Pour une bonne compréhension de ce qui va suivre, il convient de donner en premier lieu un sommaire aperçu du gouvernement fédéral suisse. A son sommet, le Parlement suisse comprend deux chambres, dont l'une élit sept conseillers fédéraux pour quatre ans. Le Conseil fédéral forme un collège gouvernemental, au sein duquel on choisit le Président de la Confédération.
Citons à présent un extrait d'un livre de science-fiction :
« Le Conseil fédéral est aussi indéfinissable dans son principe que dans sa réalité. Il est le gouvernement de la Suisse sans être vraiment un gouvernement, puisqu'il n'est pas question de gouverner un peuple qui s'est désigné lui-même comme son propre souverain. La seule tâche du Conseil fédéral consiste à administrer les affaires courantes en s'abstenant de prendre trop d'initiatives. L'expérience de sept siècles démontre que le peuple suisse, qui est seulement administré, n'a jamais eu à regretter de n'être pas gouverné. Le Conseil fédéral comporte donc sept membres élus individuellement par le Parlement selon une proportionnelle prenant en compte toutes les minorités qui font la Suisse. On y trouve, par exemple, deux Romands, quatre ou cinq Alémaniques, de temps en temps un Tessinois ; deux radicaux, deux socialistes, deux démocrates chrétiens, un libéral ; trois protestants et quatre catholiques ou l'inverse ; six hommes et une femme, mais jamais l'inverse.
Malgré la diversité de leurs langues, de leurs religions et de leurs convictions politiques, tous les conseillers fédéraux ont en commun des qualités de sérieux, de modestie et de discrétion. Aucune indulgence pour les individualités brillantes et creuses qui tiennent ailleurs une place inversement proportionnelle à leur mérite et qui donnent l'impression d'exercer un pouvoir personnel. Les Suisses ont poussé la logique de la république romaine jusqu'à son extrême : au lieu d'avoir deux consuls, ils en ont sept, pour se tenir encore plus loin de la dictature. Pendant une année, à tour de rôle, chacun de ceux-ci est président de la Confédération : on lui demande simplement d'être encore plus discret que d'habitude. Le meilleur des présidents est celui dont la population ignore jusqu'au nom.« 1
Lorsque ces lignes ont été écrites, leur auteur était un scientifique et écrivain belge. Un homme qui marquait, à n'en pas douter, un vif intérêt pour la politique suisse.
Les députés des deux chambres du Parlement sont élus tous les quatre ans. Des élections ont eu lieu en automne 1999. Le nouveau Parlement a pris ses fonctions, dans sa nouvelle composition, en décembre 1999.
Il est de coutume, lors de l'installation des nouvelles autorités fédérales, que le doyen du Parlement dirige la séance et prononce un discours. En décembre 1999, deux faits insolites se sont produits.
D'abord, l'orateur s'est présenté comme le premier « travailleur immigré » à présider cette noble assemblée. De fait, le doyen du Parlement n'avait été naturalisé citoyen suisse que peu de temps auparavant.
Ensuite, mais il n'a pas jugé utile de le dire, c'est sans doute la première fois qu'un écrivain de science-fiction présidait un Parlement !
Jacques Neirynck a été l'un des professeurs les plus connus de l'Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Aujourd'hui retraité, professeur émérite, il s'est fait connaître du grand public dans les années septante en participant à la création d'une émission télévisée sur la consommation, « A bon entendeur ». Auteurs de nombreux ouvrages scientifiques et de plusieurs essais, il l'est aussi de romans de science-fiction. Il a d'ailleurs annoncé, lors de son discours au Parlement, qu'il entendait mettre à profit le temps dont il dispose maintenant pour continuer dans la voie littéraire.
Et Malville explosa fut le premier roman d'anticipation publié par Jacques Neirynck, en collaboration avec Alex Décotte, en 1988. Ce roman catastrophe, pratiquement pas diffusé en France, pesa d'un bon poids dans la formation de l'opinion publique suisse, qui manifesta à plusieurs reprises son opposition à la centrale nucléaire de Creys-Malville. Les éditions Desclée de Brouwer ont publié, en 1997, une version remaniée de ce récit sous un nouveau titre : Les Cendres de Superphénix. Il s'agit là d'un livre militant, destiné à accélérer la fermeture définitive du surgénérateur en montrant la formidable catastrophe qui s'ensuivrait si la centrale explosait. Récit linéaire, d'agréable lecture, aux personnages manichéens — les bons sont emplis de qualités ; les vils agissements des méchants reflètent les noirceurs de leur âme — les terribles conséquences d'un accident nucléaire y sont décrites sans ménagement.
Autre roman de Jacques Neirynck, aux Editions du Cerf en 1994 : Le Manuscrit du Saint-Sépulcre, une anticipation religieuse sous forme d'une enquête qui démarre avec le problème de la datation du Saint Suaire de Turin, qui passe par une remise en question des fondements de l'Eglise et qui se termine par l'élection d'un pape suisse. Comme le dit l'avertissement : « Ce récit se situe à la jonction de deux genres littéraires, l'histoire et la fiction. En s'appuyant sur des faits passés, représentés avec la plus grande précision possible, l'auteur s'efforce de scruter l'avenir proche. » Ce livre a été vendu à plus de 50'000 exemplaires et démontre le bel acharnement dont Jacques Neirynck sait faire preuve : son best-seller avait auparavant été refusé par 35 éditeurs !
Le roman aurait pu se suffire à lui-même. Mais ce spécialiste en électricité crépite d'imagination. Avril 1999 voit la parution de L'Ange dans le placard, à nouveau chez l'éditeur Desclée de Brouwer. Un laboratoire de l'EPFL accepte de se lancer dans une recherche métaphysique. S'appuyant sur l'intelligence artificielle, les théories de la communication et l'informatique, l'équipe de chercheurs va tenter de prouver scientifiquement l'existence de l'âme. On notera avec intérêt que ce récit s'insère comme deuxième volume d'une série, Les chroniques de Fully, dont le troisième volet s'appellera Le Pèlerin de Sylvanès (à paraître) et dont le premier n'est autre que Le Manuscrit du Saint-Sépulcre.
Quelqu'un a-t-il déjà dit à Jacques Neirynck qu'il écrivait de la science-fiction ? Se considère-t-il lui-même comme écrivain de science-fiction ? Ce qui est sûr, c'est qu'aucun de ces livres n'est mentionné comme tel par son éditeur.
Nous nous trouvons là au coeur du problème soulevé par la science-fiction en Suisse. Il n'existe aucun éditeur spécialisé, aucune collection, aucune revue, plus aucun fanzine. Et, surtout, il n'existe aucun auteur qui se réclame ouvertement de son appartenance à la science-fiction !
C'est un fait. Nombreux sont les écrivains suisses à avoir commis l'un ou l'autre récit de SF, mais jamais aucun d'entre eux ne se l'est avoué. C'est qu'il est fort, au pays du conformisme, le syndrome de la science-fiction. Vous savez, cette tare qui empêche un écrivain de reconnaître la vraie nature de ce qu'il écrit. « La science-fiction ? Ce n'est pas digne d'un Ecrivain, voyons ! Un auteur débutant s'y risquerait peut-être ; un écrivaillon certainement... La science-fiction, le policier, la bande dessinée : toutes ces paralittératures ne sont pas sérieuses. Mon Art est au-dessus de ça... »
La caricature est un peu forte, certes. Mais, pour le chroniqueur, les difficultés sont réelles. Comment déceler, dans la masse de textes annuellement produite, ceux qui sont de SF ? Tout lire est impossible. Il faut donc un réseau de renseignements, une part de chance, une bonne dose d'intuition et un optimisme à tout crin.
La chance, par exemple. Bernard Comment est un écrivain suisse qui vit à Paris. Il a publié, chez Christian Bourgois, un recueil de nouvelles intitulé Même les oiseaux. Des récits « suisses », de courtes fables absurdes destinées à dénoncer les travers et les excès de ce petit pays européen qui ne fait pas partie de l'Europe. Les manies de ses habitants, leurs mesquineries, leurs habitudes quotidiennes, leurs travers. Au dos de couverture, dans une phrase interminable, un indice. « (...) des fleuves détournés jusqu'à ce que le pays se noie lui-même (...) ». Tiens, tiens...
Le narrateur de « Château d'eau » est un militaire, enfermé dans un abri de montagne, qui prépare un rapport sur les événements. « Personne, à ce jour, n'est à même d'établir comment cette folie a débuté, ni qui a donné l'ordre de détourner les fleuves (...) ». 2 Par mesure de rétorsion contre la Communauté européenne, la Suisse a décidé de garder l'eau des quatre grands fleuves qui prennent source dans les Alpes (l'Inn, le Tessin, le Rhin et le Rhône) et d'en priver ainsi les pays étrangers. Conséquence de cette décision, la Suisse s'entoure de digues et se noie peu à peu. En une vingtaine de pages, « Château d'eau » est un récit génial, hautement symbolique, qui prend à la lettre une métaphore très souvent utilisée pour stigmatiser l'isolement de la Suisse au milieu de l'Europe : le pays vu comme une île...
Un exemple d'intuition ? Le Prix des écrivains vaudois a été décerné en 1999 à Jean-Michel Junod, qui publie justement Le Cri du dinosaure aux éditions L'Age d'Homme. Or, le médecin et écrivain vaudois n'est pas un inconnu en matière de SF. Un de ses romans, Archipel, totalement introuvable aujourd'hui à moins de se goinfrer de la poussière des bibliothèques, est une oeuvre forte, de la lignée du Château de Kafka ou du Désert des Tartares de Buzzati. Un de ces récits où la réalité non seulement se dérobe, mais où elle est niée en permanence par les personnages qui gravitent autour du narrateur. Plusieurs récits de SF, en effet, dans Le Cri du dinosaure, sous forme de questions posées par de très courts récits. Pourquoi personne ne remarque-t-il « Némésis », la planète mystérieuse qui s'approche du soleil tous les 26 millions d'années, mais qui, déroutée de sa trajectoire par un autre astre, revient plus tôt que prévu ? Comment est-il possible que ce cri de dinosaure, copié sur internet et diffusé à fond par la fenêtre ouverte en manière de plaisanterie, revienne en écho de la forêt, alors qu'il n'y a pas d'écho dans cette forêt ? Jean-Michel Junod écrit : « Il peut arriver que la plus solide des réalités soit sournoisement infiltrée par un détail fantasmagorique, capable de la rendre incroyablement légère et de la faire dériver jusqu'aux frontières du doute ». 3 L'auteur nous donne ici la clé de ces quatorze textes. Un détail troublant, déplacé, inhabituel, incongru, qui se mêle à la réalité et fait douter de sa consistance. Ingrédients souvent utilisés par le fantastique ou la SF.
On le constate, la SF, en Suisse, ne s'affiche pas sur de grandes enseignes, comme les banques. Il faut souvent aller la dénicher, comme des perles au fond d'une huître. Nous irons donc à la pêche, dans le cadre de cette rubrique.
Un mot encore. La Suisse a la chance de compter une institution unique au monde en matière de science-fiction : la Maison d'Ailleurs, un musée consacré aux utopies, aux voyages extraordinaires et à la science-fiction, situé à Yverdon-les-Bains. Créé par Pierre Versins en 1976, ce musée a subi d'importantes vicissitudes ces dernières années. Mais, depuis que la Ville a transmis la gestion de la Maison d'Ailleurs à une Fondation, on assiste à un redémarrage des activités. Au début de 1999, la Fondation a engagé deux responsables : M. Patrick Gyger, directeur, et Mme Béatrice Meizoz, directrice-adjointe, qui fut pendant dix ans directrice du Festival de la Bande Dessinée à Sierre. Sous l'impulsion dynamique de ces deux personnes, la Maison d'Ailleurs a pris un nouvel essor. Deux expositions ont déjà été montées. « Ils ont rêvé la ville », présentation de projets architecturaux utopiques, certains réels, d'autres imaginés par la SF ; et « Mécanofolies », qui présente des sculptures du céramiste français Jean Fontaine, oeuvres mélangeant être humain et machines en un délirant bestiaire. Le catalogue de l'exposition comprend un texte d'Albert Jacquard et une belle étude de François Rouiller sur les cyborgs ( Editions Galerie Humus, Rue des Terreaux 18 bis, CH-1003 Lausanne, Suisse). Actuellement, la Maison d'Ailleurs offre à visiter « Vues de l'esprit », une exposition montrant cent cinquante tableaux et dessins originaux d'illustrateurs de SF : Gilles Francescano, Gess, Jeam Tag, Philippe Jozelon, Jean-Yves Kervévan, Hubert de Lartigue, Manchu, Mandy et Thomas Thiemeyer. Elle est par ailleurs (si l'on ose dire) sur le point de se lancer dans une vaste recherche bibliographique en rapport avec les technologies spatiales.
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Références bibliographiques :
- COMMENT, Bernard, Même les oiseaux, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1998, 158 p.
- JUNOD, Jean-Michel, Archipel : roman, Genève, Perret-Gentil, 1970, 218 p.
- JUNOD, Jean-Michel, Le Cri du dinosaure : nouvelles, Lausanne, L'Age d'Homme, 1999, 107 p — (Coll. Contemporains).
- NEIRYNCK, Jacques, Les Cendres de Superphénix : roman, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, 255 p.
- NEIRYNCK, Jacques, Le Manuscrit du Saint-Sépulcre, Paris, Les éditions du Cerf, 1994, 321 p.
- NEIRYNCK, Jacques, L'Ange dans le placard, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, 318 p.
Notes :
1. Neirynck Jacques : Les Cendres de Superphénix, p. 115-116
2. Comment Bernard : Même les oiseaux, p. 101-102
3. Junod Jean-Michel : Le Cri du dinosaure, p. 67
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