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De la peur au triomphe, du triomphe au cynisme

La science-fiction face à la science, 1817-1986

Jean-Louis TRUDEL

nooSFere, juillet 1989

Avertissement au lecteur : Pour l'essentiel, ce texte date de 1989. J'ai fait de mon mieux pour expliciter l'argument de mon alter ego de 1989, que je n'endosserais pas tel quel aujourd'hui. Néanmoins, tout en trouvant que son raisonnement souffre de certaines faiblesses, je crois que ce texte offre, comme on dit pudiquement, quelques pistes de réflexion pour penser l'évolution de la conception de la science reflétée par la science-fiction au fil des ans, de la science sacrilège à la science positive, de la science triomphante à la science accusée, de la pseudoscience à un monde détaché des valeurs scientifiques. — Jean-Louis Trudel

          Une étude du contenu épistémologique de la science-fiction face à la science et aux techniques n'a pas à remonter plus loin que la Révolution industrielle. Certes, la méthode scientifique est plus vieille que la Révolution industrielle et l'astronomie inspira plusieurs écrivains des Lumières, tels Voltaire ou Swedenborg, mais la puissance de la technique enrôlée par la science n'apparaît vraiment dans la littérature qu'au début du dix-neuvième siècle. (Que l'on songe aux ouvrages de Jonathan Swift, où les savants inspirent plutôt le ridicule que le respect.) À l'inquiétude manifestée dans le Frankenstein or The Modern Prometheus (1818) de Mary W. Shelley succède un triomphalisme scientiste dont le jeune Jules Verne est un des premiers chantres (poussé dans le dos par son éditeur, il est vrai). Il faut attendre les grandes guerres du vingtième siècle pour qu'apparaissent les premiers symptômes d'un pessimisme durable engendré et renforcé par les chocs successifs de la boucherie des tranchées et des gaz létaux, de la Dépression et de Hiroshima. La méfiance suscitée par la science et les techniques mûrit durant les années soixante et soixante-dix avec la "New Wave" et la science-fiction française contestataire. Aujourd'hui, le désabusement est de mise dans les romans "cyberpunk", consommant le divorce entre progrès scientifique et espoir d'un monde meilleur. Ainsi, retracer de 1817 à 1986 les réactions des écrivains de science-fiction confrontés au progrès technoscientifique permet de retrouver des échos de la transformation du rapport populaire à la science et à la technique.

          Par définition, un écrivain de science-fiction ne critiquera presque jamais la science en tant que recherche de la vérité et investigation de la nature. (Elle peut trahir ces nobles buts, mais ceux-ci sont rarement remis en question.) Depuis les débuts, la critique a préféré viser l'usage des techniques, la façon de procéder à des travaux scientifiques, l'emploi des découvertes scientifiques ou le choix de certaines recherches.

          Cependant, la science-fictionL'abréviation SF sera utilisée pour éviter la répétition lassante de "science-fiction".a prôné à l'occasion l'existence de limites au domaine d'investigation de la science. Quelquefois, la limite est le fait de Dieu; quelquefois, elle est dans la nature humaine.

          Mary Wollstonecraft Shelley, fille d'une féministe célèbre, fut la première à formuler un avertissement de ce type dans son histoire de Victor Frankenstein et du monstre sans nom auquel il donna vie. Shelley, fille de philosophes réputés, ne montre pas simplement la création se retournant contre son créateur, comme Isaac Asimov et bien d'autres l'ont interprété. En fait, elle semble plutôt soutenir que le créateur scientifique, à l'opposé de l'artiste, est responsable de sa création et de ses effets, car ceux-ci sont inscrits dans les créations technoscientifiques alors que ce n'est pas les cas des œuvres artistiques. Là où l'artiste crée dans le monde des idées, le savant crée dans le monde réel et porte une bien plus lourde responsabilité, une responsabilité d'essence démiurgique qu'un humain n'est pas nécessairement en mesure d'assumer pleinement. L'humain est borné par sa nature, qu'il ne peut pas transcender.

          Au sujet des chimistes contemporains, Shelley écrit ces mots qui montrent sa conception de la spécificité des scientifiques, qui sont avant tout efficaces, au sens propre, ou plutôt efficients:

          ‘The ancient teachers of this science,’ said he, ‘promised impossibilities, and performed nothing. The modern masters promise very little; they know that metals cannot be transmuted, and that the elixir of life is a chimera. But these philosophers, whose hands seem only made to dabble in dirt, and their eyes to pore over the microscope or crucible, have indeed performed miracles. They penetrate into the recesses of nature, and show how she works in her hiding places. They ascend into the heavens: they have discovered how the blood circulates, and the nature of the air we breathe. They have acquired new and almost unlimited powers; they can command the thunders of heavens, mimic the earth quake, and even mock the invisible world with its own shadowsMary W. Shelley, Frankenstein or The Modern Prometheus (London:  Oxford University Press, 1969), pp. 47-48.  Elle fait allusion aux travaux de savants tels Van Leeuwenhoek, Vésale, Harvey, Lavoisier, Cavendish, Davy, Montgolfier (frères), Franklin et plusieurs autres..

          Cependant, Frankenstein, une fois qu'il a créé son monstre, se détourne de lui et l'abandonne. Il ne lui enseigne rien, ne s'occupe pas de son éducation et, plus tard, refuse de lui créer une compagne, la seule chose qu'il demande:

          ‘Do your duty towards me, and I will do mine towards you and the rest of mankind.Mary W. Shelley, Frankenstein or The Modern Prometheus (London:  Oxford University Press, 1969), p. 99

          ‘I am thy creature, and I will be even mild and docile to my natural lord and king, if thou wilt also perform thy part, the which thou owest me.Mary W. Shelley, Frankenstein or The Modern Prometheus (London:  Oxford University Press, 1969), p. 100

          À la fin, Frankenstein se laisse émouvoir: ‘[...] did I not, as his maker, owe him all the portion of happiness that it was in my power to bestow?Mary W. Shelley, Frankenstein or The Modern Prometheus (London:  Oxford University Press, 1969), p. 146

          Cependant, il s'en repentit et meurt en essayant de tuer sa créatureMary W. Shelley, Frankenstein or The Modern Prometheus (London:  Oxford University Press, 1969), p. 196. Il finira par dire au capitaine qui l'a recueilli: ‘You seek for knowledge and wisdom, as I once did; and I ardently hope that the gratification of your wishes may not be a serpent to sting you, as mine had been.Mary W. Shelley, Frankenstein or The Modern Prometheus (London:  Oxford University Press, 1969), p. 30

          Shelley décrit avant beaucoup d'autres le drame de l'irresponsabilité scientifique. Le savant démiurge peut-il remplir tous les devoirs du créateur? En créant quelque chose de tout à fait nouveau, il doit assumer certaines responsabilités face à sa création pour éviter un choc en retour fatal.

          Shelley voit loin et ne reflète pas nécessairement la pensée de son époque. Certes, son cercle d'amis avait discuté du mythe de Prométhée. Son idée, c'est d'avoir fait de ProméthéeMary W. Shelley, Frankenstein or The Modern Prometheus (London:  Oxford University Press, 1969), pp.xiv-xv.  Les trois (Percy Shelley, Mary Shelley, Lord Byron) auraient peut-être discuté du livre The Moralists (1709), de Shaftesbury, où on retrouve un paragraphe fort intéressant:  "We have a strange Fancy to be Creators, a violent Desire at least to know the Knack or Secret by which Nature does all.  The rest of our Philosophers only aim at that in Speculation, which our Alchymists aspire to in Practice.  For with some of these it has been actually under deliberation how to make Man, by other Mediums than Nature has hitherto provided." (Ibid., pp. 228-229.) un créateur scientifique, à la croisée des fabricants d'homoncules ou golems et des futurs bricoleurs d'automates ou de gènes. De cette façon, elle s'attaque au cœur même de l'idéologie scientifique dans un ouvrage de SF. Ici, c'est le but même de l'expérience — créer la vie — qui apparaît trop lourd pour l'expérimentateur dépasséEn 1816, lorsque Mary Shelley commence à composer Frankenstein, elle a déjà eu une fille mort-née et un fils.  Avec son mari, elle mène une vie agitée et sa conduite paraît scandaleuse à certains en Angleterre.  Le livre pourrait devoir quelque chose à ses interrogations quant aux devoirs d'une mère.. Ni la technique ni son usage ne sont mis en cause, c'est uniquement l'impératif de savoir qui est questionné.

Après Shelley, l'idéal victorien du progrès et de la technique triomphante infiltra la SF. Ce progrès est compris comme social par les libéraux, mais il est parfois restreint à la constatation de la multiplication de la puissance humaine par la science.

Ces deux facettes du progrès se retrouvent à des degrés divers chez Jules Verne. Dans le diptyque De la Terre à la Lune / Autour de la Lune (1864-1865), il livre un des premiers romans d'anticipation scientifique et il témoigne d'une prescience troublante. Les seuls drames y découlent non d'une insuffisance de la science mais d'une insuffisance de science. Les problèmes sont imputés, explicitement ou non, à un défaut de réflexion scientifique. Ce n'est pas la procédure en soi qui est critiquée, mais bien l'inaptitude des personnages à l'appliquer correctement. La science apparaît comme un instrument puissant manié par des mains faillibles.

En fait, Verne ne fournit aucune explication systématique des erreurs et oublis qui compliquent l'intrigue (mais facilitent la mise en place de passages de vulgarisation scientifique). D'abord, les héros s'aperçoivent que les experts ont calculé une vitesse initiale trop basse pour leur boulet. "La vitesse initiale avait été, très heureusement, supérieure à la vitesse indiquée par l'Observatoire de Cambridge, mais l'Observatoire de Cambridge ne s'en était pas moins trompée.Jules Verne, De la Terre à la Lune / Autour de la Lune (Paris:  Hachette, 1978), pp. 269-270." Cette erreur pourtant grave est escamotée sans autre forme d'explication. Que ces astronomes aient négligé la friction atmosphérique doit être le signe d'une faiblesse humaine — d'une suffisance humaine et non d'une insuffisance scientifique. De même, lorsque les deux passagers du boulet qui sont balisticiens ne prévoient pas que leur trajectoire les ramène sur Terre, l'auteur ne justifie aucunement cette étrange lacuneJules Verne, De la Terre à la Lune / Autour de la Lune (Paris:  Hachette, 1978), pp. 414-415. Enfin, Verne se montre tout aussi désinvolte lorsque ses personnages ne se rendent pas compte que le boulet devait flotter: "Et c'était la vérité! Tous, oui! tous ces savants avaient oublié cette loi fondamentale: c'est que par suite de sa légèreté spécifique, le projectile, après avoir été entraîné par sa chute jusqu'aux plus grandes profondeurs de l'Océan, avait dû naturellement revenir à la surface!Jules Verne, De la Terre à la Lune / Autour de la Lune (Paris:  Hachette, 1978), p. 438"

Si Verne ne remet pas la science en question, son attitude face à la technologie proprement dite est franchement admiratrice, comme l'atteste ce passage décrivant la fonte du canon:

"Non! l'homme seul avait créé ces vapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d'un volcan, ces trépidations bruyantes semblables aux secousses d'un tremblement de terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempêtes, et c'était sa main qui précipitait, dans un abîme creusé par elle, tout un Niagara de métal en fusion.Jules Verne, De la Terre à la Lune / Autour de la Lune (Paris:  Hachette, 1978), p. 118"

La popularité de ces deux ouvrages — qui participèrent au lancement de la carrière de l'auteur... en coup de canon — prouve bien leur résonance profonde avec l'esprit du temps.

Verne n'était pas un écrivain social. À la lutte des classes, en bon libéral de 1848, il préférait la lutte des nationalités, surtout celles opprimées par l'Empire britanniqueVoir Mathias Sandorf, par exemple.  Il écrit aussi sur l'Irlande et le Québec occupés.. Il détache donc des inventions comme le projectile lunaire et le sous-marin de tout contexte social, même s'il souligne l'ampleur de l'effort financier requis par la construction du canon lunaire et les effets socio-économiques sur la contrée environnantes des dépenses de l'entreprise floridiennepp. 107-109, 122-115. Un de ses contes les plus hardis montre bien son dédain des conséquences sociales d'inventions scientifiques. Dans "Au XXIXe siècle — La journée d'un journaliste américain en 2889", un texte auquel Michel Verne aurait mis la main, on retrouve à peu de choses près la société américaine de 1889. Aux progrès de la science et de la technique, Verne fait correspondre un meilleur urbanismeJules Verne, "Au XXIXe siècle - La journée d'un journaliste américain en 2889", in Hier et Demain (Paris:  Librairie Hachette, 1967), p. 188., une extension de la longévité moyenne, portée de 37 à 68 (!) ans en un millénaireJules Verne, "Au XXIXe siècle - La journée d'un journaliste américain en 2889", in Hier et Demain (Paris:  Librairie Hachette, 1967), p. 192 et un remplacement des domestiques par des machinesJules Verne, "Au XXIXe siècle - La journée d'un journaliste américain en 2889", in Hier et Demain (Paris:  Librairie Hachette, 1967), p. 194, 204.. Malgré tout cela, la société bourgeoise du XIXe siècle est transplantée au XXIXe siècle sans un accroc. En cette année de l'Exposition universelle de Paris, celle de la Tour Eiffel, Verne déborde d'optimisme: "Ils ont donné à l'homme une puissance à peu près infinie,Jules Verne, "Au XXIXe siècle - La journée d'un journaliste américain en 2889", in Hier et Demain (Paris:  Librairie Hachette, 1967), p. 189" écrit-il en parlant de deux inventions du futur. Ses autres extrapolations relèvent du merveilleux pur en 1889, même prévues pour 2889; la plupart ont été réalisées ou dépassées en 1989. Ce petit conte reflète parfaitement la conviction du XIXe siècle que le progrès améliorerait naturellement la vie des classes nanties sans l'affecter, ainsi que l'aveuglement des mêmes optimistes face à toute conséquence néfastePourtant, la pollution dûe à l'emploi du charbon est déjà une conséquence observable de l'industrialisation à l'époque de Verne..

Jules Verne est en fait plus réservé, voire plus nuancé, face au progrès technique. Sa fascination pour la technique s'accompagne dès le début d'une inquiétude certaine pour ce que les hommes en font. Cependant, tant le public d'alors que la postérité ont préféré ses ouvrages plus optimistes. Dans la réalité, les catastrophes annoncées par la fiction n'ont jamais le même impact, car l'habitude atténue les désagréments du progrès — le déclin du latin et du grec, prévu par Verne, n'est aujourd'hui lamenté que par une infime minorité de classicistes. L'éditeur de Verne, Hetzel, refusera donc Paris au XXe siècle en 1864 tandis que des romans critiquant les scientifiques, comme Sans dessus dessous (1889), obtiendront très peu de succès (un tirage de 8000 exemplaires du vivant de Jules Verne, contre 50000 pour Vingt mille lieues sous les mers ou 37000 pour De la Terre à la Lune). Au crépuscule de sa vie, l'auteur exprime ses vues les plus sombres dans des romans comme Maître du monde (1904), où la technique est un instrument de domination, et une nouvelle comme "L'Éternel Adam" (1905). Lorsque les personnages de ce dernier texte célèbrent le génie humain: "On s'accorda sur ce point que l'humanité avait atteint un niveau intellectuel inconnu avant notre époque et qui autorisait à croire à sa victoire définitive sur la nature,"Jules Verne, "L'Éternel Adam", in Hier et Demain (Paris:  Librairie Hachette, 1967), p. 234. c'est pour être magistralement contredits par un cataclysme global qui enfonce tous les continents sous les mers et exhausse l'ancienne Atlantide. La civilisation du troisième millénaire est anéantie en dépit de ses progrès scientifiques.

Au tournant du siècle, un autre écrivain, plus jeune, H. G. Wells avait d'ailleurs malmené l'association du progrès scientifique et du progrès social dans The Time Machine (1895), tandis que toute la science des humains était impuissante contre les envahisseurs martiens dans The War of the Worlds (1898). En fin de compte, l'humanité était sauvée par ses microbes... De même, The Island of Dr. Moreau (1896) remettait carrément en question la science et la légitimité d'un domaine d'investigation sans limite: un homme avait-il le droit de façonner des bêtes pour en faire des humanoïdes grâce à des techniques chirurgicales du dernier cri?

Faut-il associer ce recul instinctif et ces doutes au malaise qui régnait dans la science d'alors, aux prises avec la "catastrophe ultraviolette", les paradoxes de l'éther et la question des atomes? Faut-il y voir le contrecoup de la dépression économique qui affecte le Canada, les États-Unis et d'autres pays occidentaux durant les années 1890? Est-ce un effet d'une situation politique moins riante, de l'expansionnisme allemand à l'affaire Dreyfus, de la Guerre des Boers à la défaite de l'Espagne par les États-Unis et à celle de la Russe par le Japon? Ou est-ce que la science a trop bien rempli ses promesses de puissance, menant même les plus obtus à s'effrayer tout d'un coup de la puissance mise ainsi entre les mains de l'humanité?

À la fin incertaine du dix-neuvième siècle correspond un vingtième siècle dont les premières années sont marquéess par une fantastique révolution scientifique. Einstein se retrouve au centre du processus de remplacement de quatre paradigmes. La relativité des mesures, la nature de la lumière, la nature de la gravité et le déterminisme atomique sont à jamais changés par ses travaux et constituent à terme les bases de deux visions du monde contradictoires mais complémentaires: la vision du monde de la mécanique des quanta et celle de la relativité générale. Le temps devient une dimension indissociable de l'espace, qquoique différente des dimensions spatiales, et la matière peut maintenant être convertie en énergie — et vice-versa. Le hasard fait désormais partie de la physique et le vieil univers mécaniste n'est plus.

L'explosion d'une bombe atomique à Los Alamogordos en 1945 marque sur le plan symbolique le point culminant de ces révolutions, dorénavant irréfutables. En même temps, l'astronomie a multiplié la taille de l'Univers tandis que le cinéma, l'auto, l'avion et la radio ont été successivement inventés et diffusés avec une rapidité effarante.

Les conséquences sont multiples. De tels progrès ne peuvent qu'enflammer les espoirs des uns et renforcer l'optimisme foncier hérité du dix-neuvième siècle. Mais la Dépression et les deux guerres mondiales marquées par l'emploi d'armes scientifiques (les gaz, les fusées, la bombe atomique) stimulent le pessimisme des autres.

Les États-Unis, relativement épargnés par les calamités de la Première Guerre mondiale, se rangent du côté de l'optimisme technologique. Pendant ce temps, dans la science-fiction européenne, un mouvement dont Wells est la figure de proue continuera à chercher des voies de sortie permettant de préserver une société digne de ce nom dans le contexte d'une technique déréglée.

Aux États-Unis, même si des histoires de fin du monde commencent à paraître, c'est l'enthousiasme incarné par l'Exposition universelle de 1939 à New York qui prédomine. Un amateur de SF de l'époque commentera rétrospectivement:

"L'énergie atomique... combien de fois des histoires avaient-elles montré quel monde merveilleux et prospère serait celui où l'on pourrait extraire de l'atome sa puissance infinie! L'électricité serait virtuellement gratuite et inépuisable. On pourrait reconstruire le monde et, avec cette énergie, éliminer la pauvreté, faire du monde une Utopie, et enfin grimper jusqu'aux étoiles."Donald A. Wollheim, Les faiseurs d'univers (Paris:  Éditions Robert Laffont, 1974), p. 14.  Notons que Wollheim est le représentant d'une gauche américaine éclairée et ouverte au monde, qui a participé à la mise sur pied du New Deal.

Après Hiroshima, le ton change. Après les Nazis, comment faire confiance à des humains tentés par l'omnipotence nucléaire? Les histoires de guerre nucléaire prolifèrentOn se souviendra, en traduction française, du roman Le lendemain de la machine de Francis G. Rayer, un échantillon de cette littérature post-apocalyptique, publié en 1951.. C'est l'emploi de la science qui est désormais critiqué, mais l'accent est mis quand même sur la responsabilité du technicien. Ainsi, dans un space-opéra de bon niveau paru en 1947, l'inventeur d'une arme terrible laisse l'avertissement suivant à ses héritiers:

"‘N'utilisez jamais le disrupteur dans un but de conquête ou de rivalités mesquines, mais seulement si la liberté de la Galaxie est menacée.
Le pouvoir que je laisse entre vos mains peut la détruire tout entière.’"Edmond Hamilton, Les rois des étoiles (Paris:  Éditions J'ai Lu, 1972), p. 249.

On ne saurait être plus clair: il n'y a qu'à remplacer "disrupteur" par "bombe atomique" et "Galaxie" par "Terre" pour comprendre. Ainsi, la SF des années 40 et 50 n'hésitera pas à s'en prendre à l'usage des techniques et à l'emploi des découvertes scientifiques. Un ouvrage typique de cette période, même si on a tendance à le mettre à part, est le célèbre 1984 de George Orwell. En 1984, il y a eu des progrès techniques: les super-cuirassés, les télécrans, l'aéronautique... Mais le vrai futur, c'est la guerre et la misère.

Le savant reprend les traits de Victor Frankenstein, le savant imprudent, voire égaré, par excellence.

Donald A. Wollheim décrit ainsi la génération de l'après-guerre:

"C'est aussi une génération qui a grandi dans le monde de science-fiction d'aujourd'hui. Elle a été accoutumée à un décor de guerre atomique. Il y a des tas de nouvelles et des tas de romans sur le monde post-atomique. Il y a eu de même des tas d'histoires sur la guerre atomique elle-même."Wollheim, p. 104.

Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que ce soit vers cette époque que Marcuse et Habermas commencent à écrire. Mais c'est de 1957 que date le vol de Spoutnik dans l'espace, qui aura, dans l'Occident abreuvé de science-fiction, un retentissement que n'attendaient nullement les dirigeants russes. Lorsque la génération du Baby Boom atteindra l'âge adulte, aux États-Unis comme en France, la science-fiction connaîtra son propre boom, favorisée par l'essor des techniques, et verra s'amplifier ses tendances divergentes.

D'une part, on trouve chez James Blish des observations lucides sur la méthode scientifique:

Remember, Bliss, that scientific method is not a natural law. It doesn't exist in nature, but only in our heads; in short, it's a way of thinking about things—a way of sifting evidence. It was bound to become obsolescent sooner or later, just as sorites and paradigms and syllogisms became obsolete before it. Scientific method works fine while there are thousands of obvious facts lying about for the taking—facts as obvious and measurable as how fast a stone falls, or what the order of the colors is in a rainbow. But the more subtle the facts to be discovered become—the more they retreat into the realms of the invisible, the intangible, the unweighable, the submicroscopic, the abstract—the more expensive and time-consuming it is to investigate them by scientific method.’James Blish, Cities in Flight (New York:  Avon, 1970), p. 15.

Blish en tire d'ailleurs une conséquence: à mesure que le gouvernement deviendra seul capable d'assumer les coûts de la recherche, la recherche scientifique courra le risque de la stérilisation par surcroît de bureaucratieJames Blish, Cities in Flight (New York:  Avon, 1970), p. 16.. Même si le roman ainsi amorcé dans le doute a pour conclusion la découverte du voyage interstellaire par l'humanité, la tétralogie de Cities in Flight (1952-1958) se termine sur la mort du temps, un cataclysme réellement universel que toutes les connaissances humaines sont impuissantes à retarder d'une femtoseconde.

La science, chez Blish, paraît bien éphémère et les humains plutôt insignifiants. Il remet en question la valeur de la science d'abord en la replaçant dans un cadre historique afin d'en montrer les limites. Mais l'épitaphe de l'humanité, "We did not have the time to learn everything that we wanted to know",James Blish, Cities in Flight (New York:  Avon, 1970), p. 596. est plus positive au sens propre. Au-delà de la mort de l'Univers, Blish entérine les buts de la science.

L'optimisme et le volontarisme sont véritablement inextinguibles chez des auteurs comme Robert Heinlein. Dans Le Vagabond de l'espace (1958), la Terre est menacée d'une translation dans un hyperespace sans soleils. Le jeune héros s'écrie: "Allez-y... Arrachez-nous notre étoile! Vous êtes capables de le faire si vous en avez les moyens—et je suis persuadé que vous les avez. Ne vous gênez pas! Nous en créerons une autre!Robert Anson Heinlein, Le Vagabond de l'espace (Paris: Presses Pocket, 1983), p. 231." Mais en ces bouillonnantes années 60, Heinlein était un écrivain vieillissant. Les sciences dures étaient assiégées de tout côté et la SF était prise d'assaut par des auteurs comme Michael Moorcock, qui décrit en 1968 des parties de catch où les spectateurs se masturbent en public, et Samuel R. Delany, qui dépeint dans Dhalgren (1974) une cité en décomposition, au-delà des lois de la nature.Voir:  Michael Moorcock, Jerry Cornelius:  Le programme final (Paris:  Jean-Claude Lattès, 1980), p. 147.  Voir aussi:  Samuel R. Delany, Dhalgren (New York: Bantam Books, 1979).  Il s'agit d'éditions tardives.

Une partie de la SF évacue donc la science comme facteur déterminant de l'évolution socio-historique tandis qu'une partie de la SF évacue en grande partie les problèmes sociaux. À la SF de la New Wave qui s'en prend à la pollution et cherche les failles de l'armure de la science répond une SF pure et dure. Les auteurs emblématiques de cette dernière soutiennent que la science peut résoudre les problèmes causés par la science, à condition de ne jamais oublier que la science n'est pas une connaissance totale mais un processus d'apprentissage, mais ces auteurs s'intéressent avant tout à la spéculation technoscientifique. Larry Niven est de ceux-là. Son roman Ringworld (1970) est en partie un discours sur la surpopulation. Malgré une panoplie de merveilles scientifiques, la Terre du futur a dû imposer un strict contrôle des naissances pour maintenir la population à dix-huit milliards de personnes. Néanmoins, le ciel est bleu, l'herbe est verte et le bonheur semble régner. Par contre, une race extra-terrestre dont la population atteint le billion d'individus a dû coloniser plusieurs planètes avant de les éloigner de leur soleil pour les refroidir. Une autre race inconnue a construit un monde artificiel doté d'une superficie égale à celle de trois millions de planètes semblables à la TerreLarry Niven, Ringworld (New York:  Holt, Rhinehart and Winston, 1977), pp. 27-29, 67-72, 80-81.. Le message est clair: il n'y a pas de problème si grave que la science ne peut contribuer à le résoudre.

En France, durant ces mêmes années, c'est l'apogée de la contestation des systèmes, comme dans Naissez, nous ferons le reste.Patrice Duvic, Naissez, nous ferons le reste (Paris:  Presses Pocket, 1979).  L'auteur y critique la société de consommation. Mais le discours sur la technoscience occupe en fin de compte une place extrêmement réduite; la technique et la science sont entièrement asservies aux forces sociales. Il faut donc retourner en Amérique du Nord pour trouver une tentative sérieuse de traiter de la science et de ses liens avec la société. Dans Les Dépossédés (1974), Ursula K. LeGuin signe l'histoire d'un savant qui est aussi un socialiste, au sens large du mot. Face à la science terrestre, il a cette réaction révélatrice:

"Même Ainsetain [Einstein], l'auteur de cette théorie, s'était senti obligé de prévenir que sa physique ne renfermait d'autre mode que le mode physique et ne devait pas être considéré comme impliquant une métaphysique, une philosophie ou une éthique. Ce qui, bien sûr, était superficiellement vrai; et pourtant il avait utilisé, le nombre, ce pont entre le rationnel et ce qu'on perçoit, entre psyché et matière, "Nombre l'Indiscutable", comme l'avaient appelé les anciens fondateurs de la Science Noble. Employer les mathématiques dans ce sens, c'était employer le mode qui précédait et conduisait à tous les autres modes. Ainsetain avait su cela; il avait admis avec une prudence touchante qu'il croyait que sa physique décrivait vraiment la réalité."Ursula K. LeGuin, Les Dépossédés (Paris:  Presses Pocket, 1983), pp. 253-254.

LeGuin critique donc la séparation de la science et du social, blâmant l'excès d'objectivité, examinant le problème par le bout opposé de la lorgnette. Au lieu de poser que la science est nécessairement néfaste pour la stabilité d'une société, elle propose qu'elle pourrait lui être bénéfique si elle était convenablement intégrée. Par contre, une société qui ne retiendrait que les aspects techniques d'un savoir tout en ignorant l'idéologie sous-jacente devrait s'attendre à de mauvaises surprises. Si elle attaque ailleurs dans le roman le mauvais emploi des découvertes technoscientifiquesUrsula K. LeGuin, Les Dépossédés (Paris:  Presses Pocket, 1983), pp. 132-135., elle plaide en fait pour une adaptation mutuelle de la science et de la société. Face aux progrès de la connaissance, le choix n'est pas d'exploiter ses fruits ou de les ignorer, mais bien d'intégrer les enseignements de la science ou se condamner à mal appréhender (au propre comme au figuré) le monde qui nous entoure.

Hors du champ spécialisé de la science-fiction, l'anticipation a également permis à une auteure comme Doris Lessing d'articuler un discours critique des procédures scientifiques. Dans la série de Canopus in Argo, Lessing rappelle comment, durant la Seconde Guerre mondiale, les Nazis avaient soumis des prisonniers dans les camps de concentration à des expériences de l'endurance au froid ou aux basses pressions, les testant jusqu'à ce que mort s'ensuive. Pourtant, le but même de ces expériences était parfaitement défendable puisqu'elles avaient pour but d'épargner à terme des vies humaines. Des recherches se poursuivent toujours dans ce domaine, d'ailleurs, sans bien sûr sacrifier de vies humaines pour explorer jusqu'au bout les capacités du corps humain. Les expériences nazies violaient une condition tacitement admise de l'investigation scientifique: la science doit procéder sans coûter sciemment la vie à quiconque contre son gré.

Or, si on suit la logique articulée par le Vulcain Spock dans les scènes finales de Star Trek: The Wrath of Khan, qu'importe une seule vie si elle permet d'en sauver plusieurs? C'est cette logique inhumaine autant que les expériences scientifiques des Nazis (qui tenaient surtout les vies de "sous-hommes" juifs, polonais ou russes incarcérés dans les camps pour quantités négligeables) que critique Doris Lessing et, par extension, toute l'idéologie utilitariste des certains scientifiques trop enclins à croire qu'une vie librement consentie n'est pas trop cher payer pour faire avancer la science. Les "martyrs de la science", de Galilée à Marie Curie, ne conservent-ils pas un rayonnement indiscutable? Sans rejeter la science en bloc, la critique de Lessing était donc particulièrement radicale.

Cependant, les années 60 et 70 ont vu s'épanouir un phénomène de rejet de la rationalité qui n'était pas loin du refus en bloc de toute science. En fait, la vogue de l'astrologie, des religions orientales et des maîtres à penser de sciences éminemment malléables était sans doute plus proche de l'état d'esprit de la majorité de la population que les œuvres de SF les plus caustiques et les plus à la page. Dans le champ littéraire, ceci s'est traduit par l'enthousiasme sans cesse grandissant pour la fantasy, le fantastique épique ou héroïque, à mi-chemin entre Conan et le conte de fées, entre Kafka et J. R. R. Tolkien. Ces dernières années, les ouvrages de fantasy sont devenus aussi nombreux que les ouvrages de science-fiction sur les étagères et, aux États-Unis, ils ont essentiellement supplanté la science-fiction d'origine non-médiatique dans les palmarès des meilleures ventes.

Même s'il faut bien la distinguer de la science-fiction proprement dite, la fantasy partage avec la SF le même lectorat et le même goût pour les décors exotiques. Dans bien des cas, elle peut apparaître comme la forme que prendrait la SF en l'absence de tout contenu scientifique.

La contestation strictement socio-politique s'est essoufflée dès la fin des années 70. En France, la nouvelle frontière de la SF a été défrichée par des passionnés du style, de l'écriture, du raffinement littéraire, de l'art pour l'art... tandis que perduraient en face des romans d'action bête et méchante, gonflée aux stéroïdes anabolisants. Aux États-Unis, les années 80 ont confirmé le divorce définitif du progrès et de l'avancement des connaissances. Le progrès scientifique a cessé d'avoir pour phénomène concomitant le progrès des conditions de vie.

La notion que la science en marche s'accompagnerait naturellement d'une amélioration générale de la vie pour tous est désormais foncièrement étrangère à la nouvelle génération d'auteurs. Il n'y a plus de lien communément admis entre la sophistication des techniques et la moralité d'une société. Si l'intelligentsia occidentale avait réussi à présenter le cas de l'Allemagne nazie comme une aberration, la mise à nu des maux (racisme, impérialisme, pauvreté) des pays les plus avancés techniquement a fini par produire son effet. Cela se constate dans des romans comme Count Zero (1986) où la technique, sinon la science, a progressé dans toutes les directions sans que la société avance d'un pas vers l'utopie.

Le premier roman de William Gibson présentait d'ailleurs la même combinaison d'une technologie de pointe et d'un monde peu accueillant:

"Now he slept in the cheapest coffins, the ones nearest the port, beneath the quartz-halogen floods that lit the docks all night like vast stages, where you couldn't see the lights of Tokyo for the glare of the television sky, not even the towering holograms of the Fuji Electric Company, and Tokyo Bay was a black expanse where gulls wheeled above drifting shoals of white styrofoam. Behind the port lay the city, factory domes dominated by the vast cubes of corporate arcologies. Fort and city were divided by a narrow borderland of older streets, an area with no official name. Night City, with Ninsei its heart. By day, the bars down Ninsei were shuttered and featureless, the neon dead, the holograms inert, waiting, under the poisoned silver sky."William Gibson, Neuromancer (New York:  Ace, 1984), pp. 6-7.

Là où un Jules Verne s'intéressait avant tout à la technique en prenant pour acquis qu'une société future jouirait de plus de conforts, de transports plus rapides et de communications plus efficaces, les auteurs de SF des années 60 et 70 avaient insisté sur des conséquences indésirables du progrès, comme la pollution et la surpopulation. Afin d'échapper aux dichotomies trop tranchées dans un monde visiblement façonné par la technoscience, les auteurs modernes ont opté pour une attitude plus nuancée: les découvertes de la science peuvent bel et bien bouleverser une société, mais le progrès des connaissances nous en dit plus sur le monde in esse que sur ce que nous ferons de ces connaissances. La culture détermine si les applications des nouveaux savoirs seront bénéfiques ou maléfiques. Si la science peut être au service de criminels, son emploi ne fait qu'illuminer les profondeurs de la nature humaine. Elle est un instrument et la méthode scientifique elle-même n'est plus considérée comme transcendant son champ d'application.

Si la SF n'a pas toujours épousé avec une parfaite fidélité les changements d'attitude face à la science et aux techniques, la SF a reflété toutes les époques successivement, ne fût-ce que dans des livres isolés. Il faut d'ailleurs se garder de chercher à tout prix une cohérence dans les opinions exprimées par les écrivains: leurs carrières peuvent être longues et leurs livres se contredire à l'occasion. Si un Heinlein ne renonce jamais à une forme de volontarisme, un Verne ou un Blish percevra les frontières de la toute-puissance scientifique. Néanmoins, la SF a suivi en gros l'évolution des idées. À l'époque de Shelley, toutes les peursSi Mary Shelley a imaginé la création de la vie en laboratoire, elle a aussi signé le récit de la disparition de l'humanité causée par une peste galopante.  Voir:  Mary Shelley, The Last Man (London:  The Hogarth Press, 1985). ainsi que tous les espoirs étaient permis, même si on n'imagine pas à quel point la technique peut changer le monde. Quand Mary Shelley imagine en 1826 le XXIXe siècle, elle parle de chemins de fer et de dirigeables...

Certains des rêves les plus fous des visionnaires du XVIIIe siècle se réalisent durant la vie de Jules Verne qui, impatient, tentera de soulever le rideau de l'avenir sans chercher les chausse-trappes. Au temps de Wells, qui vit au cœur du capitalisme mondial, les théories marxistes ont fait leur chemin et le soupçon naît que la science-fiction n'est peut-être pas intrinsèquement bénéfique. Le vingtième siècle, une fois la Première Guerre mondiale, est salué par une explosion d'optimisme aux États-Unis. Des écrivains comme Edmond Hamilton conserveront longtemps leur foi en l'avenir interstellaire de l'humanitéVoir:  Edmond Hamilton, Le Retour aux étoiles (Paris:  Éditions J'ai Lu, 1973).  Ce space-opéra tardif a été écrit quelques années avant la mort de l'auteur.. Mais la science est souillée au contact des champs de batailles et autres holocaustes des grandes guerres. Si certains gardent la foi, nombreux sont ceux qui s'interrogent sur l'avenir de l'homo faber. Un nombre croissant de lecteurs se détournent de la SF, lui préférant le para-rationnel de la fantasy. Au Québec, un produit de cette ère du doute systématique, l'auteur Louis-Philippe Hébert mettra en scène dans La Manufacture de machines (1976) une "cage" libératriceLouis-Philippe Hébert, La Manufacture de machines (Montréal:  Les Éditions Quinze, 1976), p. 137. qui peut servir de métaphore pour la science envahissante des années 60, dans le contexte des idées de Marcuse et Habermas, en remontant aux conceptions heideggériennes.

De nos jours, Tchernobyl n'a pu qu'encourager les amateurs de fantasy à chercher des rappels d'un monde moins dompté par la technique, mais la SF pure garde des adeptes. Lorsque Gibson publie Neuromancer, il suggère que tant que subsisteront la malice et la stupidité, les humains abuseront des techniques. Bref, le cheminement littéraire de la science-fiction suit de près les transformations épistémologiques du rapport à la science et aux techniques des sociétés occidentales. Ayant fait l'éloge de la science comme un mode de connaissance révolutionnaire de par son efficacité, la SF du dix-neuvième siècle, de Shelley à Wells, lui a fixé comme limites celles qui séparent l'acte licite du sacrilège, du blasphème. La toute-puissance de la science appliquée est alors apparue comme son trait le plus frappant et elle a inspiré une SF dont les héros étaient des ingénieurs, de Verne à Heinlein. On a ensuite découvert que cette puissance même, appliquée à des fins indignes, était aussi effrayante que ses prodiges étaient miraculeux, obligeant l'humanité à envisager pour la première fois une fin du monde laïque, résultant de l'emploi des inventions du génie humain. Les effets secondaires de cette puissance même de la science ont enfin accaparé l'attention d'une génération entière d'auteurs soucieux d'écologie. Le rejet de la science sous toutes ses formes a culminé avec la négation totale de la connaissance rationnelle dans le cadre de la fantasy, où tout est objet de désir et non fruit du raisonnement...

Cependant, une nouvelle génération de pragmatistes a constaté que l'application de la science à des fins destructrices est le fait d'esprits destructeurs et que la science peut résoudre les problèmes qu'elle cause par inadvertance si des esprits de bonne volonté se mettent au travail. Le résultat a été un haussement d'épaules qui reléguait tacitement la technoscience au rang d'intermédiaire entre les pulsions humaines et le monde, assignant la priorité explicative aux choix individuels dans un contexte social donné. En un mot, pour le meilleur ou pour le pire, la science dans la science-fiction a été instrumentalisée.

(Ottawa, mai 1989; Montréal, juillet 1999)

 

    Retour au texte.L'abréviation SF sera utilisée pour éviter la répétition lassante de "science-fiction".

    Retour au texte.Mary W. Shelley, Frankenstein or The Modern Prometheus (London: Oxford University Press, 1969), pp. 47-48. Elle fait allusion aux travaux de savants tels Van Leeuwenhoek, Vésale, Harvey, Lavoisier, Cavendish, Davy, Montgolfier (frères), Franklin et plusieurs autres.

    Retour au texte.Ibid., p. 99.

    Retour au texte.Ibid., p. 100.

    Retour au texte.Ibid., p. 146.

    Retour au texte.Ibid., p. 196.

    Retour au texte.Ibid., p. 30.

    Retour au texte.Ibid., pp. xiv-xv. Les trois (Percy Shelley, Mary Shelley, Lord Byron) auraient peut-être discuté du livre The Moralists (1709), de Shaftesbury, où on retrouve un paragraphe fort intéressant: "We have a strange Fancy to be Creators, a violent Desire at least to know the Knack or Secret by which Nature does all. The rest of our Philosophers only aim at that in Speculation, which our Alchymists aspire to in Practice. For with some of these it has been actually under deliberation how to make Man, by other Mediums than Nature has hitherto provided." (Ibid., pp. 228-229.)

    Retour au texte.En 1816, lorsque Mary Shelley commence à composer Frankenstein, elle a déjà eu une fille mort-née et un fils. Avec son mari, elle mène une vie agitée et sa conduite paraît scandaleuse à certains en Angleterre. Le livre pourrait devoir quelque chose à ses interrogations quant aux devoirs d'une mère.

    Retour au texte.Jules Verne, De la Terre à la Lune / Autour de la Lune (Paris: Hachette, 1978), pp. 269-270.

    Retour au texte.Ibid., pp. 414-415.

    Retour au texte.Ibid., p. 438.

    Retour au texte.Ibid., p. 118.

    Retour au texte.Voir Mathias Sandorf, par exemple. Il écrit aussi sur l'Irlande et le Québec occupés.

    Retour au texte.Ibid., pp. 107-109, 122-15.

    Retour au texte.Jules Verne, "Au XXIXe siècle — La journée d'un journaliste américain en 2889", in Hier et Demain (Paris: Librairie Hachette, 1967), p. 188.

    Retour au texte.Ibid., p. 192.

    Retour au texte.Ibid., pp. 194, 204.

    Retour au texte.Ibid., p. 189.

    Retour au texte.Pourtant, la pollution dûe à l'emploi du charbon est déjà une conséquence observable de l'industrialisation à l'époque de Verne.

    Retour au texte.Jules Verne, "L'Éternel Adam", in Hier et Demain (Paris: Librairie Hachette, 1967), p. 234.

    Retour au texte.Donald A. Wollheim, Les faiseurs d'univers (Paris: Éditions Robert Laffont, 1974), p. 14. Notons que Wollheim est le représentant d'une gauche américaine éclairée et ouverte au monde, qui a participé à la mise sur pied du New Deal.

    Retour au texte.On se souviendra, en traduction française, du roman Le lendemain de la machine de Francis G. Rayer, un échantillon de cette littérature post-apocalyptique, publié en 1951.

    Retour au texte.Edmond Hamilton, Les rois des étoiles (Paris: Éditions J'ai Lu, 1972), p. 249.

    Retour au texte.Wollheim, p. 104.

    Retour au texte.James Blish, Cities in Flight (New York: Avon, 1970), p. 15.

    Retour au texte.Ibid., p. 16.

    Retour au texte.Ibid., p. 596.

    Retour au texte.Robert Anson Heinlein, Le Vagabond de l'espace (Paris: Presses Pocket, 1983), p. 231.

    Retour au texte.Voir: Michael Moorcock, Jerry Cornelius: Le programme final (Paris: Jean-Claude Lattès, 1980), p. 147. Voir aussi: Samuel R. Delany, Dhalgren (New York: Bantam Books, 1979). Il s'agit d'éditions tardives.

    Retour au texte.Larry Niven, Ringworld (New York: Holt, Rhinehart and Winston, 1977), pp. 27-29, 67-72, 80-81.

    Retour au texte.Patrice Duvic, Naissez, nous ferons le reste (Paris: Presses Pocket, 1979). L'auteur y critique la société de consommation.

    Retour au texte.Ursula K. LeGuin, Les Dépossédés (Paris: Presses Pocket, 1983), pp. 253-254.

    Retour au texte.Ibid., pp. 132-135.

    Retour au texte.William Gibson, Neuromancer (New York: Ace, 1984), pp. 6-7.

    Retour au texte.Si Mary Shelley a imaginé la création de la vie en laboratoire, elle a aussi signé le récit de la disparition de l'humanité causée par une peste galopante. Voir: Mary Shelley, The Last Man (London: The Hogarth Press, 1985).

    Retour au texte.Voir: Edmond Hamilton, Le Retour aux étoiles (Paris: Éditions J'ai Lu, 1973). Ce space-opéra tardif a été écrit quelques années avant la mort de l'auteur.

    Retour au texte.Louis-Philippe Hébert, La Manufacture de machines (Montréal: Les Éditions Quinze, 1976), p. 137.

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