Dans les années soixante, tant la collection URANIA que d'autres moins importantes publiaient régulièrement des romans d'auteurs français. Ils venaient tous de la collection Fleuve Noir Anticipation: Jimmy Guieu, Maurice Limat, Francis Carsac, B.R. Bruss (peut-être le plus populaire dans l'absolu), Jean-Gaston Vandel, Kurt Steiner, Richard Bessière, etc. Malheureusement, ils étaient exposés à la concurrence des auteurs anglo-saxons dont la production était meilleure. Le grand retard de l'Italie dans le domaine de la SF poussait à la traduction de ce qu'Heinlein, Asimov, Kuttner, Anderson, Van Vogt, etc. avaient écrit de mieux en trois décennies.
Ainsi L'homme de l'espace de Guieu paraissait en même temps que A la poursuite des Slans de Van Vogt, et Territoire robot de Vandel sortait à côté de d'Fondation Asimov. Le résultat inévitable fut que les lecteurs commencèrent à bouder les auteurs français, jugés en bloc mineurs, et à demander uniquement des romans américains ou anglais (le sort des Italiens fut encore pire, mais il s'agit là d'une autre histoire).
Cette malédiction frappa la SF française pendant toutes les années soixante-dix. Il y eut cependant des exceptions: quelques nouvelles de Gerard Klein ici et là, un roman isolé de Charles et Nathalie Henneberg, L'oeil du Purgatoire du Suisse Jacques Spitz (sans doute le plus grand succès de la SF française en Italie, réimprimé plusieurs fois); mais, en règle générale, les lecteurs aussi bien que les éditeurs refusaient les romans français au même titre que ceux des auteurs italiens.
Il faut attendre les années quatre-vingts pour assister à deux nouvelles tentatives massives d'importation de la SF française de l'autre côté des Alpes. La collection URANIA achète un lot de romans de Serge Brussolo, parmi ses meilleurs. Malheureusement, ce nom sonne trop italien, et chaque parution de Brussolo a pour résultat un écroulement des ventes. C'est le même sort qui frappe l'écrivain américain Bill Pronzini dans le domaine du polar. La SF française est bannie d'URANIA une seconde fois.
Parallèlement, la maison d'édition LIBRA (aujourd'hui PERSEO) propose pas mal de titres français, mais elle le fait dans le cadre d'une opération «nostalgique»: «Voilà ce qu'on lisait quand on était jeunes, et il n'y avait pas toutes ces complications d'aujourd'hui». Ainsi, les romans proposés sont les mêmes que dans les annees soixante: L'homme de l'espace de Jimmy Guieu, La guerre des soucoupes de B.R. Bruss, Fuite dans l'inconnu de Jean-Gaston Vandel, Ceux de nulle part de Francis Carsac, etc. Dans des collections qui comprennent le meilleur de Vargo Statten et d'autres écrivains du même niveau... C'est au fond un très mauvais service rendu à la SF française, clouée à son image "années soixante". D'ailleurs la LIBRA fait faillite, et on découvre bon nombre de ses titres lorsqu' ils sont vendus à moitié prix sur le marché des occasions.
Heureusement, la maison PERSEO, qui recueille l'héritage de la LIBRA (il s'agit en effet de la même société), fait beaucoup mieux. Elle confie sa revue FUTURO EUROPA à Lino Aldani, l'un des plus intéressants écrivains italiens de SF des annees 60-70, qui y publie des nouvelles d'auteurs français de tout premier plan. De même pour NOVA SF, l'autre revue de la maison. Mais PERSEO est, hélas, un très petit éditeur (qui se finance par ses publications pour des associations de professionnels: notaires, etc.), et ses revues, vendues seulement par correspondance, n'atteignent qu'un très mince public d'abonnés. A travers ce canal, la SF française a peu de chances d'être connue du grand public chez qui elle conserve une image négative...
Le changement de climat est très récent. Quelques auteurs italiens, au milieu des annees 90, ont commencé à être appréciés du grand public. C'etait la classique anglophilie italienne qui finalement tombait. Grande surprise de gros éditeurs; création d'un marche inattendu; tirages astronomiques. Le nom américain ou anglais n'était plus une garantie de succès,:au contraire!
Parallelement, on assiste à une ouverture vers l'étranger. Les écrivains italiens (et immédiatement après eux, les éditeurs) découvrent d'un coup que la SF française n'est pas ce qu'ils continuaient à croire. Guieu et Vandel sont oubliés. On lit Jeury, on relit Brussolo, on emploie Escales sur l'Horizon comme un guide des lectures à faire: et voici Lehman, Dunyach, Wagner, Ayerdhal, Canal, Valéry, Genefort, etc.
Quand on les rencontre personnellement (surtout à Poitiers), on est encore plus frappé. Et ce ne sont pas seulement les écrivains qui les rencontrent, mais aussi les éditeurs: Giuseppe Lippi, directeur d'URANIA, Sergio Fanucci, de la maison homonyme, l'agent littéraire Piergiorgio Nicolazzini, Sandrone Dazieri des éditions SHAKE (la maison de la SF gauchiste et d'avant-garde), Daniele Brolli de la prestigieuse maison EINAUDI.
On se dit que, si notre public accepte finalement des noms italiens, il va aussi accepter des noms français. On décide d'essayer avec quelques titres...
Eh bien, on est à ce point. On ne connaît pas encore la réaction de notre public. Si l'expérience réussit, il n'y aura plus de difficultés et chaque auteur francophone pourra prétendre au marché italien, avec ses tirages remarquables et ses rétributions plus élevées qu'en France.
|