Site clair (Changer
 
    Fonds documentaire     Connexion adhérent
 

Eugène Sue ou le fantastique d'un romantique

Roger BOZZETTO

Europe n°643-4, p. 101-110, 1982

          On s'intéresse peu aux rapports que Sue entretient avec la production d'effets de fantastique, et c'est compréhensible : cela obligerait à repenser bonne part de l'histoire et du domaine de ce genre littéraire. Sous l'influence de la critique récente, on tend à l'interpréter comme un discours qui se clôt sur soi, une machinerie aux effets prévisibles qui tenterait une impossible scénographie du désir et du manque, une mimographie de l'altérité. Le tout sur une scène intérieure, proche de la fantasmatique, coupée de tout référent social 1. Pour stimulante qu'elle soit, cette « construction secondaire » ne permet de rendre compte ni de l'originalité de Sue, ni de ces textes sud-américains qu'on rattache au « réalisme magique » 2 où des auteurs comme Asturias, Llosa, Garcia Marquez, ou Fuentes, tentent de mettre au jour le réel composite de leur culture amérindienne, et affrontent des problèmes identiques à ceux rencontrés par Sue. Comment inscrire l'impossibilité de saisir le monde dans le cadre d'un récit qui veut le dire, sinon en tentant de le figurer ? Cette lecture psychologisante des effets de fantastique ne prend pas, non plus, en compte les intentions et les projets des premiers intéressés : les auteurs contemporains de la survenue du genre fantastique en France, dont les œuvres ont contribué à le constituer en genre. Elle oublie que, loin de réduire ce genre fantastique à une rhétorique locale, ils y pressentaient une dimension nouvelle ouverte à l'imaginaire, leur permettant de « voir les choses sous leur aspect fantastique » 3. Balzac, lui, y recherche une sorte de point de vue pour donner forme au multiple, pour saisir les complexes « rapports sociaux » 4 dans la perspective « consubstantielle à la fécondité et à l'intensité d'une vision » 5 unifiante.

          Sue n'est donc pas le premier, et il ne sera pas le seul, à utiliser les virtualités offertes par les effets de fantastique comme dimension nouvelle offerte, afin de donner à la réalité sociale une chance de se manifester. Mais déjà les malentendus surgissent. Nous sommes obsédés par l'extraordinaire réussite de Balzac, séduits par son aptitude à brasser les éléments de la bonne société avec ceux de la pègre sans perdre le sens de ce qui est « acceptable ». Aussi sommes-nous poussés à accepter, sans esprit critique, les reproches qu'il adresse à Sue : de ne pas « faire vrai », de demeurer dans le « disparate ». Sans voir que la réalité que, Sue révèle, passe précisément par l'usage du disparate, de la déconstruction “fantastique” de ce fameux « acceptable » 6. Car Balzac se situe toujours à l'intérieur du cadre de la représentation connue, unifiante, d'où le peuple de la ville, les ouvriers sont exclus, refoulés 7, alors que Sue n'a pas de projet, de théorie. Il va et tâtonne, passant du point de vue sceptique du dandy à celui de l'engagement, toujours à la recherche d'un sentiment de vécu. Il nous en avertit dès la préface de La Coucaratcha : « Je ne fais pas de système, je dis seulement ce que je vois, ce que je sens, ce que j'éprouve ». C'est cette disponibilité qui lui permettra d'aborder dans Les Mystères de Paris, le « fantastique involontaire » où Caillois reconnaît le vrai rapport fantastique au monde 8. Mais, se situant loin de l'aspect institutionnel du genre, de sa machinerie traditionnelle, l'œuvre nous déconcerte. Son décousu nous gêne, comme certaines scènes, qui font penser à des sortes de « bouffées délirantes » semblables à celles de certaines œuvres sud-américaines actuelles. Plutôt que de nous interroger sur leur nécessité, leur fonction dans le texte, nous préférons, avec Balzac, y voir de la maladresse, ou le mettre sur le compte de la technique du feuilleton, ce qui revient au même. C'est une façon d'éviter le texte de Sue, et les questions qu'il pose, qui ne surgissent pas du néant puisque Sue a déjà flirté avec le fantastique traditionnel, et qui ont un prolongement dans les œuvres qui suivront Les Mystères de Paris.


I — Du fantastique « dandy » à l'allégorie.


          Lorsque Sue commence à publier, la mode est au “fantastique” ; ce label, issue du culte d'Hoffmann, recouvre d'ailleurs toutes sortes de textes et de rubriques. Avec d'autres, Balzac, Nodier, Gautier s'y laissent prendre, en ces années 1830. Un dandy crée la mode, il ne la suit pas, et Sue se tournera vers un autre domaine, celui de l'exotisme de la mer. Cela étant, il n'ignore pas le goût du jour ; il s'y raccroche d'abord par le jeu des épigraphes en général empruntées à Byron comme en témoignent celles du Présage ou de Crao : « Je suis comme cela ma mère » et d'autres encore de La Coucaratcha. Ensuite, et surtout, par le libre cours qu'il laisse à son imagination « qui, emportée par une exaltation fiévreuse, peut s'abattre sur une fraîche illusion ou sur une réalité sombre et fatale ». Ce jeu de l'imagination l'amène à peindre dans Atar Gull « un de ces contes de pirates et de planteurs avec des nègres au coeur plus noir que leur visage », à se frotter au roman historique avec Lautréamont où il campe un héros monstrueux, cruel et bouffon, et même, en 1842, précédant Les Mystères de Paris, d'imaginer un roman gothique avec Le Morne au diable. Il y montrera le château sombre, aux abords inextricables, taraudé de souterrians et peuplé de serpents. Nul doute que cette « familiarité » avec le gothique jouera, lorsqu'il s'agira de peindre le Paris truqué, occulté, masqué et ses mystères. Mais pour l'heure, Sue ne semble que jouer avec les thèmes et les décors de tous les exotismes, sans s'y investir. Le genre fantastique n'est alors que l'un des registres où il exerce son imagination, ce n'est pas encore un moyen possible pour donner à percevoir le réel.
          Après Les Mystères de Paris, Sue reviendra à l'exploitation du genre fantastique, comme on le voit dans Le Juif errant et dans Les Mystères du Peuple, mais il ne s'agira plus que d'utilisation traditionnelle. Voir, comme le fait J.-L. Bory, dans Le Juif errant « un progrès dans le sens du fantastique, car dès l'entrée la Surnature intervient » nous semble discutable et proche du contresens 9. Certes, nous sommes là, d'emblée, confrontés à des traces de pas, laissés par un homme (qui est le Juif errant) et une femme (qui se révèlera Hérodiade), au bout du monde (dans le détroit de Behring). Tous deux sont poussés, pris dans un mouvement qui leur interdit de se retourner avant la rédemption finale l'épilogue. Certes, ces personnages interviennent à d'autres moments du récit, pour contrecarrer le noir complot des Jésuites, d'où leurs apparitions, leurs manifestations par exemple l'adjonction d'un codicille au testament Rennepont (XI, 10), etc. ; mais cette utilisation du Surnaturel ne suffit pas à donner une dimension proprement fantastique à l'ouvrage. La Surnature est présentée avec sa logique explicitée, comme celle du Chateau d'Otrante, et elle joue un rôle d'auxiliaire, ou d'atout maître, dans la lutte pour la sauvegarde du trésor Rennepont. Cette surdétermination de son rôle tend à tirer l'ouvrage à la fois vers une sorte de merveilleux et vers l'allégorie. Seules quelques scènes descriptives rappellent l'usage que Sue a pu faire de certains effets de fantastique, ailleurs : l'opération de Robin par exemple (XVI, 18). Mais ces moments de “dérapage du point de vue” sont rares. La valeur didactique du Juif errant y gagne sans doute, mais le frisson y est rare.
          Dans Les Mystères du peuple, et de manière encore plus nette, on s'éloigne de tout effet fantastique, au profit d'une sorte de merveilleux historique à vocation allégorique. C'est l'Histoire qui remplace ici le Surnaturel du Juif errant, mais avec un résultat identique : il s'agit de « démasquer », de faire surgir ce qui était caché dans le cadre d'un complot ; et de faire apparaître en pleine lumière ceux qui sont « l'honneur même sous la livrée de l'infamie » (I, 11). Les œuvres trop explicitement à thèse peuvent utiliser quelques clichés venus de la littérature institutionnelle du genre, elles ne peuvent contribuer à le faire naître et à lui faire produire ses effets propres.
          Les méandres de la fantaisie, les essais de roman gothique de la première partie de l'œuvre de Sue, pas plus que les tentatives allégoriques de ses derniers ouvrages ne sont des voies méprisables, même si elles n'ont rien de très neuf. En revanche, elles permettent, par comparaison, de saisir l'originalité des Mystères de Paris, où Sue, l'un des premiers, explore par le moyen des effets de fantastique, un innommé de la littérature. Par cette œuvre « d'une extraordinaire authenticité » 10 Sue se trouve devenir « dans le cadre du roman populaire (celui qui a le peuple pour objet) ce qu'il fut au roman maritime » 11 : c'est-à-dire un authentique primitif.


II — “Les mystères de Paris” et la ltradition du genre fantastique.


          On tentera d'abord de situer l'originalité de cette réussite par référence à des modèles connus du genre fantastique et du gothique, à quoi elle ne peut manquer de se rattacher.
          Pourtant, Les Mystères de Paris se distinguent, au premier abord, d'une œuvre typique du genre, comme Le Tour d'Ecrou. L'œuvre de James nous place dans un univers romanesque clos, qui engendre une ambiguïté que rien ne permet de lever. Chez Sue, malgré l'épilogue en forme d'assomption, qui se situe symptomatiquement « ailleurs », subsistent des zones d'ombre où, là aussi, la fuite du sens est évoquée. On ne saurait en effet mettre sur le compte de la maladresse, de l'inadvertance, la curieuse « disparition » du devant de la scène, la dissolution dans la foule lors de la fin du récit parisien de la triade maléfique, composée du Squelette, de Nicolas Martial et de Tortillard, après le meurtre du Chourineur (X, 3). La présence du mal, sa puissance, n'ont pas été éradiquées par le « magicien » Rodolphe : c'est plutôt lui qui est obligé de se retirer. On ne se débarrasse pas de ce « désir du mal, tapi dans le côté nocturne » (C. Fuentes) — il demeure, il réapparaît comme « sinistre présage », comme la réapparition de l'ogresse (X, 3). Le mystère du mal demeure dans Paris, et le héros, suivi de Fleur-de-Marie fait retraite, fuyant le lieu de la corruption. Celle-ci continuera d'ailleurs de hanter celle qui devient la princesse Amélie. Pas plus que ceux de Bly où James situe son roman les mystères de Paris ne sont pas élucidables, même s'ils se présentent comme tels. Ils sont consubstantiels à la présence d'une altérité liée aux figures du Mal. Mal lié à la pathologie morale chez James, au refoulé social chez Sue. Dans les deux cas, l'innommé demeure, émergeant à peine dans l'ordre du représentable.
          Les Mystères de Paris ne peuvent passer non plus pour un roman gothique, si l'on se réfère au Château d'Otrante, par exemple. Nous ne sommes plus dans un château, isolé dans la campagne, où la Surnature règle ses comptes avec un tyran orgueilleux de ses désirs, qui finit par se soumettre et abandonne le château détruit à un héritier légitime, en proie à une envahissante mélancolie. Ici, la mélancolie subsiste mais elle se transforme en résignation devant le rachat impossible de Fleur de Marie, que seule la mort rend à l'innocence. Et la Surnature se manifeste peu, elle ne mène pas le jeu, pas plus que son substitut apparent, Rodolphe. Ce qui mène le jeu, c'est la fatalité sociale. On s'en rend compte par le changement d'échelle qui projette les méandres du château sur la totalité de la ville. Le rapprochement entre les souterrains où errent les victimes de Manfred et les bas-fonds où se perdent Rodolphe et Fleur de Marie, dans la mesure où il fait surgir cette différence, devient significatif. En effet, dans et par le château gothique, ce qui est rendu palpable c'est l'ordre aristocratique. Le tyran s'y confond avec la puissance orgueilleuse de l'architecture qu'il hante, et qui délimite le territoire de sa puissance absolue. Les souterrains du château sont à la fois des lieux et une métaphore. Ce sont les lieux où il traque ses victimes ; c'est aussi ce que ce texte exhibe comme métaphore des racines enfouies, nocturnes, irrationnelles, de sa puissance ressentie au XIX° siècle comme anachronique. Aussi est-elle perçue comme une suite de séquences pulsionnelles, en forme de soubresauts, mimant un ancien pouvoir révolu, et ressenti comme un désir fou.
          En revanche, les bas-fonds de la ville révèlent la racine effective et actuelle de la ville bourgeoise : ils sont là comme le signe de son économie fondée sur l'exploitation éhontée, sur la thésaurisation obsessionnelle. Entre le Maître d'Ecole — voleur et assassin — , Micou le receleur, et Ferand le notaire, les rapports ne sont pas de conjoncture, simplement motivés par les nécessités de l'intrigue : ils sont structurels. Le prix du travail des ouvriers exploités (Morel, Rigolette), celui de la « récupération » des voleurs (Martial), celui des jouissances sans frein des « hautes classes » aboutissent dans les mêmes coffres et servent à accroître la puissance de Ferrand, l'archétype bourgeois, tapi (mais pas franc !) comme l'ogresse, au centre de la toile, au coeur du texte. Mais cette vampirisation n'est pas présentée comme folle ou anormale : elle se fait dans le cadre de la Loi, elle est rationalisée. Rodolphe, substitut de la Surnature, par son côté de Justicier, et de Providence, ne peut donc jouer le rôle d'exorciseur comme dans les romans où le savant, le médecin vient extirper d'un pieu bien planté la source de la calamité qui exploite la communauté. Ici, le mal n'est pas localisé dans un individu, il est dans le système lui-même : la mort ou la punition de Ferrand n'empêche pas le Squelette de prospérer. Aussi, lorsque le Justicier se retire dans sa lointaine principauté après avoir soulagé quelques misères, il n'a en rien purifié Paris, ni résolu ses mystères. Mais il leur permet d'apparaître au jour.
          Comme le monde perçu à travers les effets de fantastique, toujours innommable et toujours appelé au seuil de la représentation, le monde grouillant, souterrain, refoulé, qui sert de socle au système social, et qui n'est pas pris en compte se donne ici à saisir dans la monstruosité de son existence. Cependant l'aspect “fantastique” des Mystères de Paris ne se réduit pas à un simple jeu sur des formes littéraires.


III — Le “fantastique” des “Mystères de Paris”


          Il nous paraît remarquable que Sue, écrivant les premières lignes de cet ouvrage ne sache ni où il va, ni ce qu'il souhaite faire ; qu'il n'ait aucune idée de la valeur de ce qu'il découvre, alors qu'il est en train d'écrire, comme en témoigne sa lettre à Legouvé. « Mon bon Ernest, je vous envoie je ne sais quoi. Lisez, c'est peut-être bête comme un chou » 12. Comme son héros, Rodolphe, il s'aventure en plein inconnu, loin de ses bases, peut-être pour y rencontrer dans la « pourriture sociale » cette « chose au milieu de laquelle vous vivez, et que vous ne voyez pas et qui vous porte ... le peuple » 13. En prévision de cette exploration, son héros a appris à « dévider le jars » (I, 1) et Sue va nous traduire, en s'excusant dans ses notes de rapporter ces sortes de bruits humains qu'émettent, pour se comprendre entre eux, les « barbares » (I, 1) qui nous côtoient. Cette traduction est la première phase d'une « adaptation » du lecteur à ce monde neuf, l'une des ruses par lesquelles Sue va nous permettre de voir cet invisible qui nous cerne.
          La création d'effets de fantastique dans les Mystères de Paris passe par un examen du rôle de Rodolphe, moins évident qu'on a voulu le croire. En effet Sue ne fait pas de son héros un picaro, venu des zones de l'en-deçà porter un regard madré sur les valeurs et les comportements de la société bourgeoise, pas plus qu'il ne s'en sert pour confiner notre regard, dans le cadre d'un vague exotisme, sur la « jungle des villes » avec le point de vue d'Asmodée. Ce seraient là des regards assurés, alors que celui de Rodolphe ne l'est pas, il varie, il voit mal, et dans le cadre de sa « mission » est annulée toute possibilité réelle de picaresque ou de pittoresque. Son projet est autre, même s'il est, pour l'auteur, mal défini au départ. Sue ignore que, lançant son héros à la recherche d'une personne disparue, il va lui permettre de (nous) découvrir un monde enfoui, et par là lui donner le droit de cité en littérature. Comment ? Son héros va se heurter aux rugosités de cet « autre monde », s'y blesser. Aussi va-t-il tenter de lui imposer un ordre moins sauvage (même s'il emploie pour ce faire les moyens de la sauvagerie) ; de le ranger sous sa loi (en employant son arbitraire propre). Ainsi s'expliquent les punitions qu'il inflige : celle du Maître d'école aveuglé (I, 21) ou celle de Ferrand. Dans les deux cas, cette violence, Rodolphe la justifie par la notion de « bien de l'humanité », elle est présentée comme nécessaire et il n'apparaît pas (malgré quelques traits liés à son expression) comme tyrannique, puisqu'il est le Justicier dans un monde que la loi « veut ignorer » (III, 19). Ce monde qu'il nous présente comme « hors la loi » est d'abord pressenti comme chaos, ressac, grouillement : ce n'est que peu à peu — et très localement — que le héros le fait entrer dans le cadre de sa loi. Et que, parallèlement, Sue le fait surgir de l'innommé lui permettant une certaine émergence dans l'ordre du représentable. Mais le parallèle tourne court, avec l'échec du héros. Rodolphe désire poser sur l'ensemble social (y compris les bans-fonds) un regard qui l'harmonise, généralisant l'utopie champêtre et ponctuelle qu'est la ferme de Bouqueval, qu'il a créée, et qu'il fait surgir en magicien (I, 10) sous les yeux de Fleur de Marie, qui y voit « quelque chose de surnaturel » (I, 11). Mais, pour que l'œuvre de Sue demeure crédible, ce désir de Rodolphe ne peut se réaliser ; et pour garder son statut de justicier il doit se retirer dans sa principauté idyllique de Gerolstein, en n'avouant pas cet échec. Quelles en sont les causes ? Cet échec est d'abord lié à la résistancer qu'opposent les individus :Tortillard « attiré par la hideur et la méchanceté comme d'autres par la beauté » (I, 17), par le Squelette qui se rit de tout, ou la Martial, une révolté totale : « quand ma tête tombera elle grimacera de rage et de haine » (X, 1) dit-elle sur les marches de l'échafaud. Ceux-là sont irrécupérables : le Justicier a beau passer, ils demeurent tels. Cet échec est dû aussi à la résistance du système. Rigolette a beau insister, dans sa lettre datée de Bouqueval, sur le fait que « la Banque des travailleurs sans ouvrage et des prêts gratuits » fonctionne à merveille, que le « bien-être se répand dans le quartier » (Epilogue, chap. 4), Marx a bien raison de noter qu'il s'agit là de naïvetés, que les seules subventions nécessaires pour Bouqueval nécessiteraient « la bourse de Fortunatas ». Loin de changer quoi que ce soit au système, Rodolphe ne peut que se constituer comme le signale Rigolette « une famille de reconnaissants » pour qui il est une Providence, ou « un dieu » comme le dit le Chourineur. Malgré les apparences, Rodolphe reste dans les limites de la philanthropie, ce qui justifie son retrait. Mais cet échec est aussi dû au fait que le regard de Rodolphe n'est pas posé de façon nette. Lui-même est insaisissable : trop beau pour un homme, ange, démon, dieu, noble, tyrannique, justicier, coléreux, passionné — ce sont là les qualificatifs qui le dépeignent — il traverse tous les milieux en vrai caméléon, se justifiant ici par le désir de faire le bien, là par le « piquant » qu'il trouve à ses métamorphoses. Aucune élaboration psychologique ne peut rendre compte de Rodolphe comme « caractère » : il est le truchement d'un regard ambigu posé sur ce monde qu'il nous découvre, il est la métaphore de l'impossibilité de se situer hors du champ du représentable et de l'impensé d'une époque. Et il cesse d'exister dès qu'il réintègre son « idéalité » de Prince. En ce sens, il est lui-même un effet fantastique. En apparence, il permet par ses « transgression sociales » un point de vue unifiant sur la société dans son ensemble. Mais par son instabilité, son « insituabilité », il construit ce point unifiant comme strictement imaginaire, illusoire, en ce qu'il est le seul à pouvoir en occuper le lieu. Dès qu'il systématise son désir en théorie, on tombe dans l'utopie philanthropique.
          Cependant, il serait absurde d'interpréter l'échec de Rodolphe comme celui du romancier : le héros n'est qu'un moyen ; la mise en scène de son échec, en problématisant les données, permet à Sue d'éviter deux écueils. Celui de la fade utopie, celui de la fascination par l'exotisme des bas-fonds. Cet échec du héros est le moyen d'une critique de la volonté d'idéaliser ; il rend nécessaire une rhétorique du compromis, du biais, les effets fantastiques, afin de permettre que l'innommé, le monde des « classe laborieuses » puisse être représenté, même si cela ne se fait encore que dans une lumière sulfureuse. Ce monde va être perçu par un regard instable et mal assuré, on l'a dit. Il apparaîtra dans le regard de Rodolphe mais aussi en dehors de lui, si ce n'est à son insu. Par Rodolphe nous affrontons les monstres sociaux que sont le Maître d'Ecole, Bras Rouge, la Chouette et son sadisme. Nous visitons avec lui leur tanières : les ruelles nocturnes, le Tapis Franc, le puits hanté de rats du « Coeur Saignant » où Rodolphe se trouve réduit à quelques mouvements convulsifs de bête à l'agonie (I, 18). Il nous montre aussi le mouroir des Morel « au sol d'une couleur sans nom, infect, gluant et semé çà et là de débris de paille pourrie » (III, 18) bien qu'il soit incapable d'en rendre « l'aspect sinistre ».
          Le regard de Rodolphe nous permet même de percevoir là où lui-même est atteint d'une étrange cécité. Par exemple sur le marché du Temple, qui nous met en contact avec l'économie sous-jacente de la cité. Là, « la plus infime rognure d'étoffe quelconque, le plus mince débris de fer, de cuivre, de fonte d'acier y trouve son vendeur et son acheteur » (IV, 5), lui n'y verra rien, que « des choses sans nom, sans forme et sans couleur ... des semelles fossiles, des squelettes de chaussures, des objets bizarres, fantastiques ». En revanche, Rigolette, en un tournemain y trouvera de quoi installer les Morel : Rodolphe permet, alors même qu'il y est aveugle, que le lecteur perçoive la vie populaire. Cette réalité du peuple est présentée aussi alors qu'il est absent ; dans les prisons, dans l'île des Naufrageurs, chez Ferrand ; ou dans ce qui est évoqué par les récits de la Louve, du Chourineur ou de Fleur de Marie. Mais tout ceci ne prend un sens que par rapport à la difficulté éprouvée par Rodolphe à se représenter ce qui est sous ses yeux et qui lui échappe en partie, devenant en quelque sorte une réalité fantastique.
          La difficulté d'inscrire dans l'ordre du représentable la réalité populaire ne passe pas uniquement par ce jeu avec le regard de Rodolphe. Le texte présente deux scènes qui sont comme une mise en abîme de cette difficulté. Dans l'une le Chourineur se trouve dans l'impossibilité d'assumer son nouveau nom, le nom de bourgeois de Francoeur — boucher de son état — que lui octroie Rodolphe. Impossibilité qui entraîne un refus viscéral, avec des crises de désarroi « poussant un cri effroyable, comme si un spectre l'eût touché » (II, 11). D'ailleurs il ne s'inscrira nulle part : ni boucher, ni soldat, il ne saura que se faire tuer. L'autre scène, est celle où le Chourineur, après avoir sauvé Rodolphe du puits où Bras-Rouge le tenait enfermé, le veille dans la demeure bourgeoise. Là, dans cet environnement étranger, il est incapable de s'adapter : ni aux meubles, ni aux gestes les plus simples il brise les chaises par délicatesse, les fioles par excès de précaution, et sa sauvagerie, malgré un effort pour se parer de « grâces sylphidiques » (I, 19) reste exhibée comme irrécupérable. Cette difficulté, pour la réalité du peuple de s'inscrire dans le cadre bourgeois, est symétrique de l'impossiblité, pour le regard de Rodolphe, de saisir ce que son oeil perçoit. Sue montre comment, dans les deux cas, une réalité neuve ne peut s'installer dans un cadre de représentation préexistant : il n'est possible que de l'y évoquer avec des à-peu-près et des maladresses ; par des détours, comme le fait Sue, avec les mêmes recours aux images de l'animalité que Lovecraft utilisera par la suite pour peindre ceux qui « sont d'ailleurs ». A ceci près qu'il ne s'agit pas ici de monstres, mais d'humains ; dont le monde innommé n'est que la face cachée du monde habituellement représenté, valorisé, connu.
          Comme dans tout texte fantastique, l'avènement de l'innommé est la visée centrale des Mystères de Paris. Cet avènement a lieu selon un double mouvement : déstabilisation du point perspectif connu (ici, par Rodolphe) et, sur les marges de cette vision déstabilisée, émergence du disparate, des bribes. Le mal et la violence viennent s'y évoquer dans les distorsions, les brisures que le texte produit dans son avancée en même temps qu'il scande par des scènes, sa propre difficulté à représenter.
          C'est sans doute le paradoxe de ce qu'on nomme le « fantastique social », que cette tentative de donner à saisir, dans et par les failles d'un système de représentation codé, le refoulé social. Et ce, par les mêmes moyens que le genre fantastique emploie pour évoquer des monstres ailleurs que dans le texte qui leur donne naissance. Ce paradoxe, Sue l'assume pleinement dans Les Mystères de Paris.
          Une telle réussite aurait pu pousser à l'émulation, or il n'en a rien été : on l'a envié, parodié, et puis, malgré l'admiration que lui portait Dostoïevski, il est devenu un auteur méprisé, qui est peu à peu retourné aux bas-fonds de l'infralittérature dont on a pensé sans doute qu'il n'aurait jamais dû sortir. Il est si peu reconnu que les auteurs sud-américains, qui réussissent à donner à voir leur réalité sociale par des moyens semblables à ceux qu'il a inventés, ignorent jusqu'à son nom, et pensent quand ils font référence à une influence de la littérature française en premier lieu à Balzac, qui enviait tant Sue et sa réussite...

Notes :

1. Jean Bellemin-Noël, « Notes sur le Fantastique », in Littérature n° 8, 1972.
2. Bernard Goorden, Le Réalisme magique, Ides et autres, Bruxelles, 1981.
3. R. Bozzetto, « Nodier et la théorie du Fantastique », Europe n° 614-615, 1980.
4. Philarète Chasles, préface aux Romans et contes philosophiques, 1831.
5. R. Quinsat, « Réalisme et fantastique balzaciens », Europe n° 611.
6. C'est-à-dire : sans mettre en cause le cadre de la représentation où se donne à voir le monde bourgeois, et où il se reconnaît avec un certain plaisir.
7. H. Mitterand, « Formes et fonctions de l'espace dans le récit : Ferragus de Balzac », in Le Roman de Balzac, Didier, 1980.
8. R. Caillois, Au coeur du fantastique, Gallimard, 1965.
9. J.-L. Bory, Eugène Sue, roi du feuilleton, Hachette, 1962, p. 297.
10. Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses, 1958.
11. J.-L. Bory, op. cit., p. 244.
12. E. Legouvé, cité par J.-L. Bory, op. cit., p. 244.
13. A. Dumas, cité par J.-L. Bory, op. cit., p. 243.
14. K. Marx, La Sainte Famille, Ed. Sociales, 1969, chap. V.

Cet article est référencé sur le site dans les sections suivantes :
Biographies, catégorie Bios
retour en haut de page

Dans la nooSFere : 79666 livres, 92652 photos de couvertures, 75689 quatrièmes.
9092 critiques, 43278 intervenant·e·s, 1660 photographies, 3783 adaptations.
 
Vie privée et cookies/RGPD
A propos de l'association. Nous contacter.
NooSFere est une encyclopédie et une base de données bibliographique.
Nous ne sommes ni libraire ni éditeur, nous ne vendons pas de livres et ne publions pas de textes.
Trouver une librairie !
© nooSFere, 1999-2023. Tous droits réservés.