The Italian n'est pas le premier succès d'Ann Ward, qui deviendra Ann Radcliffe en 1787. Fille de commerçants, elle se marie avec un futur journaliste, qui deviendra propriétaire d'un journal, et qui est donc très occupé. Elle s'est mise à écrire car elle s'ennuyait pendant les absences fréquentes de son journaliste de mari. Déjà en 1789 avec The Castles of Athlin and Dunbayne, puis surtout avec A Sicilian Romance (1790) elle avait acquis une certaine renommée. C'est avec The Mysteries of Udolpho (1792) qu'elle apparaît comme une référence dans le champ des romancier(e)s anglais(e)s de l'époque. Elle est lue et encensée par les poètes romantiques comme Lord Byron, Coleridge ou Keats, ainsi que par les romanciers comme MG Lewis qui publie Le Moine en 1794, et aussi le jeune Walter Scott dont le premier roman Waverley sera publié en 1814. Elle influencera aussi bien Dickens que les sœurs Brontë. En 1794, elle interrompra momentanément sa veine romanesque pour donner une relation de son voyage en Europe A Journey made in the Summer of 1794 through Holland and the Western Frontiers of Germany 1.
Ann Radcliffe fera un retour au roman avec The Italian. Notons quand même que ses textes, de 1789 à 1797 se situent pendant la Révolution Française, ce qui implique pour l'Europe une atmosphère de guerres multiples, et parfois civiles, sans oublier la Terreur. Un voyage en Europe à cette époque et dans ces conditions suppose une certaine curiosité et peut-être un certain amour du risque 2. The Italian se situe à une époque antérieure, puisque le texte du manuscrit inséré, que lisent en 1764 les voyageurs anglais, est daté de 1758. Notons que c'est le dernier grand roman publié du vivant d'Ann Radcliffe, et qu'elle meurt en 1823. On ignore les raisons de ce long silence. En 1826 seront éditées deux autres œuvres romanesques posthumes ainsi que des réflexions importantes sur l'horreur et la terreur, qu'elle distingue subtilement dans On the Supernatural in Poetry : la terreur est plutôt intellectuelle, glaçante, l'horreur surtout viscérale.
Avec The Italian, or the Confessional of the Black Penitents, nous sommes en présence d'un roman gothique à la fois traditionnel — par les signes d'intertextualité qu'il exhibe et qui le font parent du Moine ou du Château d'Otrante — et original par le ton et la fin heureuse.
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Un roman gothique traditionnel ?
Ce roman s'inscrit dans un espace géographique significatif. Le récit, qui met en scène un moine tortueux et une pure jeune fille amoureuse et aimée d'un jeune marquis, se déroule à Naples, dans des lieux mal précisés du Sud de l'Italie, ensuite à Rome pour rencontrer l'Inquisition, et enfin retour à Naples 3.
Entre temps, par les deux enlèvements d'Ellena, les poursuites de Vivaldi, les fuites de Vivaldi avec Ellena ou le retour de celle-ci avec son soi-disant père retrouvé, le texte aura présenté nombre d'endroits pittoresques. La mer furieuse, la montagne escarpée, la plaine heureuse, les forêts dangereuses, les chemins poudreux. Le tout donne lieu à de belles descriptions.
Cette situation dans le Sud est caractéristique des grands romans gothiques, comme l'Italie de Walpole ou l'Espagne de Lewis, et ce pour deux raisons. L'une tient à la théorie des climats, chère au XVIIIe siècle, selon laquelle les passions s'exacerbent au Sud. L'autre, c'est qu'il s'agit, pour les Anglais, d'exotisme : ce sont des pays « papistes », où abondent des cathédrales, des couvents, les religieuses, et des moines supposés chastes. Des pays où l'Inquisition — présentée comme le comble de l'horrible à cause de ses procès secrets qui heurtent les Anglais, fiers de leur récent habeas corpus — continue de sévir 4.
Ces Anglais, nous les rencontrons d'emblée, en voyageurs curieux et scandalisés dès le cadre du roman, devant des mœurs étrangères. L'Eglise de Santa Maria del Pianto, qui est proche du couvent des Black Penitents donne en effet asile à un assassin que les voisins nourrissent : « This is astonishing said the Englishman ».
Le cadre du récit, qui permet aux voyageurs anglais d'avoir connaissance du manuscrit relatant l'histoire de Schedoni, de Vivaldi et d'Ellena, est situé en 1764. C'est, curieusement, la date où est publié Le Château d'Otrante, mais c'est aussi l'année de naissance d'Ann Radcliffe. Mais le manuscrit relate des faits antérieurs, puisque la rencontre entre Vivaldi et Ellena est située en 1758. Le texte de Walpole se situait au XIIe siècle, en plein Moyen âge, ce qui permettait de justifier la présence omnipotente de la Surnature. Le XVIIIe siècle est plus sceptique : c'est sans doute ce qui justifie le peu de références au surnaturel. Il intervient quand même au moment décisif — avec l'apparition d'une main sanglante, « a bloody hand with bloodstained finger » — pour empêcher Spalatro, qui seul l'aperçoit, de perpétrer le meurtre d'Ellena, à quoi le pousse Schedoni.
Mis à part Schedoni, qui renvoie au titre du roman, ce sont des personnages « plats » — en ce sens qu'ils sont définis par un nombre réduit de traits et qu'ils n'évoluent pas 5.
Les personnages secondaires sont de simples utilités, même si, comme l'abbesse du premier couvent où Ellena est prisonnière, ils sont décrits avec finesse. Ils n'apparaissent en général qu'une seule fois. Seuls trois d'entre eux reviennent à des moments et sous des habits différents. Olivia, nonne charitable, se révèle enfin comme la mèren, qu'on croyait morte, d'Ellena. Zampari, à la fois voix cachée dans les ténèbres, et « familier » de l'Inquisition, aide Schedoni puis le trahit. Ansaldo, ex-amoureux de la mère d'Ellena et devenu prêtre, a reçu les aveux du comte de Marinella, alias Schedoni. Délié du secret de la confession, il peut en rapporter le contenu devant le tribunal de l'Inquisition.
Ellena, au prénom prédestiné à l'amour et au déchirement depuis Homère, se trouve nommée Rosalba, blanche et rose, comme d'autres sont nommées Blanche Neige : elle est une figure de la pureté et de la naïveté, et son nom contient presque entièrement son programme narratif.
Vicentio di Vivaldi, à la différence d'Ellena ne sera jamais nommé par son prénom mais par son nom, Vivaldi, sans qu'on sache pourquoi. Il se conduit en prince charmant courageux et amoureux, dans un monde qui offre plus de résistance au désir que dans les contes merveilleux. Cependant, à quelque chose près, comme dans les contes : ils se voient, ils s'aiment et cet amour est réciproque.
Le père de Vicentio, un marquis très peu présent, est lui aussi dessiné par de simples traits. Son obsession est de maintenir le standing de sa famille. Il acceptera à la fin le mariage de son fils puisqu'il n'y pas de mésalliance.
Sa mère, la marquise, est un peu mieux dessinée : elle est ambitieuse, et complote avec l'aide de Schedoni, pour éloigner son fils d'Ellena. Elle assume la « nécessité » de l'assassinat d'Ellena, après l'insuccès de l'enfermement de la jeune fille dans le premier couvent prison. Elle n'a donc plus sa place dans le rassemblement final, où l'on voit la famille agrandie rassemblée autour du père noble. La mère meurt donc en confessant ses fautes, ce qui n'émeut personne.
Schedoni, ci-devant Comte de Marinella, venu du Nord de l'Italie, est le seul dont le texte donne à lire une histoire personnelle. Il est de famille noble mais a dissipé sa part d'héritage, comme le fils prodigue, il a assassiné son frère et épousé sa belle-sœur — qu'il croit avoir tuée par la suite. Il s'est alors réfugié, pour éviter la justice, dans les bras accueillants de l'Eglise, chez les Pénitents Noirs où il passe maintenant pour un saint. Cela ne l'empêche pas de se mettre, et de mettre son entregent, au service des puissants pour les aider dans leurs sombres manigances, et ainsi retrouver un espace pour ses ambitions. C'est lui qui est au coeur du roman, et qui tire toutes les ficelles. Il complote contre le projet de mariage d' Ellena avec Vivaldi, jusqu'au moment où il reconnaît grâce à un médaillon, celle qu'il dit être sa fille 6. Il va ensuite tenter de la protéger et l'aider à réussir dans cette entreprise matrimoniale. Ce changement de stratégie l'oblige à de subtiles contorsions jésuitiques pour expliquer son retournement à la marquise. Il donne enfin libre cours à sa hargne en empoisonnant, avant de se suicider, Zampari, qui l'a dénoncé. C'est le seul personnage « épais » et « dynamique » de ce texte.
Elle rappelle celle des romans grecs, comme Daphnis et Chloé ou Theagène et Chariclée.
Au moment d'être mariés, deux êtres qui s'aiment sont séparés par le destin (qui peut se présenter sous de nombreuses formes). Après de multiples et extraordinaires péripéties, les deux amants, à la recherche l'un de l'autre, se retrouvent enfin. Ce type de récit définit aussi le genre anglais de la « romance ».
Dans The Italian, l'intrigue de la « romance » est plongée dans un univers historique et géographique présenté comme réaliste et dont le but est de permettre une adhésion du lecteur par l'aspect à la fois extraordinaire et vraisemblable des mœurs italiennes que les lecteurs anglais imaginaient — comme on le saisit dès le cadre, avec les réactions des voyageurs. Ce plongement d'une intrigue de type « romance » dans un décor présenté comme historique et exotique, avec des signes de barbarie, dans un décor pittoresque, où abondent les couvents, les églises et les ruines, crée un effet spécifique, déjà promis dans la seconde préface écrite par Walpole à son roman, à savoir la « gothic touch ».
Cette intrigue dont les grandes lignes sont simples est cependant orchestrée de façon assez subtile.
Au plan des structures du récit, le suspense est marqué par les montages alternés. Ellena enlevée pendant que Vivaldi est prisonnier, avec son valet Paolo, des ruines de la forteresse de Paluzzi. Vivaldi enfermé dans les cachots de l'Inquisition pendant qu'Ellena risque la mort dans la petite maison de pêcheurs, située au bord de la mer — et où, mais on l'ignore encore, le cadavre de son père a été jeté. On retrouve aussi des effets de suspense dans les cérémonies interrompues au dernier moment. La prise de voile à laquelle on tente d'obliger Ellena pour lui ôter tout espoir d'épouser Vivaldi est opportunément interrompue par celui-ci. Le mariage des deux amants est, lui aussi, interrompu par les sbires envoyés par Schedoni, qui se font passer pour des envoyés du Saint Office.
Le suspens se marque aussi au niveau des micro structures : lors de la fuite du couvent, Vivaldi fait passer un billet à Ellena, celle-ci ne peut le lire car elle fait tomber la lampe. Angoisse dans le noir avant qu'arrive Olivia. Plus tard, Ellena et Vivaldi pensent être trahis, ils sont prisonniers d'un labyrinthe. Un vieil ermite intervient à point nommé. Dans la maisonnette du bord de l'eau, Ellena dort, elle n'entend pas son assassin, qui découvre le fameux médaillon au moment de frapper, et laisse tomber le poignard. Le lecteur, qui est éveillé — à la différence d'Ellena — a suivi les mouvements du bras prêt à frapper.
On peut de même suivre les alternances d'espoir et d'incompréhension de Vivaldi dans son cachot, entendant des voix, des confessions, sommé de reconnaître, de répéter etc.
L'élément essentiel de la dynamique du récit est ici le dévoilement partiel et indéfiniment retardé de l'histoire de Schedoni. C'est d'abord une sorte de « on-dit » que commence à conter le valet, Paolo, pendant que lui-même et Vivaldi sont prisonniers des ruines de Paluzzi. Vient ensuite le narrateur qui présente le comte de Marinella comme Schedoni. Nous avons ensuite le récit du pêcheur Marco, à propos de Spalatro — lié à Schedoni de façon encore incompréhensible. C'est ensuite la confession faite par Marinella au père Ansaldo. Le secret de la confession a été levé par l'Inquisition, et on a ici le contenu de ce qui avait été annoncé par Paolo. Ce sont enfin les aveux de Spalatro, qui, blessé par Schedoni, et sur le point de mourir se confesse à Rome. Cette remontée par paliers du secret enfoui rythme l'action du roman. La mise au jour, de ce secret, renforcé par les aveux d'Olivia, sa femme qu'il croyait morte et qui survient à point pour donner à Ellena une pureté généalogique de bon ton, permettent un happy end pour les amoureux, après ces épreuves.
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Est-ce un roman gothique original ?
On trouve de subtils systèmes d'opposition, grâce à l'utilisation originale d' images de toute sorte : jardins, paysages, et même architectures. Mais aussi par le fait, optimiste, que l'amour est récompensé, et que la famille est réunie, ce qui est à la fois un atout pour le lecteur sentimental, mais peut apparaître comme une faiblesse par rapport à la complexité des forces mises en branle par les ambitions présentées.
On l'aura remarqué, le récit fonctionne sur des systèmes d'opposition assez manichéens.
D'un point de vue topologique : on note l'opposition entre le riant des jardins de la villa Altieri ou du couvent de Santa Maria dei Fiori et les paysages dantesques de montagnes et de chemins à pic au dessus de précipices. On note aussi l'opposition entre les couvents ouverts/accueillants comme celui de Santa Maria della Pietà, et celui de San Stefano où on enferme Ellena la première fois. On remarquera aussi l'opposition entre ce qui est exhibé du couvent ou de la forteresse, et ce que ces édifices cachent : des souterrains, des labyrinthes, des cellules, des in pace, les cachots de l'Inquisition. Entre le visible et l'immontrable, une dialectique cachée qui renvoie à la figure de l'hypocrisie, comme celle de Schedoni, ou du mystère terrifiant que représente l'Inquisition.
D'un point de vue idéologique : on se trouve devant plusieurs types d'opposition. Entre les voyageurs anglais, esthètes et bien pensants, et la réalité italienne « exotique », avec ses mœurs « sauvages », ce qui induit une relation d'étonnement et de fascination. A l'intérieur du récit se marque une opposition entre les puissants — nobles, religieux — qui ont un rôle de persécuteurs et les faibles, pauvres et travailleurs méritants (Ellena qui brode et peint pour les acheteurs qui ont du goût).
Du point de vue des caractères : à la pure jeune fille qui aime et est aimée du valeureux chevalier s'opposent les parents appuyés sur la puissance occulte d'une partie des religieux. Cela recouvre l'antagonisme entre les valeurs du conservatisme social et celles de l'amour romantique — mais on est loin de l'aspect follement passionnel du Moine comme de l'aspect onirique du Château d'Otrante.
Du point de vue moral : on trouve, mise en œuvre, l'opposition entre l'apparent et le caché, le noble et le sournois, le masque et le visage, le jour et la nuit, le naïf et l'hypocrite etc.
On notera que ce qui est mis en jeu dans la structure de ce texte, c'est un matériau emprunté à diverses époques de la littérature (le roman grec, le roman anglais du XVIIIe, si l'on pense à Pamela de Richardson, sans oublier Shakespeare etc) et appuyé sur une documentation avérée. Le tout crée des effets de vraisemblance, qui permettent une adhésion du lecteur, par ce type d'intrigue articulé à des images à forte tonalité émotionnelle.
Elles constituent la représentation du visible, — tels les architectures ou les paysages de jour — ; et de l'occulté — avec les scènes d'enlèvement, d'enfermement, de souterrains, de nuit.
Les paysages : on trouve dans ce roman plusieurs types de paysages.
Les paysages nocturnes, où se perdent les repères, sont angoissants. On le voit dans la scène où Vivaldi et Paolo sont prisonniers des ruines de Paluzzi, dans le noir, enfermés et à qui une voix signale qu'ils sont arrivés trop tard.
Les paysages diurnes jouent sur plusieurs registres. Ce peuvent être des paysages qui calment l'esprit et même élèvent l'âme, comme celui que voit Ellena, de la fenêtre de tourelle à San Stefano. Mais ces paysages peuvent être le moyen de provoquer une terreur chez Ellena, qui, enlevée, dans son carrosse frôle les précipices qu'elle entrevoit après avoir écarté le rideau qui les masquait. « The road, therefore, was carried high among the cliffs, that impended over the river, and seemed as if suspended in airs to render the pass more terrific than the pencil could describe, or language can express. » (I-VI)
Ils ont parfois une fonction annonciatrice de catastrophe, participant à la montée des pressentiments , comme on le voit, juste avant le mariage interrompu par les sbires : « The sun retiring amidst stormy clouds, and his rays fading from the highest points of the mountains, till the gloom of twilight prevaileed over the scene » (II-V)
Ou encore, après les paysages de montagne, les paysages maritimes : « It was a lowering evening, nd the sea was dark and swelling, the screams of the sea-birds too, as they xheeled among the clouds and sought their high nests in the rocks, seemed to indicate an approaching storm. » ( II-VIII)
Ces paysages sont extrêmement nombreux ; leur pittoresque romantique, comme la fonction de contrepoint ou d'amorce qu'ils incarnent, sont une manière de donner au texte sa coloration spécifique, et même une certaine respiration, avec parfois une fonction de pause dans la course effrénée que mènent les amants contre la fatalité. Cette utilisation du paysage distingue le texte de Radcliffe de ses prédécesseurs.
Les architectures : elles sont aussi utilisées dans le cadre d'oppositions. A l'aspect ouvert et accueillant du couvent de Santa Maria, situé près de Naples, s'oppose celui de San Stefano, où Ellena est enfermée, dans un chambre située dans une petite tourelle. Ou encore la sordide maisonnette au bord de l'eau, où Ellena est enfermée, attendant d'être sacrifiée, au couvent des Ursulines où elle se trouve, près du lac, attendant son mariage. On ne trouve pas ici, comme dans Le château d'Udolpho de longues descriptions architecturales, si l'on excepte celle des ruines de la citadelle de Paluzzi. En revanche l'aspect labyrinthique de la petite maison de pêcheurs, parcourue de nuit, avec ses escaliers sombres, et où apparaît une main sanglante, donne à l'architecture simple de ce lieu une valeur émotionnelle forte.
Les bas-fonds : c'est une des caractéristiques des romans gothiques — enfermer un personnage dans un lieu clos, ou le faire poursuivre par un bourreau dans un souterrain sans lumière. Ici nous avons Vivaldi enfermé dans les ruines, ou prisonnier dans les cachots de l'Inquisition, et visité par une voix qu'il ne peut reconnaître. Ellena enfermée dans un carrosse aux fenêtres bâchées, perdue dans les souterrains lors de sa fuite du couvent de San Stefano, prisonnière de la chambre sordide dans la maison de pêcheurs. Mais la violence y est moins donnée à ressentir que dans les deux romans emblématiques du genre.
La verticalité : dans Le Château d'Otrante, la puissance de la Surnature est exhibée. Le corps géant de Saint Nicolas dicte sa loi depuis le ciel. Le Diable qui intervient sous diverses formes dans Le Moine. Dans ces deux romans nous assistons à un affrontement entre le désir humain et la loi donnée par la Surnature. Un affrontement vertical. Il n'en va pas de même dans The Italian. Les sentiments des jeunes gens ne sont pas interdits par la loi divine, mais contrariés par les ambitions des parents, secondées par celle d'un moine. Nous n'avons donc pas un affrontement métaphysique, mais simplement une série d'obstacles matériels et humains — des affrontements terre à terre.
L'espace onirique : dans Le Moine ou Le Château d'Otrante, la Surnature intervient par différents signes, et par des rêves prémonitoires que font les personnages. Ici la Surnature n'intervient qu'une fois, on l'a vu, pour empêcher Spalatro d'assassiner Ellena. Quant aux rêves, ils sont remplacés par des rêveries. Celle de Vivaldi dans les jardins de la villa Altieri, caché dans la nuit et sous le charme de l'hymne à la Vierge chanté par Ellena accompagnée de son luth (I-1), ou celle d'Ellena qui regarde le paysage depuis la fenêtre de sa chambrette du couvent de San Stefano, en écoutant les voix du chœur (I-VIII). Cette substitution des rêveries chez Radcliffe aux rêves dans les textes gothiques antérieurs n'est pas innocente. Le rêve permet à la Surnature d'intervenir, il oriente les destins. La rêverie, devant la nature est un moment de paix, de calme, où le personnage se saisit dans la dimension intime de son être.
Les représentations du désir : dans les deux ouvrages antérieurs, aussi bien les personnages par leur hybris, leur démesure, que l'architecture ou l'aspect onirique, tout tentait de donner une forme à la violence du désir : de domination absolue chez Manfred, de possession blasphématoire chez Ambrosio. C'est cet aspect hyperbolique qui avait enthousiasmé les surréalistes. Avec The Italian, les choses demeurent à l'échelle humaine : les désirs érotiques sont sagement inscrits dans le cadre conjugal, et seul le désir de pouvoir et l'ambition pourraient entraîner des transgressions fatales. Mais la Surnature, ici, veille à ce que rien de tel ne se produise : ainsi Spalatro ne va pas tuer Ellena, et Schedoni, qui se résout au meurtre, reconnaît au dernier moment le médaillon qui sauve la jeune héroïne (II-IX). On saisit les différences d'avec Manfred, poignardant sa fille Mathilde, ou Ambrosio tuant sa mère, et violant sa sœur avant de l'assassiner.
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The Italian or the Confessional of the Black Penitents est un ouvrage dont le charme réside peut-être dans le subtil dosage qu'invente Ann Radcliffe. Elle se réfère avec bonheur à une intertextualité qui connote le genre gothique : l'Italie, les châteaux, les malédictions, le moine perfide, l'architecture, les forêts, les enlèvements, les poursuites, les ruines, la nuit, les rêveries. Mais elle n'utilise pas ce matériau culturel dans le ton lyrique ou hyperbolique du Moine, pas plus qu'elle suit la voie onirique et suraturelle du Château d'Otrante. Elle emprunte par contre au XVIIIe siècle une manière voilée de mettre en scène le désir, et le place dans une géographie romantique par les lieux les situations et les architectures. Au lieu du schéma de roman initiatique plus ou moins déceptif qui de présente dans les deux romans gothiques précédents, The Italian propose un itinéraire qui aboutit à d'heureuses retrouvailles amoureuses après des épreuves redoutables. Ici, après les révélations, rien de la mélancolie de Théodore, ou de l'horreur d'Ambrosio : rien que le soulagement devant la fin des épreuves et l'anticipation du plaisir à venir, comme dans les contes merveilleux.
The Italian est une sorte de roman d'apprentissage, qui propose des personnages aux émotions fortes, pris dans des épreuves difficiles, affrontées dans des circonstances et des lieux parfois terrifiants. Mais c'est un récit qui se veut optimiste et s'ouvre sur l'émerveillement plus que sur la terreur, laquelle n'est présentée que pour être surmontée. On pourrait le rapprocher, curieusement, non du roman gothique, mais de ce roman curieux où le surnaturel s'avance masqué, comme le désir : Le diable amoureux.
Notes : 1. Cette suspension de la veine romanesque est elle en relation avec la parution du roman de Lewis, Le moine, cette même année 1794 ? En fait il semble qu'elle ait suivi son époux qui entreprenait ce périple pour des raisons professionnelles.
2. La mère de Mary Shelley, qui se trouvait en France en 1793, a pu vérifier la force des passions idéologiques de cette époque.
3. Ann Radcliffe n'a jamais mis les pieds en Italie, mais elle a lu beaucoup de textes et de relations de voyage afin de donner à ses récits — ici, comme avec A Sicilian Romance — l'apparence d'une vraie « couleur locale ».
4. L'Inquisition ne sévissait plus en Italie depuis longtemps, mais la création romanesque et les scènes qu'elle impose comme « comble » l'impose ici dans Rome, siège du « papisme ».
5. La notion de personnages « plats » ou « épais », « statiques » ou « dynamiques », renvoie à E. M Forster, Aspect of the Novel, New York, 1927.
6. On se souvient que dans Le Château d'Otrante, Jerôme — autre noble devenu prêtre — reconnaît grâce à un signe spécifique son fils dans le « paysan » Théodore, au moment où celui-ci allait être décapité par ordre du tyran.
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