« Regardez-moi ! Comme j'ai travaillé — comme j'ai peiné ! comme j'ai écrit ! Oh ! Dieu ! n'ai-je pas écrit ? Le jour j'étais fixé à mon bureau, et la nuit, pâle et étudiant, je brûlais l'huile de minuit. Vous auriez dû me voir — vraiment vous auriez dû. Je me penchais à droite. Je me penchais à gauche. Je m'asseyais en avant. Je m'asseyais en arrière. Je m'asseyais tout droit. Je m'asseyais tête baissée (comme on dit en kikapou) tout près de la page d'albâtre. Et malgré tout j'écrivais. »
« La vie littéraire de M. Thingum Bob »
Il est difficile de jeter sur Poe un regard naïf, pour deux raisons. D'abord parce que les images de son œuvre et de sa personne semblent figées par les traductions et les commentaires où les a enchâssées Baudelaire. Au point que les découvertes des chercheurs états-uniens, ou français comme Léon Lemonnier et Claude Richard, sans être ignorées, sont comme obscurcies par l'ombre de la tradition, l'autorité du XIXe siècle, et qu'ils ont du mal à faire entrer, dans la doxa commune, les mises au point que ce savoir nouveau impose.
De plus, si l'on se réfère aux multiples travaux auxquels Poe et son œuvre ont donné lieu, on est étourdi par la multiplicité des images qui en résultent, composant un véritable kaléidoscope.
Son succès dans le monde anglo-saxon a été contrasté : certains de ses égaux l'ont peu apprécié, si l'on se réfère à quelques phrases de Henry James, d'Emerson, de R.L. Stevenson et plus tard d'Aldous Huxley. D'autres, en revanche, comme Bernard Shaw, Walt Whitman ou Carlos Williams, l'ont porté aux nues 1. En France, il n'a jamais été contesté et a supporté d'être à la fois reconnu comme un inspirateur des Parnassiens, des symbolistes, et des conteurs fantastiques, tout en donnant des lettres de noblesse à la théorie littéraire avec sa Genèse d'un poème, et de la critique moderne avec ses remarques sur les Contes deux fois contés de Nathanaël Hawthorne. Sur un point cependant tout le monde est d'accord, des deux côtés de l'Atlantique : il a été le père fondateur de genres neufs. De l'histoire de détection, fille de la « ratiocination », mère du roman policier, que poursuivront Conan Doyle, Maurice Leblanc, ou Agatha Christie. De ce qui deviendra la « science-fiction », puisque aussi bien le fondateur du terme, Hugo Gernsback, la définira en 1926 comme « ces histoires telles qu'en écrivent Jules Verne, H.G. Wells et Edgar Allan Poe ». Et s'il n'a pas inventé le genre de la nouvelle fantastique, il l'a profondément influencé, au point que Barbey d'Aurevilly le voit comme un « Hoffmann américain ». Ajoutons, pour corser la chose, qu'il a donné l'occasion à la psychanalyse de se fourvoyer magistralement avec Marie Bonaparte, et a fourni à Jacques Lacan — dans son séminaire sur La lettre volée — le prétexte à quelques belles formules. Sans oublier la mine qu'il a représentée pour les universitaires dénicheurs de sources : on ne peut que renvoyer aux diverses bibliographies pour s'en assurer 2.
Une chose, néanmoins, intrigue. Comment cet auteur que l'on a, après Baudelaire, ressenti comme profondément original, au point de voir dans son œuvre l'expression d'une personnalité, d'une singularité quasiment absolue, a-t-il pu en même temps (la chose est indubitable) écrire ses contes en imitant, s'inspirant à les recopier par fragments, de modèles, d'encyclopédies, etc. allant jusqu'à d'imaginer des sources apocryphes et anticipant par là les jeux borgésiens, tout en donnant une impression si profonde d'authenticité ? Le désir de mystification est-il une réponse suffisante ? Le problème est-il abordé sous un bon angle ?
A défaut d'une réponse définitive, voici un faisceau de remarques, dont aucune n'est vraiment neuve. Il s'agit de montrer, par la prise au sérieux de ses textes marginaux, l'aspect visionnaire de ses créations expérimentales, ce qui en fait, à sa façon, c'est-à-dire « en arabesque », un précurseur non seulement de la science-fiction, mais des nouvelles formes de la fiction 3.
Poe, ou le prosateur malgré lui
Après Léon Lemonnier 4 nous noterons que Baudelaire « a laissé de côté un certain nombre de contes qui sont en très grande majorité humoristiques » (p. I) et qu'à part « Le Roi peste », « Le diable dans le Beffroi », « Lionnerie » et « Hans Pfaall » (on pourrait y ajouter « Le canard au ballon »), « Baudelaire n'a guère choisi que des contes sérieux » (p. II). Ce qui tendra à donner de Poe, en France, une image extrêmement parcellaire et partiale. Or, et aussi bien Léon Lemonnier que Claude Richard 5 le marquent, Poe n'a, au départ, aucune « vocation fantastique ». Sa vocation est la poésie : « Je suis jeune, je n'ai pas tout à fait vingt ans, je suis poète, si le culte de toute beauté peut faire de moi un poète » 6.
S'il se met à écrire des contes, c'est que les magazines, qui se multiplient alors, en publient et les payent mieux que les poèmes. Et s'il se met à écrire des contes « fantastiques », c'est que la mode commande, que les histoires d'horreur et d'extraordinaire emplissent les pages des revues, et que le public en redemande.
« Que les contes dont je parle soient ou ne soient pas de mauvais goût, cela importe peu en la circonstance. Pour se faire apprécier, il faut se faire lire, et ces choses sont inévitablement recherchées avec avidité... Pour ce qui est de »Bérénice« , en particulier, j'avoue que le conte touche aux limites du mauvais goût » 7.
Ce qu'il publie, ce sont en fait des parodies de contes à succès dans ce genre. C'est vrai des premiers : « Un conte de Jérusalem », « Le Duc de l'Omelette », « Perte d'haleine », « Le marché manqué » — et c'est aussi le cas de « Metzengerstein ». Mais personne ne s'en apercevra : les lecteurs apprécieront l'histoire au premier degré, et non pour ce qu'elle est (sans doute), à savoir « une satire du Château d'Otrante » 8.
Ajoutons que cette veine parodique/satirique ne va pas s'éteindre. On aurait pu penser que Poe, se rendant compte qu'il arrive plus aisément à faire peur qu'à faire sourire, se lance dans la « confection » de textes qui assureraient son succès. Il n'en est rien : jusqu'au bout de sa courte carrière il continuera à produire des textes qui se veulent parodiques, satiriques ou simplement humoristiques : « Mellonta Tauta » et « Mettre des X dans un paragraphe » sont publiés en 1849, comme Euréka — qu'il estime être son testament philosophique. Presque la moitié des 72 contes qu'il a publiés présentent une facette comique. Parfois au premier degré, parfois non. Que penser de « L'Homme dont il ne restait rien » ? du « Canard au Ballon » ? de « Conversation avec une momie » ? Il est clair que ce sont trois textes qui peuvent être lus comme se référant à la spéculation scientifique, comme contes satiriques et contes de mystification. Cette ambiguïté va d'ailleurs gêner Poe lorsqu'il désirera publier ses nouvelles en recueil. On lui fera remarquer qu' « il y a une certaine obscurité dans l'intention de ces contes » et que « quelques-uns de vos contes bizarres ont été pris à tort pour de la satire ». A quoi il répondra « Pour la plupart, mes intentions étaient moitié badines, moitié satiriques » 9. Lorsque seront publiés les textes de son premier recueil, devant le choix du compilateur, il estimera qu'on ne rendait pas justice à toutes les facettes de son talent, en omettant la plupart des contes « badins et satiriques » au profit des textes de ratiocination ou d'horreur. Ce choix sera entériné par Baudelaire, et contribuera à construire, en liaison avec l'idéologie des années 1850, cette image — qui s'est imposée jusqu'à nos jours — de Poe comme maître d'un univers morbide 10.
Première conclusion donc : ces contes, qu'il écrit à la fois pour vivre de sa plume et pour se faire lire ne sont en rien, pour lui, des ouvrages où il s'exprime — à la différence des poèmes, au sujet desquels il ne sera jamais accusé du moindre emprunt ou du plus minime soupçon de plagiat. Ou bien s'il s'exprime dans ces proses c'est sous l'aspect de la dérision, de la satire, de l'ironie, et par le biais de la mystification. Autant de dénégations du fait qu'il est obligé de s'exprimer par des moyens et dans des formes qui ne sont pas celles qu'il aurait choisies. Et en ce cas, que compte un emprunt, une imitation ?
A la limite, parodiant ces œuvres qu'il trouve de mauvaise qualité, il pense sans doute leur faire encore trop d'honneur. D'autant que, les récrivant dans son propre style, avec ses perspectives propres, il en arrive à les améliorer, à leur faire rendre un son que jamais elles n'auraient atteint seules. Si « Metzengerstein » est une satire de l'ouvrage de Walpole, celui-ci n'est en rien atteint, et le texte de Poe, quelle que soit la perspective de lecture choisie, garde sa singularité. Ajoutons que la chasse aux sources par les critiques a des effets pervers : à trop trouver de modèles pour chaque texte de Poe, on finit par réhabiliter son imagination créatrice en ce qu'elle a de plus original.
De la nécessité d'emprunter
Poe donc ne répugne pas aux emprunts. C'est d'autant plus curieux qu'il passe bonne part de son activité de critique à rechercher les emprunts d'autrui ou à prétendre qu'on le pille 11. Est-ce une inconséquence ? Pas tout à fait. En réalité, il considère qu'il n'y a plagiat que si l'emprunt est repris dans le même registre. En revanche, il ne semble pas considérer comme plagiat l'utilisation d'un motif si le registre a changé. Eugène Sue l'aurait plagié en gardant la référence au même animal et pour des actions semblables dans un contexte dramatique, alors que lui-même n'aurait pas plagié Bulwer Lytton, ou Disraeli, ou tant d'autres, parce qu'il se serait servi de leurs intrigues, et de leurs personnages dans un registre différent. Il aurait choisi un registre comique, alors que la « source » se situait dans le domaine du tragique. Il utilise donc les auteurs et les œuvres, mais ne les plagie pas (en ce sens précis). Il peut donc garder bonne conscience. D'autant que le mode de production pour magazine rend nécessaire ces pratiques d' « intertextualité ». Poe s'en explique à plusieurs endroits, mais là où il est le plus clair c'est dans « La vie littéraire de M. Thingum Bob » (1844) et dans « Comment on écrit un article pour le Blackwood » (1838).
Dans « La vie Littéraire de M. Thingum Bob », il montre d'abord comment l'inculture des rédacteurs en chefs états-uniens fait que le plagiat n'est pas récompensé. Ayant recopié soigneusement des extraits de Dante, et d'Homère, il se fait traiter d'écrivain « plat » et « sans imagination ». Son texte — à propos d' « un fou nommé Ugolin, père d'un grand nombre d'enfants qui auraient dû être fouettes et envoyés au lit sans dîner » — est qualifié de calembredaines et de niaiseries 12. Le plagiat est en revanche récompensé quand, au lieu de grands auteurs, on se contente de plagier les plumitifs. Thingum Bob devient un parfait « homme de lettres » avec son « système » 13 : « j'écrivis, dans l'ensemble, sur un »système« ... J'achetai à la salle des ventes des exemplaires (à bon marché) des Discours de Lord Brougham, des Œuvres complètes de Cobbet, du Nouveau dictionnaire d'argot ... Je découpai soigneusement ces ouvrages avec une étrille, et alors, jetant les morceaux dans un crible, je criblai soigneusement tout ce que je trouvais décent (presque rien), réservant les phrases dures, que je jetai dans un large moulin à poivre déteint avec des fentes longitudinales, si bien qu'une phrase entière pouvait passer sans être détériorée... Je mélangeai tous les fragments, je mis dessus le couvercle d'un saupoudroir, secouai, et jetai le mélange sur le papier écolier enduit d'œuf où il se colla. L'effet était magnifique à contempler ».
Voilà pour ce qui pourrait s'appeler une autodérision : se mettre en scène dans son activité de critique (avec assez de distance pour que les autres critiques puissent être reconnus. La dénégation ne va pas jusqu'au masochisme ! !).
« Comment on écrit un article pour le Blakwood » est plus complexe et plus retors encore. On y trouve Zenobia Snobbs (Psyché Zenobia) en débutante devant le directeur du Blakwood dans son travail d'éducation. Déjà le plagiat associé au collage se trouve magnifié : « Monsieur Blakwood a une paire de ciseaux de tailleur et trois apprentis, debout auprès de lui, attendent ses ordres : l'un lui tend le Times , un autre l'Examine r... M. Blakwood ne fait que couper et intercaler » 14.
C'est à une leçon d'efficacité professionnelle que nous allons assister : M. Blakwood explique à Zenobia la qualité de quelques-uns des contes qui ont fait la réputation du Blakwood : « Il y a eu Le mort vivant , une chose magnifique ; le récit des sensations d'un monsieur enterré, avant que le souffle eût quitté son corps, plein de goût, de terreur, de sentiment d'érudition métaphysique. Vous eussiez juré que l'auteur était né et avait été élevé dans un cercueil » 15.
Viennent ensuite les conseils : « la première chose requise est de vous mettre dans une position telle que personne n'y ait été auparavant. Le four par exemple — voilà un bon moyen. Mais si vous n'avez pas de four, pas de grosse cloche sous la main, si vous ne pouvez pas commodément tomber d'un ballon, ou être engloutie dans un tremblement de terre, ou coincée et collée dans une cheminée... » (p. 228).
La seconde c'est « le ton et la manière » (p. 230) et enfin « la partie la plus importante, l'âme de toute l'affaire — je veux dire le remplissage » (p. 231).
Le résultat, ce sera le texte « Une triste situation (la faux du temps) » écrit dans le prolongement de ces conseils par ladite Zenobia (pp. 235-245). Outre ses vertus comiques et farcesques, le texte de Poe nous donne à lire à la fois l'origine de ses thèmes, leur perspective, son utilisation ironique (et parfois auto ironique) de l'érudition, dans ce portrait (auto dérisoire) du jeune poète en petit bas bleu snob et naïf 16. Tel qu'il se revoit sans doute, débarquant de l'Académie Militaire avec son recueil de poèmes et ses ambitions littéraires. Mais ce que ne réussissent ni Zenobia, ni Thingum Bob (doubles grotesques, alter ego bien utiles dans cette dénégation ludique d'une pratique avouée), Poe le réussit. Faisant de nécessité vertu, et anticipant sur la théorie valéryenne, il va jouer sur la productivité des contraintes. De deux manières : d'une part en théorisant une pratique d'écriture, d'autre part en créant (par là peut-être) de nouveaux thèmes et de nouvelles formes.
...Pour mieux te faire fructifier, mon enfant !
Selon les chercheurs en histoire littéraire, Poe n'aurait pas seulement utilisé des thèmes, imité des textes connus, mais il se serait aussi rendu coupable de ce que M. Blackwood nomme le « remplissage », et ceci par le « collage » de morceaux empruntés çà et là — anticipant sur les pratiques du « cut up » de William Burroughs. Il a bien réussi à cacher ses sources. Mais nous savons aujourd'hui, grâce à ces recherches, que Poe a emprunté environ huit pages de son « Hans Pfaall » à Voyage to the moon de Joseph Atterley, à Treatise to Astronomy de John Hershell et à la Cyclopédia de A. Rees. Le quart du « Canard au ballon » provient « virtuellement inchangé » d' Account of the late Aeronautical expedition from London to Weiburg de Monk Mason et de Remarks on the ellipsoidal balloon, propelled by the archimedian screw, described as the new aerial machine (anonyme). Les détails sur le mesmérisme présents dans « La vérité sur le cas de Monsieur Valdemar » sont pris dans l'ouvrage du révérend Chauncey Hare Townsend Facts of mesmerism 17.
Tout ceci est probablement exact. Poe sait qu'il doit cacher ses sources, pour éviter à ses textes de donner l'impression d'un patchwork alors que ce qu'il vise expressément c'est l'unité d'effet, qui doit être unique, ainsi qu'il le rappelle dans ses compte rendus des contes d'Hawthorne.
Pourquoi ces « emprunts », pourquoi ces « collages » et ce « remplissage » ? On écartera le côté anecdotique ou circonstanciel : Poe pris par le temps, et dans la nécessité de « boucler » un conte, la répétition du procédé prouve que non. On écartera de même l'idée du peu d'imagination de Poe, ou du tarissement de ses facultés. En effet la permanence du procédé, le fait que notre auteur passe insensiblement au fil des contes de la parodie à l'emprunt, tout indique qu'il s'agit d'une démarche consciente et voulue. Mon hypothèse est celle-ci : Poe a inventé une pratique originale d'utiliser l'intertextualité, afin de lui faire produire des effets neufs du point de vue de l'imaginaire. Et le fait que ces emprunts soient souvent puisés dans des textes scientifiques me paraît important. L'imagination de Poe est en phase avec le développement des sciences de son époque, et sa prose intègre de façon originale ce matériau nouveau pour l'imaginaire. Il sert en somme de pont entre le Songe de Kepler et les textes futurs de Jules Verne, qui le revendiquera comme son inspirateur.
N'oublions pas que Poe est avant tout un expérimentateur littéraire, un inventeur, à la fois sur le plan de textes et des idées, sur le plan d'une pratique comme sur le plan théorique qui sont pour lui liés. Il se peint : « C'est le drame d'un certain type d'esprit, de ne pouvoir se satisfaire de la conscience de sa capacité à faire quelque chose. Un esprit de ce genre se satisfait encore moins de faire la chose. Il faut qu'il sache et qu'il expose comment la chose fut faite » 18.
Nous avions, à propos des textes fantastiques, parlé de dénégation. Poe, incapable d'obtenir le succès dans le genre qu'il désire (la poésie), parodie les contes à la mode et jouit de voir comment son intention « badine » est inaperçue, à quel point il a bien caché ses traces, son jeu — quitte à s'en plaindre plus tard. Il va maintenant plus loin, dans une sorte de défi. Comme dans « La lettre volée », prise ici au sens propre de « purloined letter » ou « lettre détournée », où le plus apparent est censé être caché, il va jouer de l'étalage de ses larcins. Il va créer un espace littéraire original, entre l'exhibition et la dénégation, comme dans « La lettre volée » Dupin lui-même joue avec la forme de la lettre reconstituée comme un simulacre et qui vise au leurre. Ou, si l'on préfère, Poe va explorer l'espace même de ce leurre.
Les arguments en faveur de cette hypothèse sont de plusieurs ordres.
Poe renvoie souvent à ses propres textes. Pour des raisons pratiques, bien sûr : il corrige ses œuvres parues dans des magazines, où elles sont plusieurs fois reprises avant leur parution en recueil. Rien là que de banal, Balzac en fait autant, et les améliorations de « Metzengerstein » relevées par Léon Lemonnier relèvent de la plus grande conscience de l'effet à produire, en fonction d'une meilleure adéquation du texte au genre. De la même manière, le réemploi de textes sous divers titres : la récriture du « Jardin paysage » dans « Le domaine d'Arnheim » par exemple est classique. Cependant, on trouve chez Poe une manière plus allusive, plus secrète de renvoyer ses textes en écho, qui laisse voir à l'œuvre un « démon de la perversité » littéraire.
Quelques exemples. La citation de Sophocle sur « les choses futures », qui sert d'exergue au « Colloque de Monos avec Una » se trouve utilisée comme titre de « Mellonta tauta », texte qui est lui-même enchâssé dans Euréka. La bouteille contenant un manuscrit se retrouve à la fois dans l' « In folio club », « Mellonta Tauta » et « Le manuscrit trouvé dans une bouteille ». L'histoire (que Poe n'a pas écrite) de l'homme dans le four, annoncée dans « Comment écrire un article pour le Blakwood » se retrouve sous forme d'allusion dans « La 1002e nuit ». Cette nouvelle contient d'ailleurs un nombre étonnant de renvois à d'autres œuvres : au « Chat noir », au « Joueur d'échecs de Maëlzel » et à « Petite conversation avec une momie » : l'ensemble de ces renvois tend à créer un effet d'homogénéité, d'univers auto-référentiel, ce que Valéry nommait, à propos d'Euréka, le « principe de cohérence » interne à l'œuvre.
Outre cet aspect de renvois en écho, Poe institue une autre démarche, qui rattache les textes de fiction au monde empirique. Il multiplie les notes, créant des effets d'érudition pour accréditer le vraisemblable des étrangetés qu'il peint. Reportons-nous aux notes de « Hans Pfaall ». Non seulement elles tentent d'accréditer, au nom de la science, l'invraisemblable, mais elles se présentent comme des rectificatifs apportés aux ouvrages scientifiques. Quel merveilleux retournement de situation ! Quelle belle pirouette pour faire oublier que précisément le récit s'appuyait sur les ouvrages en question au point de les plagier. Mais si le plagiat est exhibé, c'est pour mieux être dénié. Avec « La vérité dans le cas de Monsieur Valdemar », on passe d'une intertextualité interne au développement d'une interaction entre divers genres de textes. On joue sur la limite qui devrait séparer la fiction du discours scientifique 19. Poe joue sur les formes des titres : à « Facts in mesmerism » correspond « Facts in the case of M. Valdemar ». Il fallait cela pour que ce qui n'est pas simplement une supercherie prenne, et elle prendra. Car comme le signale l'auteur à ses lecteurs crédules, « le texte lui-même fait la preuve de son authenticité » 20. Mais était-ce une supercherie ou un test ? Une fois l'effet obtenu, Poe se gausse des lecteurs et de leur crédulité. Est-ce pour lui une façon de se situer dans un ailleurs ironique ? N'est-ce pas plutôt faire la preuve de l'autonomie référentielle de la littérature ? Oui mais les cartes sont biseautées, car cet effet de vraisemblance, comment Poe l'a-t-il obtenu ? D'une part en parodiant le style du révérend Townshend, d'autre part en lui empruntant des phrases entières. Mais si bien ajustées que, comme dans les tableaux de Magritte ou de Esher, on ne sait où commence le cadre, où finit le tableau 21.
On pourrait aisément analyser comment Poe utilise Hershell contre Locke, Monk Mason et A. Reese. Comment il en rajoute dans « Le canard au ballon », avec l'adjonction, à l'équipage du « Victoria », d'un personnage d'écrivain connu et que Poe détestait, Harrison Ainsworth. Ce personnage parle, s'épanche en des discours dont le style connu est parodié par Poe, qui en enfle les caractéristiques jusqu'au grotesque. Les dirigeables semblent le passionner et sont de plus pour lui à mettre en relation avec les journaux — comme le montrent outre « Le canard au ballon », « Hans Pfaal » et « Mellonta tauta ». Ils constituent l'enveloppe même de l'aérostat de Hans ; et ils apportent les journaux à Pundita sur le « Skylark ». Journaux et ballons sont donc des éléments imbriqués de récits, le tout semble survoler la réalité terre à terre, dans le cadre d'une gigantesque mystification. Est-ce simplement le désir de régler ses comptes avec les magazines, avec l'actualité — construite comme la fiction — dans le cadre d'une ironie qui « prend de la hauteur » ?
Poursuivons. Il existe d'autres systèmes d'échos qui unissent « La vérité dans le cas de monsieur Valdemar », « Révélation magnétique », « Conversation entre Monos et Una », « Eiros et Charmion » et Euréka. Ces rappels tissent une cohérence du point de vue thématique, du côté de la métaphysique et de la mort. En particulier la mort de la Terre, ce qui crée un effet de surplomb sur la réalité, comme pour les aérostiers. Mais ce n'est plus l'actualité qui est vue de haut, c'est l'existence humaine du point de vue de l'Histoire ou de l'éternité. Les références et le vocabulaire sont maintenant ceux de théologiens, de philosophes, et le ton d'Euréka, son testament philosophique, comme on le sait n'est pas ironique, mais grave. Cependant, le versant du comique mystificateur et celui de la métaphysique ne sont pas sans rapport : le début d'Euréka enchâsse « Mellonta Tauta », qui comme « Hans Pfaal » est datée d'un 1er avril : la dénégation joue encore ici son rôle.
On arrêtera là ce défilé d'arguments. Poe n'a pas simplement rempli mécaniquement le programme intertextuel assigné par « M. Blakwood » (sic) à Zenobia. Il en a tiré une suite de processus créatifs, qui se retrouve dans l'ensemble de son œuvre, et fait jouer un rôle à l'exhibition et la dénégation de ses sources, qui implique la recherche de cohérences, des jeux multiples sur les références, et une passion de l'escamotage. Comme Lucien dans l'Histoire vraie, Poe invente une fiction qui prend sa source dans la grande mythologie scientifique de son époque, avec la maîtrise de celui qui sait déconstruire pour mieux fabriquer des simulacres. Il s'autorise à emprunter à pleines mains pour, comme un Archimboldo littéraire, construire des effets de vraisemblance et de poésie avec des passages à la limite, tout comme le peintre donnait l'illusion d'un visage grâce à un montage subtil de clichés empruntés à la nature, aux objets, aux machines 22.
Du jeu formel à l'invention thématique
L'exemple de Lucien le montre, on passe aisément du domaine des jeux rhétoriques à l'invention thématique. La parodie, qui est un hommage ironique, conduit à la « dénudation des procédés » chère aux formalistes russes, entraîne une créativité seconde et réfléchie, engendrant de nouveaux thèmes.
Si on observe la démarche de Poe non plus dans la perspective de ses éventuels larcins, mais dans celle d'une pratique de la créativité, on est amené à voir en lui un précurseur de ces jeux d'invention littéraire qui, après Raymond Roussel et William Burroughs, donneront à l'OULIPO ses lettres de noblesse. Il en est, de plus, l'un des premiers théoriciens, si l'on veut bien se référer — comme l'a fait Valéry — à son texte sur La genèse d'un poème.
Par ces jeux, par ses réflexions, Poe marque subtilement à quel point le texte littéraire est essentiellement fait du rappel de textes antérieurs, que toute volonté référentielle est un leurre — parfaitement admissible, comme toute règle explicitée d'un jeu. Cette proposition n'est d'ailleurs pas théorisée, mais elle apparaît dans le texte bien connu « La 1002e nuit de Shéhérazade ». Que lisons-nous ? Que Shéhérazade dit la vérité : à preuve, les notes que Poe adjoint au texte, et qui sont autant de références à diverses encyclopédies. Or cette vérité n'est pas reçue par le Sultan. Pourquoi ? Parce qu'il ne connaît pas les ouvrages sur lesquels Poe s'appuie, il ne peut que trouver grotesques et invraisemblable son récit, et l'effet de magie de la fiction ne joue plus. Contre-exemple : que la conteuse fasse référence à une énormité pour le sens commun, mais à quoi le Coran réfère, il cesse de proférer « c'est absurde ». Ailleurs il cesse de dire « c'est une chose ridicule » et avoue : « Cela je le crois, parce que j'ai lu quelque chose de cette sorte auparavant dans un livre ».
Lorsque les énoncés ne sont pas reçus, le récit meurt, comme Shéhérazade. Le pacte de lecture se réfère à un horizon d'attente composé d'autres livres. La littérature se nourrit d'abord de littérature. Mais pour se développer, elle est obligée d'inventer de nouveaux thèmes et pour cela elle métabolise les discours sociaux les plus divers. Pour Poe, ce sera surtout le discours scientifique, avec ses prolongements métaphysiques, ce qui comme plus tard chez Rosny aîné donnera une coloration spécifique à ses fictions spéculatives.
Car Poe invente des thèmes qui auront un grand avenir en science-fiction. Certes il exploite les motifs du voyage aérien avec « Le canard au ballon », interplanétaire avec « Hans Pfaal » et sous-marin avec « La descente dans le Maelström », et il peint les voyages du futur avec « Mellonta Tauta ». Il pose les bases de ce qu'on nommera le « cargo cult » avec « La 1002eme nuit » : Shéhérazade décrit au Sultan, qui ne peut la croire, des objets banals pour nous mais impensables à son époque : une locomotive, un télégraphe 23. S'il emprunte le thème des ruines futures à Louis Sébastien Mercier, il est le premier à thématiser les erreurs d'interprétation des archéologues futurs. Ici Pundita interprète à tort un monument à George Washington, exhumé dans la presqu'île de Manhattan, comme le tombeau du « premier écrivain américain ». Il invente aussi le voyage dans le temps avec « La semaine des trois dimanches », que Jules Verne exploitera avec Le tour du monde en 80 jours. Il revient sur ce thème dans « Mellonta Tauta ». Comment en effet, sauf par un paradoxe temporel, cette bouteille contenant un manuscrit venu du futur peut-elle se trouver entre nos mains ? Rien ici qui justifie — comme c'est le cas dans « Petite conversation avec une momie » — l'extraordinaire de la situation.
Un exemple est troublant, celui de « L'homme dont il ne restait rien », qu'il est possible de lire selon deux perspectives. Comme jeu narratif : il s'agit du « démontage » et du « remontage » d'un personnage dans le cadre d'une narration en boucle, et qui semble s'épuiser dans ce parcours ludique. Mais ce jeu rhétorique débouche sur l'invention d'un thème, qu'un auteur comme Philip K Dick exploitera dans les années 1960-70 : les hommes publics ne sont pas humains, ils ne sont que des robots 24.
On a enfin vu à quel point des textes comme « Le colloque de Monos et Una » ou « La conversation d'Eiros et Charmion » tendent à donner une dimension pathétique à des thèmes relevant de la métaphysique. La science-fiction, surtout britannique dans les années 1930, vibrera à de telles images, qui nourrissent les rêveries cosmiques d'un arrière-fond spirituel. Pensons en particulier aux œuvres de Clive Sinclair Lewis ou de Olaf Stapledon 25.
Prosateur malgré qu'il en ait, Poe arrive à recréer un espace ludique, par le biais d'une série de procédés : de l'ironie à la dénudation des procédés, du démontage de textes ou de leur mise en abyme. Il en résulte une poésie nouvelle, dont les thèmes comme les procédés vont bien au-delà des textes sources, et, ce faisant il inaugure de façon consciente une dynamique de l'intertextualité. Dans ce cadre, en relation avec des interrogations à la fois scientifiques et métaphysiques, il intègre une série de discours non encore littéraires dans ces textes, inventant par là des thématiques nouvelles, que la science-fiction à venir exploitera, sans toujours en connaître l'origine.
Notes : 1. Claude Richard : Cahiers de l'Herne E.A. Poe, 1974.
2. Claude Richard : E.A. Poe : Configuration. Critique N°12, Revue des Lettres Modernes, 1969.
3. Jean Ricardou : « le caractère singulier de cette eau » in Problèmes du nouveau roman. Seuil, 1967.
4. Léon Lemonnier : Poe (E.A.) : Histoires grotesques et sérieuses suivies des Derniers contes. Classiques Garnier, 1950.
5. Richard : Les contes du folio club et la vocation humoristique d'E.A. Poe in Configuration, op. cit. pp. 80-96.
6. Claude Delarue : Edgar Poe. Points Seuil, 1984. Lettre qui accompagne les extraits « d'Al Aaraf » dans le Yankee, p. 128.
7. Lettre adressée au directeur du Messager littéraire. Citée par Lemonnier, op. cit. p. 147.
8. Si l'on en croit Claude Delarue, op. cit. p. 148.
9. Lemonnier, op. cit. p 145.
10. Gwenhael Ponnau : La folie dans la littérature fantastique. PUF, 1997. Dans sa première partie (ch. 2), l'auteur définit les lignes de cette idéologie.
11. Poe (E.A.) : Préfaces et Marginalia (présentation par Claude Richard) Alinéa, 1983, p. 112. Il prétendra que Eugène Sue lui a, dans les Mystères de Paris, emprunté l'idée du singe imitateur et meurtrier qui figure dans Le double crime dans la Rue Morgue. Le texte de Poe parait en 1841 pour la première fois, et aux USA et en américain. Celui de Sue en 1842, en France. La coïncidence serait extraordinaire. De même il accuse Hawthorne d'avoir plagié « William Wilson » dans « The Howe masquerade » (Marginalia, note 51).
12. Derniers contes in Lemonnier, op. cit. p. 411.
13. idem p. 425.
14. idem p. 227.
15. idem p. 228. On notera que les situations énoncées par « M. Blackwood » (sic) renvoient à des textes de Poe quand ils ne les annoncent pas.
16. Zenobia Psyché : peut-on jouer sur les mots (grecs) ? L'âme (psyché) d'une vie étrangère (Xeno / bie) ? Dans une certaine mesure on peut supposer que Poe se présente de façon auto-dérisoire dans 3 femmes soit snobinettes, soit bas bleu, soit les deux : en Pundita (Mellonta Tauta), en Shéhérazade (La 1002ème Nuit) et en Zenobia ici).
17. Ponnau, op. cit. 1ère partie, ch. 3, notes pp. 82-89. Voir aussi Lind (Sidney) : Poe and mesmerism in PMLA LXII, déc. 1974, pp. 1090-1094.
18. Poe (E.A.) : Marginalia, op. cit. p. 74. Ajoutons-y la note 45 « Ce paragraphe (de décembre 1844) est antérieur à La genèse d'un poème... Il semble que le paragraphe s'applique à Poe lui même qui dès 1838 expliquait à White comment il avait froidement conçu et rédigé Berenice ».
19. Notons que cette limite est souvent floue. On l'a vu avec L'histoire véritable de Lucien. Il est difficile de montrer en quoi ses inventions fictionnelles diffèrent vraiment de la prose des Histoires naturelles de Pline. On pourrait se référer aux traité des Météores de Descartes : science ou fiction ?
20. Poe (E.A.) : Marginalia, op. cit. pp. 121-126.
21. Pour une interprétation différente voir Lind : Poe and the mesmerism, op. cit.
22. Les références à Lucien ne s'appuient pas sur un texte précis de Poe. Mais la fin des « Aventures d'Arthur Gordon Pym » fait irrésistiblement penser à la fin de l'Histoire vraie. Ce que dit Ricardou du texte de Poe dans Le caractère singulier de cette eau, op. cit. vaut pour Lucien. Celui-ci néanmoins écrit à un moment de stagnation dans la pensée scientifique, ce qui n'est pas le cas de la science du XIXe siècle, perçue comme vivace et mégalomane.
23. Cargo cult » est une expression connue des ethnologues et qui date de la seconde guerre mondiale. Dans le pacifique, les Américains avaient construit des aérodromes, sur lesquels des avions emplis de denrées et d'objets étaient acheminés. Les indigènes, espérant obtenir les mêmes avantages construisaient des tours de contrôle et des pistes d'atterrissage, dans le cadre d'une nouvelle religion, celle du cargo. Ce décalage de lecture d'un même événement par des cultures techniques et pré techniques a fourni des thèmes à la SF. Sodome détruite par une bombe atomique, Jonas avalé par un sous marin...
24. Dick se situe dans une perspective politique : les gouvernants ne sont que des marionnettes entre les mains d'entités financières de lobbies etc. Dans ses textes, ce sont effectivement des machines humanoïdes. Poe, ici inaugure l'une des possibilités de ce thème.
25. Clive Sinclair Lewis : Le silence de la Terre (1938). Hachette, 1952. Olaf Stapledon : Créateurs d'étoiles (1937). Rencontre, 1970 ; Les premiers et les derniers (1930). Denoël, 1972.
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