E.F. Benson et les fantastiqueurs de son époque
On se remet aujourd'hui à apprécier Edward Frederic Benson, ainsi que les auteurs fantastiques anglais qui lui étaient contemporains. Aussi bien en France que dans le monde anglo-saxon, on réédite en effet ses textes, fantastiques ou non 1. Comment situer ce quasi revenant ?
Fils de l'archevêque anglican de Cantorbery, avec ses deux frères, écrivains, et qui comme lui, demeurèrent célibataires, E.F. Benson écrivit entre autres des contes et des romans touchant au fantastique. L'aîné de ses frères, Alexandre Christopher, qui fut professeur à Cambridge, a vu son recueil réédité récemment 2. Le benjamin, Robert Hughes, après avoir été ordonné prêtre anglican se convertit au catholicisme en 1903 et devint camérier du pape Pie X. Ses textes fantastiques sont nourris d'allusions théologiques, ils ont été traduits en français dans les années 30 3.
E.F. Benson, quant à lui, a beaucoup voyagé, il a participé à des fouilles archéologiques en Grèce et en Egypte : il en reste une trace dans Les singes. Ses oeuvres ont été publiées entre 1911 et 1934, et il meurt après s'être retiré dans une maison qu'avait habitée Henry James, célibataire comme lui.
Le fantastique anglais a vu depuis le XIX° siècle une floraison d'auteurs. A la génération de l'Irlandais Le Fanu, ont succédé R.L. Stevenson (1850-1894) et H. James (1843-1916). Deux auteurs extrêmement différents, mais chez qui le fantastique plonge ses racines dans le psychisme, comme c'est déjà le cas chez Maupassant, qu'ils appréciaient.
Naissent aux alentours des années 1870, contemporains de R. Kipling, une pléiade de conteurs fantastiques : E. Warthon (1862-1937) ; A. Machen (1863-1947) ; E.F. Benson (1867-1940) ; A. Blakwood (1869-1951) ; H.H. Munro, dit Saki (1870-1916) ; O. Onions (1873-1961) ; et Walter de la Mare (1873-1956) que Lovecraft appréciait comme « l'un des auteurs chez qui l'irréel paraît aussi vivant et naturel que le réel ». Ces auteurs sont actuellement appréciés dans leur ensemble, comme si leurs textes répondaient de nouveau à une attente. Laquelle ?
Malgré l'hétérogénéité de leurs intérêts, comme de leur style ils présentent quelques traits communs. Le goût pour « l'uncanny », pour les revenants (ou les revenantes) et l'attirance pour une sorte d'en deçà anté-chrétien de la réalité, c'est à dire pour des fantômes qu'on n'apaise pas par des remords ou des rituels. Et, souvent même, une attirance vers des « choses » sans véritables causes, et qui se présentent comme des nécessités échappant à toute compréhension, ou qui réclament du lecteur, pour échapper à l'absurde, un retour à des zones anciennes de la culture ou de la psyché. Le lecteur de ses textes doit être « Sensible au souffle des esprits en certains lieux et à certaines heures », car ce sont des textes où « l'auteur et le lecteur se rencontrent à mi chemin dans les ténèbres, le lecteur comble les vides du récit par des sensations et des divinations semblables » 4. C'est à dire des histoires qui, laissent pressentir qu'il existe une profondeur, une dimension spirituelle, même si elle est le lieu des forces du mal. On n'y accède qu'au risque même de s'y perdre comme on le voit par exemple dans Le visage. Ces remarques sont vraies de l'ensemble des auteurs de cette période, mais peut-on déceler une originalité dans l'univers fantastique mis en scène dans les textes de E.F. Benson ?
Un univers misogyne
Nous appuierons notre étude sur les deux recueils cités, l'un français l'autre anglais et qui se recoupent mais présentent ensemble 15 nouvelles différentes dont on estimera qu'elles sont représentatives 5. On notera que treize nouvelles sont écrites à la première personne : La chambre dans la tour ; Et nul oiseau ne chante ; Negotium Perambulans ; Home sweet home ; Le sanctuaire ; Les chenilles ; La maison du coin ; Gavon's Eve ; The Thing in the Hall ; The House with the Brick Kiln ; The Horror Horn ; The Bed by the Window. Deux seulement sont écrites à la troisième personne. Le Visage, et Les singes.
Parmi celles qui sont écrites à la première personne, toutes n'ont pas le même statut, selon que le narrateur est personnage principal ou témoin. On peut ainsi remarquer l'importance du personnage du narrateur-témoin (8 nouvelles) contre 5 pour le personnage-héros qui est toujours, en ce cas, un homme même si, comme dans les cas de vampirisme, le rôle le plus important est tenu par une femme 6.
On peut aussi remarquer autre chose : le narrateur, qu'il soit témoin ou acteur principal, vit très souvent en compagnie masculine : aussi bien dans La chambre dans la tour, Mrs Amsworth, Nul oiseau ne chante, Home sweeet Home, Le sanctuaire, La maison du coin, Gavons Eve, The Thing in the Hall, The Horror Horn, etc. Entre hommes, ils passent leurs vacances, s'écrivent, partagent leur chambre (on le voit en particulier dans La chambre dans la tour comme dans Le sanctuaire) et sont en majorité, comme le héros de Negotium Perambulans, un « perfect bachelor », ce qui crée une atmosphère particulière. On pourrait aussi s'interroger sur l'univers sulfureux dans quoi baigne Le Sanctuaire. Un prétendu prêtre se baigne nu avec le jeune enfant Francis, nu lui aussi. Dans le journal de Dickie, un autre jeune enfant qu'il « catéchise », le prêtre laisse entendre qu'il l'initiera à de curieux mystères, qu'il nomme « emmener aux prières » et dont il lui laisse entendre qu' « il aimera cela quand il sera grand ». La chambre secrète que le narrateur et son témoin découvrent, présente une icône de Gilles de Rais avec la silhouette d'un jeune garçon mutilé, ce qui est jugé un « blasphème obscène ».
Par contre, la place accordée aux femmes est assez mince, aucune n'assume le rôle de narratrice, bien que, dans Le visage, Hester soit la victime et qu'on saisisse la montée de la peur depuis son point de vue. Les femmes apparaissent en tant que membres incolores d'un couple, comme dans Nul oiseau ne chante, ou innocentes victimes d'un assassinat (Home sweet Home) ou encore curieuses proies d'une malédiction comme dans Le visage, The Bed in the Window ou Gavons'Eve). Notons que, dès qu'elles montrent quelque personnalité, elles sont peintes comme des vampires qui ne veulent que dévorer les hommes (La chambre dans la tour, Mrs Amsworth), sous les traits d'une meurtrière folle (La maison du coin) ou comme une sorte de monstre cannibale (The horror Horn). De ce point de vue, dans Le Sanctuaire, l'image de la Vierge comme femme est exemplaire : « Son visage représentait un visage de chien haletant, langue pendante ». Cette figure se retrouve curieusement dans The Horror Horn avec l'image de la femelle néandertalienne à la poursuite du narrateur qui l'a surprise dans un lieu perdu des Alpes et demeure, devant elle, figé « in some indescribable catalepsy of terror » ; sidéré par « A fathomless bestiality modelled the slawering mouth and the narrow eyes... » (p.85)
Cette importance de la bouche liée au mal et à la dévoration est caractéristique : on la retrouve à la fois dans la fascination d'Hester pour la bouche mauvaise de Roger Wyburn dans Le visage, et par le côté dévorateur par succion des limaces géantes qui figurent le mal dans Et nul oiseau ne chante ou dans Negotium Perambulans 7.
En revanche les hommes sont présentés en général comme équilibrés, et plus courageux devant le mal, qu'incarnent les « choses » que nous allons décrire, que devant les simples créatures féminines. On le remarque dans Et nul oiseau ne chante, Home sweet Home, Mrs Amsworth où ils rétablissent un ordre troublé par une vampire, un élémental ou un fantôme. Cet équilibre ne les empêche évidemment pas de se trouver en contact avec le surnaturel et de l'affronter, mais ils en sont rarement victimes sauf à s'être rendus coupables, comme on le voit dans Negotium Perambulans, où les hommes condamnés à l'horreur sont des blasphémateurs ou des peintres ivrognes.
En somme, Benson nous présente un univers misogyne où les personnages masculins ont à affronter seuls le mal sous des formes diverses. Ils ne le vainquent qu'en étant « perfect bachelor », ce qui laisse subsister une certaine interrogation sur la nature du mal qui hante la campagne anglaise qu'ils fréquentent et auquel ils sont confrontés.
Un univers hanté par des figures du mal
Les récits installent cette présence du mal dans des lieux à l'écart des villes, que le narrateur quitte pour des vacances (La Chambre dans la Tour, Et nul oiseau ne chante) ou vers lesquels il retourne après y avoir vécu enfant (Negotium Perambulans). Il rencontre la monstruosité, par hasard, comme dans Home sweet Home, ou dans le cadre d'une expérience (The Horror Horn). Le narrateur rencontre ces « choses », ou est témoin de ces événements dans des lieux situés « à l'écart » : dans des maisons de campagne (Le sanctuaire), des auberges (La maison du coin), des lieux de villégiature situés souvent près de la mer (The House with the Brik-Kiln).
Tout s'y passe comme si les « choses » ou les événements relevant de la surnature — ou d'une nature autre, comme les « élémentaux » — étaient circonscrits dans des lieux propres, sans possibilité d'en sortir. Leur zone d'action est limitée, par exemple à un bois précis (p.65). Avec quand même un pouvoir, par le rêve, d'attirer la victime choisie vers le lieu où le monstre l'attend, comme une araignée attend la mouche. C'est le cas dans La chambre dans la tour, comme dans Le visage, deux récits qui mettent en scène des monstres singuliers, dont la présence est confirmée par l'intermédiaire d'un tableau qui les représente tels qu'ils étaient dans leur vie antérieure. Mais dans ces deux cas aussi, on ignore le pourquoi du choix de leur victime. Si le jeune homme de La chambre dans la tour, qui échappe à son sort avec l'aide de son ami, la jeune femme qui sera la victime du revenant « aux traits ahurissants » (p.202) dans Le visage, disparaît à jamais en compagnie du modèle d'un ancien tableau de Van Dyck qu'elle a vu dans une exposition et dont la tombe regarde la mer. Roger Wyburn, le modèle peint, est venu la chercher, en lieu et place du mari, après l'avoir pendant longtemps avertie en rêve de cet enlèvement dont le terme inéluctable s'approchait. C'est pour l'éviter, d'ailleurs, elle avait fui dans un village à l'écart.... où se trouvait fort opportunément la tombe de celui qu'elle fuyait. Il en va de même dans Le sanctuaire où l'on trouve l'horreur, à base de messes noires, de cérémonies où des enfants sont utilisés, de rituels de prolongation de la vie, au moins sous forme de fantômes et où interviennent de curieuses mouches noires 8.
Outre les figures classiques du vampire (Mrs Amsworth), on trouve à l'oeuvre des revenants (Home sweet Home) le thème de la malédiction attachée au blasphème (Negotium Perambulans, Sanctuaire), ou plus curieusement au cancer (Les Chenilles), Benson nous propose des images spécifiques du mal, en nous le représentant matérialisé sous forme d'une « chose » visqueuse dont le contact est : « l'essence même de la corruption... une matière froide, gluante, velue... une force obscène » (p.68) Cette figure du mal aussi bien dans des récits de morale puritaine (Negotium perambulans) que dans l'allégorie des Chenilles, l'aspect spiritiste de The Thing in the Hall ou l'aspect matérialiste de Nul oiseau ne chante.
Dans tous ces récits la figure du mal a une forme bien précise, celle d'une sorte d'énorme chose, qu'une fois morte le narrateur de Nul oiseau ne chante décrit ainsi : « Moitié limace moitié ver. Elle n'avait pas de tête, mais se terminait par un orifice humide. Grise, couverte, en de rares endroits de poils noirs... des trous ne coulait pas de sang mais une matière grise et visqueuse » (p.69) 9. Cette « chose », qui est donnée ici comme un résidu archaïque d'un monde ancien où les esprits élémentaires étaient nombreux, possède, comme les autres qui surgissent dans ces textes, le pouvoir d'engendrer l'obscurité, de cacher la lumière. Dans Negotium Perambulans, elle est montrée à la fois dans son aspect diabolique de « ténébreuses présence » puisqu'elle punit les mécréants, mais aussi dans ses effets. Le mécréant est sucé à mort « à part la peau et les os », il est aspiré par une bouche avide. La « chose » le prend dans une sorte d'étreinte : « Les hurlements de la victime s'étaient transformés en gémissements quand la chose l'eut recouverte ; il haleta à une ou deux reprises puis ne bougea plus ». Il ne reste de lui qu'une peau flasque 10. En revanche, la « chose » a parfois des velléités de communication comme dans The Thing in the Hall, « the Thing was trying to communicate with us » mais c'est un élémental qui se matérialise et l'intervention d'un médium sera fatale à celui-ci, qui en meurt d'un « blood poisonning » (p.58).
Dans tous ces récits, mis à part Nul oiseau ne chante, le mal a un double aspect : matériel et imaginaire. La forme matérielle est toujours présente : le mal se présente sous l'aspect de la quasi-chenille que nous avons vue à l'oeuvre. Mais il possède aussi des dimensions imaginaires, morales ou spirituelles. Dans Negotium Perambulans : il est peut-être la manifestation concrète ce qui demeure des « braises du calvinisme » de l'oncle prêtre : d'ailleurs, il ne s'attaque qu'à des ivrognes ou des blasphémateurs. Dans Les Chenilles, il figure l'image du mal incarnée dans la maladie alors nouvellement saisie en tant que telle du cancer. Dans The Thing in the Hall c'est encore un élémental, différent de la bête brute qui hantait les bois, mais on n'en saura pas plus si ce n'est qu'il fait bon ne pas l'approcher, si l'on veut demeurer un « perfect bachelor ». Ceux qui comme le Dr Asserton, le protagoniste de The Thing in the Hall l'approchent de trop près en meurent, tout comme l'ami du Dr Asselton avec qui il vivait. Le narrateur ne reste pas dans ce (mauvais) lieu, que hante la « chose », et il est sauvé.
Un univers du péché
Quand le mal est incarné par la femme, c'est une vampire : on le voit avec Mrs Stone dans La chambre dans la Tour ou encore avec Mrs Amsworth. Si on ne peut la détruire, on la fuit comme la femelle de The Horror Horn. Quand la femme est victime d'un maléfice, elle disparaît comme dans Le visage. Sur Mme Stone comme sur Mrs Amsworth, l'exorcisme agit : ces femmes vampires sont tuées, comme Mrs Amsworth, ou enterrées ailleurs, comme Mrs Stone. En revanche, quand le personnage masculin incarne le mal, il emporte sa proie, comme le fait « la merveilleuse brute » (p.202) qu'est Roger Wyburn — le monstre dans Le visage.
Lorsqu'il est confronté au mal, le témoin masculin est face à une image singulière : une « chose », qui vide la victime de son sang, bien qu' elle-même ne contienne pas de sang, ce qui dans une certaine mesure la rapproche de la femme vampire. En somme, les femmes sont victimes d'une image du mal assez traditionnelle, sans compter qu'elles sont elles mêmes une figure de ce mal. Quant aux hommes, ils sont affrontés à du monstrueux, à de l'irreprésentable.
On peut se demander de quel irreprésentable il s'agit. Qu'est ce qui est à la fois proche de la nature profonde comme « l'esprit élémentaire » à la fois matériel et lié à la dimension du péché, comme on le voit dans Negotium Perambulans ? Qui cache la lumière et punit les mécréants en les vidant de leur substance, sinon une image du mal qui donne une figure de « chose » matérielle à l'idée de péché tel qu'il apparaît dans des discours où scintillent encore des « braises de calvinisme » ( p.79), et tireraient un peu ce fantastique vers l'allégorie ? Notons cependant qu'il ne s'agit pas d'un fantastique lié à un trouble du regard. On ne manifeste aucune hésitation quant à la présence de la « chose » : elle est bien là, et des témoins l'attestent. Il s'agit donc d'un fantastique de la « chose » de l'objet, qui est à la fois présent et impensable, et qui renvoie donc à tout un arrière fond culturel ancien, mais qui permet peut-être à Benson, comme au fantastique de cette époque à dominante puritaine, de tenter une représentation d'un certain nombre de tabous touchant à la manière d'assumer le mal associé à une image, perçue comme horrible, de la sexualité.
Si cela est exact, on comprendrait alors pourquoi cet intérêt nouveau porté aux textes de E.F. Benson. Une brève période de libération des moeurs avait fait presque disparaître l'articulation entre la sexualité dans toutes ses dimensions et le mal. Mais cette vieille idée — qui relevait d'un fantasme de Saint Paul et que Saint Augustin avait reprise et développée — , l'émergence du Sida, autre « blood poisonning » la réactualise. Cette maladie liée à l'amour est interprétée de nos jours, chez certains intégristes et même chez le Pape, comme le signe d'un châtiment divin.
Tout un érotisme ancien, qui se nourrit de la proximité de la mort et du piment de la culpabilité, peut à nouveau faire surface, et Benson retrouve une nouvelle et sulfureuse jeunesse. Mais E.F. Benson est il réductible à cet aspect et le fantastique de ses textes à la transposition fantasmatique des tabous sexuels d'une époque ?
Un univers spécifique
On a dit de ces auteurs comme M.R. James, E. Warthon ou E.F. Benson qu'ils n' étaient que des stylistes, des « bricoleurs ». Leur seule visée était de composer de petites machines textuelles afin de provoquer à la fois un sentiment d'admiration pour l'habileté de l'auteur, et un vague sentiment de malaise chez le lecteur. Ce que semble confirmer E.F. Benson lui même. Dans la seconde préface de son recueil The room in the tower, il restreint ses ambitions d'écrivain à simplement donner « some pleasant qualms to the reader... before he goes to bed » et de l'amener à regarder dans les recoins sombres de sa chambre , car ces contes mettent en scène « the dim unseen forces which occasionally and perturbingly make themselves manifest ». Il semble se présenter en tant que simple manipulateur ironique qui ne souhaite à ses lecteurs qu' « a few uncomfortable moments » 11. Modestie d'auteur, pudeur ou inconscience ? C'est en quoi il se distinguerait, par sa superficialité, des fantastiqueurs de la génération précédente, comme Henry James, qui tentaient une exploration de leur inconscient liée à celle des limites de l'écriture. De même, il ne serait pas censé imposer cette qualité émotionnelle propre à des auteurs moins littéraires, mais plus sensibles à la présence d'une terreur cosmique liée à une profondeur métaphysique, comme Lovecraft, dont les écrits ont pour effet de mettre en question la conception que l'on se fait de la réalité 12. Est ce si simple ?
On pourrait toujours rétorquer qu'Henry James a toujours insisté sur les « tours de force » stylistiques que représentaient pour lui certains textes comme Le tour d'Ecrou par exemple 13. Quant à Lovecraft, il serait absurde de penser qu'il ne s'intéressait pas aux moyens de rendre palpables les sensations d'horreur par des moyens littéraires.
Cela étant, E.F. Benson, comme Lovecraft, nous rend l'horreur présente. Lovecraft nous affronte à une forme d'horreur venue des étoiles, et qu'il décrit en matérialiste qu'il est, sans renoncer aux effets de terreur. Pour E.F. Benson, il ne s'agit pas d'une horreur cosmique, mais de la matérialisation d'une angoisse difficile à situer et qui renvoie peut être à une dimension religieuse. On peut la référer à une dimension subjective et/ou sociologique : celle d'un groupe social à un moment de son histoire, devant ce qui touche à des tabous, où le religieux et le sexuel se frôlent en traçant un espace qui sera défini comme celui du mal. Et Il s'agira pour E.F. Benson de donner à ces « puissances du mal » une « forme concrète » (p.63) par des figures « reptiliennes » (p.61), à ce qui se présente comme « une immense limace dressée ». Benson tente de donner une forme à « cette zone étrange qui sépare le matériel du fantastique » (p.60), et conjoint la réalité et les fantasmes personnels et sociaux d'une époque.
Disons que, pour ce faire, E.F. Benson demeure dans une perspective spiritualiste du fantastique, comme par certains côtés E. Warthon ou A. Blakwood. Par contre, des auteurs comme Saki, 0. Onions, A. Machen prennent une direction différente. Ils sont attirés par le mystère des choses et des strates archaïques, antérieures à toute symbolisation chrétienne, et que l'on peut dire dans une certaine mesure païenne. On le voit chez A. Machen avec Le grand dieu Pan ; Io de O. Onion et Sredni Vashtar ou La musique dans la colline de Saki. Dans une certaine mesure, ils auront été les inspirateurs d'un fantastique, qui aujourd'hui se retrouve dans les textes d'horreur moderne qui fascinent par la peinture de la surface hyper réaliste des choses, et qui flirtent avec l'absurde des gestes fous présentés comme naturels puisqu'ils sont en correspondance avec un univers sans repères 14.
Plus traditionaliste, plus proche des valeurs traditionnelles et obsédé par la présence du mal qui s'articule nécessairement au péché, E.F. Benson a joué avec la représentation de la matérialité du mal sans toutefois tomber dans l'allégorie. Il en devient donc de nouveau lisible pour notre époque, qui, pour une bonne part, laisse resurgir de vieux démons que l'on croyait exorcisés. A sa façon qui a pu paraître un temps surannée, E.F. Benson donne au combat présenté alors comme nécessaire entre le Bien et le Mal, une forme qui n'est plus celle classique et codée des anges et des démons, mais qui permet quand même de faire ressentir la présence d'un mal absolu et extérieur avec quoi l'époque puritaine pensait qu'il ne fallait pas pactiser.
Il est d'ailleurs curieux de voir qu'aujourd'hui toute une cohorte d'écrivains américains de best sellers fantastiques, de « supernatural thrillers » comme Stephen King ou Ira Levin, ont fait de la réactualisation de ces vieilles peurs, des formes à peine recyclées, le fond (de commerce) de leurs romans d'horreur. Ces auteurs parcourent, sans toujours le savoir, certaines des pistes tracées par E.F. Benson. Mais celui ci aurait été bien étonné devant cette progéniture, souvent prodigue d'effets grandiloquents, alors que lui-même, mis à part quelques endroits, se situait plutôt du côté de la suggestion. L'horreur a son territoire, Benson en a été un explorateur subtil.
Notes : 1. E.F. Benson. The collected ghost stories of EF Benson, NY 1992. La chambre dans la tour. Le Masque. Champs Elysées.1978. Nos références seront tirées de cette édition pour la traduction française et de A. Lykiard The Horror Horn, The best horror stories of E.F. Benson, Panther, 1974, pour l'original anglais.
2. Paul the minstrel and other stories. Arno.UK.1977. Cet auteur n'a jamais été traduit en français.
3. Par exemple Les nécromanciens Cres.1926.(Necromancers. Hutchinson 1909.) mais pas ses recueils comme The mirror of Shalott (1907.Pitman)
4. Ce que souligne Edith Warthon dans sa préface, Le triomphe de la nuit, 10/18, 1993. (The ghost stories of E.W. 1973)
5. Les citations et les titres du recueil traduit seront cités en français. Le texte original sera conservé pour les citations du recueil anglais.
6. La chambre dans la tour ; Et nul oiseau ne chante ; Le sanctuaire ; The Thing in the Hall ; The House with the Brick Kiln ; mettent en scène un héros narrateur. Les vampires de La chambre dans la tour et de Mrs Amsworth sont des femmes.
7. Le lien entre le mal et la bouche dévorante est sans doute inspiré de Keats. La belle dame sans merci se termine justement sur le vers qui sert de titre à la nouvelle : « And no bird sing ». Dans ce poème de Keats, on trouve en effet les vers suivants : « Et les lèvres voraces toujours plus minces restaient béantes »Prends garde à toi« ». Mais il ne faut pas oublier les références religieuses qui par ailleurs sont multiples. Ici, on pourrait penser pour la chose diabolique à : « Votre adversaire, le diable, comme un lion rugissant est là qui rôde, cherchant qui avaler » (Pierre Iere Epitre 5.8)
8. Sans doute en référence à Baal-Zebuth, l'un des noms de dieu phénicien devenu un démon chrétien, et qui signifiait au sens propre « Le seigneur des mouches ». Ajoutons, pour demeurer dans les références religieuses, que le titre Negotium Perambulans est extrait du Psaume 91 « Tu ne craindras ni la frayeur de la nuit. Ni la peste qui marche dans les ténèbres. »
9. On pourrait rapprocher cette description de la figure du mal de certaines parties anatomiques : le sexe masculin en « limace dressée » ; « it seemed to have no head, but on the front of it was an orifice of puckered skin which opened and shut and slavered at the edges.. like a snake about to strike » (Negotium Perambulans p.104) On objectera peut-être que le sexe masculin ne dévore pas et que les fantasmes de dévoration sont en général liés au vagin, denté ou non. L'intérêt pour la « chimère » littéraire qui allie la forme masculine à la dévoration féminine n'en est que plus remarquable en termes de « condensation ». On peut refuser cette lecture trop précise. Mais on ne peut nier au moins qu'une fascination honteuse, et refoulée en ce qui regarde les tabous de la sexualité soit présente dans ces textes. Si on rapproche ces descriptions de « limaces », des pratiques proposées dans Le sanctuaire, on se posera des questions sur des fantasmes liées à un refoulement de l'homosexualité eainsi que son lien avec la présence d'un substrat religieux.. Cela n'explique en rien le texte, mais souligne les fantasmes qui le dynamisent.
10. On notera l'ambiguïté de cette scène : les mots comme les gestes décrits renvoient obliquement à une scène érotique, mais retranscrite par un regard qui ne saurait pas de quoi il s'agit, comme l'enfant décrit par Freud devant la porte de la chambre de ses parents où il entend et interprète à d'une manière horrifiante les bruits d'une scène amoureuse. La version anglaise est peut-être moins explicite « The screams of the wretched man sank to moans and mutterings as the Thing fell on him : he panted once or twice and was still. For a moment longer there came gurgling and sucking noises.. » (p.104) Cependant le narrateur ajoute qu'il veut s'interposer en vain « je ne pouvais la saisir, je ne pouvais l'empoigner. Mes mains s'enfonçaient ainsi que dans une boue épaisse. J'aurais juré lutter contre un cauchemar. » (p.97)
11. E.F. Benson. The Horror Horn. The best horror stories of E.F. Benson. op. cit. p 1.
12. Ramsey Campbell in Phenix. N°13 ;1988
13. H. James in La création littéraire Denoël. 1980 (The art of the novel. critical prefaces. Scribner.1962.) à propos du Tour d'Ecrou le définit comme « une oeuvre d'une ingéniosité pure et simple, de froid calcul artistique, une »amusette« » (p189).
14. Dorémieux (A). Anthologiste. Préface à Territoires de l'inquiétude N°1. Denoël.1992. Curieusement d'ailleurs, des écrivains américains comme Raymond Carver, qui n'ont rien de fantastique, peignent des univers hyperréalistes, aussi insaisissables que ceux des contes d'horreur.
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