi fait depuis des années du
steampunk sans le savoir... Bien sûr,
Tardi revendique (et exploite avec le bonheur que l'on sait) un fort penchant
pour les premières décennies du 20e siècle et l'on n'a
jamais vu ses héros s'aventurer au coeur du Londres victorien du
steampunk des origines... mais l'esprit
"à vapeur" ne souffle-t-il qu'au 19e siècle? Le fin du 18e
et le début du 20e ne sont-ils pas des terrains propices à
des variations sur les thèmes et motifs définis dans les
années 80 par les fondateurs du genre?
Si
l'on envisage le steampunk comme une terre
de liberté(s) aux codes sans cesse bousculés, sans cesse
réinventés, on ne voit pas pourquoi il en irait autrement...
Depuis
quelques années, en France, l'on sent aussi comme un frémissement
en littérature... La traduction des oeuvres du trio fondateur y est-elle
pour quelque chose? Toujours est-il que dés 1992, Serge Brussolo nous
a donné, avec Les Inhumains (Editions Gérard de Villiers),
le premier roman français authentiquement
steampunk... Un roman dont l'action se
situe au 19e siècle dans le Paris du romantisme flamboyant où
les "sculpteurs du temps" disparaissent les uns après les autres.
Brussolo avait-il conscience d'écrire du
steampunk? Non... Mais, si j'en crois
une brève conversation que j'ai eue avec lui à ce sujet il
y a quelques années, il avait conscience d'écrire "quelque
chose de nouveau"... De Villiers, selon lui, ne l'a pas encouragé
à exploiter cette veine et Les Inhumains est resté une
expérience sans lendemain. D'autres, cependant, ont emprunté
la même voie et l'on retiendra, dans ce registre, le très beau
roman de René Reouven Les grandes profondeurs, paru, ce qui
ne manque pas d'intérêt, dans la collection "Présence
du Fantastique" (et non pas "Présence du Futur", ce qui eut fait figure
de Grand Paradoxe, compte tenu de l'intitulé de la collection...)
ainsi que l'étrange et envoûtant Delius : une chanson
d'été de David Calvo publié chez Mnémos et,
toujours chez cet éditeur décidément très versé
dans le steampunk, le somptueux cycle
Bohème de Mathieu Gaborit, l'étourdissant cycle
Arcadia de Fabrice Colin et, de ce même Fabrice Colin, les
sombrissimes Cantiques de Mercure.
Les
Français aiment le steampunk. L'accueil
réservé aux Voies d'Anubis, que J'ai Lu n'en finit pas
de réimprimer, en est la plus éloquente démonstration...
Et les auteurs français ont envie d'écrire du
steampunk... comme le prouvent les romans
de Brussolo, Reouven, Calvo, Gaborit et Colin (ainsi que quelques autres
qui me pardonneront de les avoir provisoirement oubliés!)... en attendant
ceux de Pagel, Vilà et autres "convertis de fraîche date" à
la Cause du Livre à Vapeur... et comme le prouvent aussi les conversations
que j'ai pu avoir avec plusieurs écrivains - et non des
moindres - du temps où je m'occupais des destinées de
la collection "Métal" au Fleuve Noir. Pourquoi n'en écrivent-ils
pas davantage, dans ce cas? D'abord, me semble-t-il, parce que c'est rarement
ce qu'on leur demande. Ensuite (mais ceci est le corollaire de ce qui
précède), parce qu'ils ont le sentiment qu'il n'existe pas
en France de supports (collections, revues, anthologies, etc.) susceptibles
d'accueillir leurs écrits. Tout cela mérite bien sûr
d'être nuancé... d'autant que le Fleuve Noir s'apprête
à publier certains romans steampunks écrits par quelques uns
de ses auteurs les plus plébiscités. Mais ceci est une autre
histoire...
Toujours
est-il que l'idée de cette anthologie est née de cette triple
constatation : 1) Les Français aiment le
steampunk... même si le mot leur
est le plus souvent (mais plus pour longtemps) inconnu ; 2) Plusieurs auteurs
ont envie d'en écrire ; 3) Ces auteurs ont le sentiment (pas vraiment
fondé mais... bon...) qu'il n'existe pas de support susceptible
d'accueillir leurs histoires.
Le
jeu a donc consisté, pour moi, à rédiger une "bible"
définissant aussi précisément que possible ce que l'on
entend par "littérature steampunk"
et à l'envoyer à un certain nombre d'auteurs dont je savais
qu'ils risquaient d'être séduits par pareille aventure... puis
à leur demander s'ils souhaitaient participer à une anthologie
sur ce thème... Le résultat - dont on pourrait dire qu'il
constitue l'acte de naissance officiel du
steampunk made in France - s'est
révélé aussi excitant... que surprenant. Car le moins
que l'on puisse dire des textes qui suivent, c'est qu'ils ne se ressemblent
pas!
Chacun,
en fait, s'est forgé sa propre idée quant aux thèmes
et motifs de la littérature
steampunk en puisant dans le petit document
que je lui avais envoyé mais aussi dans ses lectures, ses souvenirs,
sa sensibilité et... son propre rapport à l'histoire. Et puisque
le steampunk, comme je crois l'avoir
mentionné, est un courant qui, en dépit de près de deux
décennies d'existence, demeure suffisamment marginal pour ne pas
être prisonnier d'un système de codification par trop contraignant,
chacun y est allé de sa propre interprètation, de ses propres
fantasmes...
Les
pères fondateurs reconnaîtraient-ils leur descendance dans les
textes qui suivent? Pour quelques uns d'entre eux (mais ne comptez pas sur
moi pour vous dire lesquels), la réponse est incontestablement oui.
Pour d'autres, elle me paraît plus incertaine... Mais c'est un signe
de vitalité pour un genre que d'évoluer, de croître et...
de muter.
Ces
histoires sont toutes des tranches de passés alternatifs, des fragments
à rebours de nulle-temps à vapeur, des souvenirs
altérés d'une Histoire sans avenir, des détours sans
escale en terres d'anachronies... Voici des nouvelles de temps qui n'ont
jamais été, qui n'auraient pas pu être, qui ne seront
jamais et qui, pourtant, dégagent comme un parfum de furieuse
familiarité...
Puisse
donc le steampunk francophone trouver
ses propres voies à partir de ces textes, se révéler
fécond et générer à son tour une longue
lignée...
Un
dernier mot avant de vous laisser humer la suave fragrance de ces vapeurs
d'antan... Toute introduction aux récits composant cette anthologie
m'a paru superflue. Je me suis donc abstenu de vous dire pourquoi j'avais
retenu telle ou telle histoire et ce que, selon moi, il fallait en penser.
C'est à vous de les découvrir et de les apprécier...
ou de les rejeter si, pour une quelconque raison, elles heurtent vos goûts
et votre sensibilité. Dans un même ordre d'idée, j'ai
choisi de vous les présenter (à une exception près...
et vous aurez tôt fait de découvrir laquelle) dans l'ordre
alphabétique inverse du nom de leurs auteurs. Ordre alphabétique
parce que cela me paraît le meilleur moyen de brouiller les pistes
quant à mes propres inclinations, et inverse... parce que nous sommes
dans le registre d'une science-fiction "à rebours" et que cela me
semble être la moindre des choses.
A
présent, attachez vos harnais, éteignez votre pipe, chaussez
vos lorgnons à verres trans-temporels et... fouette, cocher!
|