James a été soumis à une telle abondance d'interprétations que cela devrait décourager toute autre tentative, d'autant que la critique semble avoir abordé cette œuvre sous tous les angles possibles. La lecture narratologique y rencontre la psychanalytique, l'abord mythique y côtoie le biographique avec, par instants, un certain bonheur. Mais en dépit de leur hétérogénéité, toutes ces lectures critiques semblent en accord sur un point : les textes jamesiens, qu'ils relèvent du fantastique 1 ou non, touchent de près à l'aveu et au secret 2.
Cette prégnance du secret dans les œuvres est telle que de nombreux critiques ont même tenté d'effacer les limites entre les textes fantastiques et ceux qui relèveraient simplement de « la psychologie » 3, déniant par là toute spécificité à une approche fantastique, que James a pourtant voulue. Sans nier l'homogénéité de l'œuvre jamesienne, sans méconnaître une certaine proximité du fantasmatique et du fantastique, on peut néanmoins se poser une question. Ne pourrait-on mettre en évidence des différences pertinentes dans les récits qu'il met en scène, selon qu'ils relèvent ou non du fantastique ? Peut-on vraiment se contenter d'affirmer benoîtement, comme J. Finne, que « James emploie son fantastique pour mieux étudier des cas psychologiques » 4 ?
Sans prétendre répondre à l'ensemble des questions que ces interrogations soulèvent, je vais tenter d'analyser contradictoirement un corpus jamesien restreint de textes fantastiques et « réalistes ».
J'ai choisi d'étudier en parallèle deux textes réputés fantastiques, Le Tour d'écrou et « Le coin plaisant », et deux qui ne le sont pas, « L'élève » et « Le banc de la désolation » 5. Ce sont des textes que l'on peut sans arbitraire rapprocher : « L'élève » et Le Tour d'écrou mettent en scène des relations passionnelles entre des enfants et des enseignants ; « Le coin plaisant » et « Le banc de la désolation » sont des histoires passionnées de couples qui se (re)trouvent, après un long détour et de nombreux méandres. Je ne serai pas le premier à tenter un rapprochement entre « L'élève » et Le Tour d'écrou 6, mais à ma connaissance l'autre rapprochement n'a jamais été tenté, au moins dans la perspective qui est la mienne.
J'envisage, dans cette mise en série, de pointer ce qu'il se trouve de commun dans ces textes. On cherchera ensuite comment, selon des modalités différentes, la création jamesienne — qui se complaît par ailleurs dans les jeux de l'anamorphose — bascule dans le fantastique afin de tenter la figuration d'un indicible absolu, d'un secret qui le demeure à jamais, quel qu'en soit l'aveu.
La parole est à James, critique et préfacier de soi même
On sait que James, à l'occasion de la publication de ses œuvres complètes, a revu ses textes et les a fait précéder de précieuses préfaces, où il revient abondamment sur leur genèse, sans rien en cacher 7. Par ailleurs, nous connaissons ses Carnets, où il consigne de nombreuses anecdotes, et prend des notes dont il nourrira ses fictions. Si nous nous fions à ces documents avoués, nous pouvons observer, dans le cas de « L'élève » par exemple, diverses étapes. Une « conversation » avec un médecin qui conte une anecdote à propos d'une « famille américaine bizarre », comprenant « un petit garçon précoce affligé d'un cœur faible », mais qui jugeait les prétentions et les mœurs de sa famille avec une extrême lucidité. James note ensuite « je vis, sur-le-champ, le petit Morgan Moreen, je vis tout le reste des Moreen, je sentis, dans les moindres nuances, la nature des relations de mon jeune ami avec eux » ; il imagine alors le jeune précepteur et les rapports ambigus qui seront les leurs. Il ajoute « Tout le faisceau d'éléments qui forme l'image naît, en ces occasions, d'un seul coup » comme lorsque « un germe enfoui, implanté par l'expérience puis oublié, jaillit à la surface » 8. De la même manière, il présente longuement le point de départ de « cette fleur si bien épanouie du domaine de la fantasy » 9 qu'est Le Tour d'écrou. Ce texte prend naissance dans une histoire entendue « autour du feu, un après midi d'hiver, dans une vieille maison austère à la campagne » et qui portait sur « les apparitions et les peurs nocturnes » ainsi qu'une critique des histoires traditionnelles de fantômes. L'hôte donne en quelques mots ce qui sera la « fable », ou l'énoncé, du texte de James. Mais ce qui semble intéresser notre auteur, autant que la fable, c'est que « peu de choses apparaissaient à la surface » par le fait que cette histoire passait par de nombreux relais, et c'est sans doute cela, pense-t-il, qui va constituer « le germe si beau qui brillait là ».
Dans les deux cas, la « fable » est venue de l'extérieur, et elle est perçue comme un « germe » 10. Celui-ci peut suggérer une vision instantanée, comme pour « L'élève », ou être réactivée par une sollicitation, « un récit de circonstance » qui va utiliser les « quelques notes que j'avais jetées sur le papier en vue d'une sombre œuvre romanesque » afin de donner naissance au Tour d'Ecrou défini comme « une amusette ». Ce qui a été reçu de l'extérieur n'a pas été utilisé de la même manière. Pour « L'élève », la totalité a été perçue immédiatement, pour Le Tour d'écrou ce sont les modalités des différents filtres qui ont éveillé l'intérêt d'une « attention flottante », ainsi que le signale la mention suivante : « l'interlocutrice de mon ami avait perdu le fil... d'allégations telles qu'elle les avait entendues autrefois ».
A en croire ces préfaces, et à l'encontre de l'opinion courante, qui associe le fantasme et le fantastique, c'est ici le récit « réaliste » qui surgit spontanément, directement en contact avec quelque chose, qui relève de la vie propre de l'auteur, et qui a été « enfoui » après avoir été « implanté par l'expérience et oublié ». Le récit fantastique, s'il prend racine dans les mêmes zones de l' « oubli » et de l' « enfoui » sera élaboré de façon moins immédiate. Il va imposer « l'exercice » d'une plus grande « liberté de l'imagination » pour un « froid calcul artistique » afin d' « attraper ceux qui ne se laissent pas facilement attraper ».
Le texte réaliste est donc bien saisi, pour James, dans la perspective d'une vision spontanée et de sa représentation, alors que le texte fantastique apparaît avec l'impossibilité de dominer les énoncés qu'il manipule, et qui se présentent à travers des filtres, avec des lacunes. Ce qui ressort aussi c'est la nécessité où se trouve James, pour créer la dimension nécessaire du fantastique, de créer une rhétorique spécifique, « une pure invention romanesque puisque les apparitions qui se conformaient au genre authentique l'étaient elles même si peu ». En somme à partir d'un « germe », pour que le texte aborde la dimension du fantastique, cela demande une grande capacité d'invention. Il y revient dans la préface au « Coin plaisant » où il affirme que l'extraordinaire doit être « transmis de façon visible ». Et ce qui doit être ainsi transmis c'est « l'esprit en conflit avec les formes de la violence », surtout quand cet esprit est « profondément », « délicatement » et « subtilement » en conflit 11. Le conflit, dans « Le banc de la désolation », est au centre du texte, mais c'est celui de deux personnalités. Leur affrontement aboutit à un compromis, et se termine sur l'image d'une unité retrouvée, même si le chemin pour y parvenir a été pénible.
L'approche des textes par leur genèse, qui renvoie dans tous les cas à l'aveu d'un « enfoui » et d'un « oublié » — c'est à dire d'une part d'inaccessible — laisse donc percevoir quelques différences. Ou bien le rapport à l'oubli est profond, et aucune fiction ne pourra tenter de donner à percevoir ses parts secrètes : la germination n'aura pas lieu, et ces notes demeureront en l'état. Ou bien le développement du « germe » se fera, et il pourra emprunter, ou non, pour venir au jour, la dimension et une rhétorique propre au fantastique.
La femme, le pouvoir et l'argent
Les textes que nous analysons présentent de nombreux points communs, et en particulier, ils sont centrés autour d'un personnage féminin qui est parfois, comme dans Le Tour d'écrou, la narratrice, et dont le but est le pouvoir, qui passe parfois par de curieux rapports à l'argent. « L'élève » et « Le banc de la désolation » se situent dans l'univers de la réalité quotidienne, même s'ils présentent des expériences « extrêmes » par rapport à la norme. Ils ont aussi en commun le rôle important joué par l'argent dans les rapports passionnels. La rançon que Kate obtient de la part d'Herbert, pour la rupture d'une promesse de mariage, va entraîner pour celui-ci la vente de sa librairie, une vie de petit salarié, et comme conséquence lointaine la mort de Nan, qu'il avait ensuite épousée, ainsi que celle de ses enfants. Kate revient dix ans après, rapporte l'argent extorqué augmenté des intérêts, et s'impose à nouveau comme compagne. Toutes ces années de misère ont été des épreuves qu'elle a volontairement imposées à Herbert, pour qu'il reconnaisse enfin qu'elle agissait « pour son bien », comme une mère bonne, qui aime bien et donc châtie, ce qu'Herbert finit par accepter avec un certain masochisme : « Rien ne subsistait plus en lui qu'une belle franchise reconnaissante » (p. 137).
On retrouvera cette image de la femme, capable d'imposer des épreuves à l'autre, pour qu'il paye sa jouissance d'un sacrifice financier, dans « L'élève ». Madame Moreen non seulement évite de payer Pemberton, le précepteur, mais — lors d'une scène très matinale qui se passe dans la chambre du précepteur, et où elle arrive en peignoir — elle lui fait même renoncer à l'idée de demander des gages, puisqu'il prend plaisir à vivre avec son élève. Ce « chantage » lui réussit : elle lui cède l' « enfant » contre l'argent : « Vous pouvez lui dire toutes les horreurs que vous voudrez ! ».
Dans les deux textes fantastiques, l'argent ne joue pas le même rôle. Spencer Brydon, le héros du « Coin plaisant », vit des revenus de ses baux immobiliers, cependant son rêve est autre : il voudrait voir ce qu'il serait devenu s'il était resté aux Etats-Unis au lieu d'aller vivre et expérimenter les plaisirs européens. Errant la nuit dans l'immeuble familial vide, il se laisse entraîner dans un scénario fantasmatique de toute puissance. Il serait devenu un entrepreneur richissime, un « tycoon » avec une immense fortune. Mais il imagine aussi son alter ego avec « une main mutilée », signe d'une blessure, d'un manque essentiel. Alice va se conduire comme une mère aimante : elle va l'accompagner, le suivre, le soigner. La fin voit le couple enlacé, puisque le texte se termine sur « il l'attira contre sa poitrine ». Cela rappelle certes la fin du « Banc de la désolation », mais Brydon n'a surmonté que des épreuves qu'il s'était choisies, alors que Kate a imposé les siennes à Herbert. Spencer Brydon a vu son esprit divisé retrouver son unité, après un combat qu'il a mené seul et contre son double mauvais. Celui-ci, s'il a « un million par an », ne possède pas celle qu'il trouve enfin, Alice, puisqu'elle le préfère tel qu'il est, bien qu'elle ait entrevu l' « autre » et qu' « il aurait pu me plaire ».
L'institutrice anonyme du Tour d'Ecrou est, au départ, motivée par l'importance des émoluments proposés sur l'annonce. Mais bien vite, cet aspect de la question devient secondaire. En ce sens elle ressemble au Pemberton de « L'élève ». Sauf peut-être en ceci qu'elle veut « en donner pour son argent » au maître qui l'a envoyée là, ce qui l'entraîne à ce que l'on peut par euphémisme qualifier d' « excès de zèle ». La surprotection quelle impose aboutit en effet à l'anéantissement du protégé. Par contre, Pemberton, après que Morgan l'a eu jaugé, fait cause commune avec lui contre l'adversité, et cherche avec son élève, et même à son instigation, à fuir l'univers frelaté de la famille Moreen. A Bly, après une sorte de « lune de miel », une fracture s'installe entre les élèves et l'institutrice. Dans « L'élève », tout semble finir par se dire. Dans Le Tour d'écrou, peut être à cause de la volonté impérialiste et dominatrice de l'institutrice, rien de ce qui lui importe ne lui sera dit, et les fantômes imposent alors leur présence. On note donc que trois textes, sur les quatre pris en compte, mettent en scène une figure de femme dont le désir de domination et d'emprise est tel qu'il conduit soit à la mort, soit à l'assujettissement du personnage masculin qui est l'objet de ses attentions. Cependant, les textes « réalistes » situent ces figures de femmes dans le cadre d'une psychologie vraisemblable. Le mère de Morgan aime son fils, même si elle ne craint pas d'exploiter le charme de ce dernier pour obtenir un précepteur sans bourse délier. Kate amène Herbert à l'épouser après le véritable chemin de croix qu'elle lui impose.
Mais l'institutrice du Tour d'écrou est l'une des réussites majeures parmi les figures de femme peintes par James. Elle ne se situe que selon les arrières pensées dont elle soupçonne la présence chez les autres, elle ne voit les choses que de son propre point de vue ou de celui qu'elle prête à autrui, ce qui revient au même. On retrouve là les caractéristiques que l'on a entrevues chez Kate et chez Madame Moreen. Mais ici elles sont poussées au paroxysme, elles débouchent sur une sorte de passage à l'acte démentiel, sur une transe, ou une extase — mortelle pour son « protégé » ainsi « dépossédé » 12. Reste Alice, dans « Le coin plaisant », dont on peut se demander, en la rapprochant de Kate, ce qui se cache sous sa douceur et son ostensible abnégation.
La mise en parallèle de ces textes nous montre donc une structure fantasmatique curieuse, où apparaît une image de femme diabolisée. Malgré les efforts de la narration pour en donner des portraits angéliques, les actes de des personnages féminins se situent dans le domaine du mal. Cela se marque par leur désir de mainmise sur les hommes, qu'elles dominent, comme Kate, qu'elles exploitent comme la mère de Morgan, qu'elles prennent dans les filets de leur gentillesse comme Alice, ou qu'elles étouffent par leur désir d'en connaître les secrets, comme l'institutrice. Ce noyau fantasmatique se retrouve, que les textes soient fantastiques ou non, mais dans les deux textes fantastiques la présence d'ombres inconcevables, de fantômes qui sont peut-être des hallucinations, donne un arrière plan mystérieux aux actions des personnages, et laisse le lecteur devant des secrets dont il sait que l'aveu peut conduire à la mort, c'est-à-dire au silence.
Fantômes et fantasmes, ou les formes du secret
Dans nos deux textes fantastiques, il est question de fantômes. James prétend que, dans Le Tour d'écrou, ce ne sont pas des fantômes ordinaires et ils « échappent aux lois du genre », car « les bons fantômes, dans les livres, font de mauvaises histoires ». Ils sont en fait « des agents » qui servent à « créer une situation d'où s'exhaleraient les vapeurs du mal » 13. On pourrait dire à peu près la même chose pour « Le coin plaisant ». En effet, comme le remarque avec finesse J.L. Borges « [James] inventait des situations puis créait des personnages adéquats » 14. On nuancera le fait qu'il « inventait » des situations, car on a vu que cette « invention » dérivait d'un rapport entre une anecdote éventuelle et son entrée en résonance avec quelque chose d'enfoui, ce qui créait un « beau sujet ». Mais la remarque de Borges garde tout son intérêt en ce qui concerne l'invention des personnages « adéquats » qui sont en effet de simples « agents » 15. Miss Jessel, mais surtout Quint, apparaissent à l'institutrice. Or Quint, un simple valet, a compromis une gouvernante. Il l'a fait en se glissant dans les habits du maître : il a pris sa place, ce qui est pour Madame Grose, comme pour l'institutrice, le comble du mal. Or la première apparition de Quint se situe au moment où l'institutrice, dans une sorte de rêverie romanesque, d'attente quasi érotique, espère l'advenue d'un « quelqu'un » qu'elle fantasme devoir être « le gentleman de Harley Street », et qui « lui sourirait et lui donnerait son approbation ». Encore une fois, Quint prend, dans le texte, la place de l'autre : il « sort de son rang » aussi bien vivant que mort. Vivant, il a dévergondé qui était « au-dessus de lui » — Miss Jessel. Mort, il envisage de continuer de pousser à la dépravation, sinon le maître, au moins le futur maître, Miles. Mais la nouvelle gouvernante, loin de se laisser séduire, et de laisser séduire le maître, va le protéger, empêcher qu'il soit « possédé » par le mal, et entraîné par Quint. Déjà, on a pu vérifier les dégâts causés par cette transgression des classes : le petit Miles est renvoyé du collège, pour une raison qui restera obscure, et à propos de quoi aucune question ne sera posée. Cette faute, sanctionnée à l'extérieur de Bly, Miles n'aura pas à en faire l'aveu, cela restera un secret entre lui et Quint. Cette faute dont l'aveu n'est pas recherché n'est donc pas punie, mais elle pèse de tout son poids de non dit. Elle hante la pensée de la gouvernante qui finit par voir le mal rôder, comme Dracula, autour du château de Bly à la tour gothique.
Ce qui rôde dans les pièces désertes de la maison new-yorkaise du « Coin plaisant », c'est moins un fantôme que la projection d'un passé possible, d'un double virtuel, qui finit par acquérir une consistance palpable, par devenir visible. Et contrairement à ce qui se passe à Bly, ce double est vu par d'autres, par Alice. A la différence aussi de l'institutrice, qui craint leur advenue et cherche à en protéger Miles et Flora, Spencer Brydon est à la recherche de son double. Il traque le nuit dans les couloirs et les pièces vides de la vaste demeure ce qui est d'abord présenté comme « le fantôme d'une raison » qui apparaît en contrepoint de « la raison du dollar » (p. 341). Les termes d' « obsession », d' « absurde spéculation », tentent de rendre compte de son désir de savoir cette « petite rage de curiosité à jamais insatisfaite » (p. 343) et qui aboutit, après une référence au « fantastique » (puisque le mot figure dans le texte), à « je le verrai » car « il n'est pas moi » 16.
Dans les deux textes réalistes, on ne trouve pas de fantômes avérés. Mais la notion de fantôme peut y apparaître métaphoriquement, comme ce qui est « à la place de quelque chose qui ne saurait être dit » 17.
Morgan, comme Miles, est trop « intelligent » pour partager la vie des collégiens. Comme Miles, qui cache son secret, Morgan apparaît d'abord à Pemberton comme « une page écrite en langue inconnue foncièrement différente des petits Anglo-Saxons obvies » (p. 25). C'est la raison cachée qui justifie, pour la famille, le choix d'un précepteur ; la raison avouée étant une faiblesse cardiaque de l'enfant 18. Miles ne veut pas être protégé, bien qu'il accepte d'entrer dans des relations affectueuses avec la gouvernante, et les deux domaines n'interfèrent pas. La gouvernante ne peut s'appuyer sur l'affection des enfants pour leur faire avouer leurs secrets. En revanche, une connivence s'instaure entre Morgan et son précepteur, qui les amène à juger comme une source de mal la famille Moreen, au moins au regard de la morale (« des horreurs »), sinon des liens que Morgan et Pemberton entretiennent entre eux et par rapport à l'extérieur. Ces liens sont plus qu'amicaux, « intimes », et plus intenses que des liens familiaux — puisque madame Moreen envisage que Morgan « aime » Pemberton plus que sa famille, et qu'elle finira par accepter qu'ils partent vivre ensemble « pour toujours et aussi loin qu'il voudra » (p. 71). C'est cette perspective qui entraînera l'extase de Morgan : « il regardait Pemberton le visage illuminé. La honte de leur commune humiliation s'était dissipée... il eut un moment de joie » (p. 71). Moment d'extase qui précède la mort de Morgan, dans les bras de sa mère : « Vous l'avez entraîné trop loin » (p. 71) 19. Miles aussi est mort dans une transe 20, mais c'était celle résultant d'une dépossession de soi par la force, l'inquisition et l'étouffement d'une « étreinte » (« grasp ») à quoi il tente d'échapper. Dans « L'élève », ce n'est pas le cas, l'extase et l'aveu coïncident.
Dans ce récit, le passé a peu d'importance, contrairement aux autres textes envisagés : ce qui s'y passe a lieu pendant le temps du récit, même si celui-ci est fait rétrospectivement, par un narrateur extérieur. Par contre dans Le Tour d'écrou et « Le coin plaisant », le secret, son aveu, ou sa quête ont à voir avec un passé « enfoui » 21. Il en va de même dans « Le banc de la désolation ». Ici, c'est une parole, et une lettre écrite dans passé, une faute, qui conditionne douze ans de la vie d'Herbert Dodd, et le réduit à l'état de « naufrage total » (p. 82), d' « épave » (p. 85). Sans donner de prise à une obsession, qui le hante depuis la mort de Nan, sa femme, qui le lui ressassait. Que serait-il devenu s'il avait effectivement consulté, lui aussi comme Kate, un avocat, et s'il n'avait pas dû se ruiner pour payer le dédommagement réclamé et obtenu par celle-ci ? On remarque la parenté de cette hantise avec la question que se pose Spencer Brydon sur ce qu'il serait devenu « si seulement il était resté au bercail » (p. 336) et « qu'est-ce que la vie d'ici aurait pu faire de moi ? » (p. 343). Spencer Brydon traque, dans le vide de sa maison, cet espace personnel et héréditaire où les traces de ses aïeux voisinent avec « les cendres impalpables de sa jeunesse depuis longtemps éteinte » (p. 340) à cet « autre » de lui-même, son « double » américain. Par contre, la question que se pose Herbert demeure en suspens. Il n'a pas les moyens d'y répondre, et se réfugie dans des mots creux. Seule, Kate, ressurgissant du passé, comme un fantôme, et apparaissant au bout de la digue, sur le banc qu'Herbert a choisi pour méditer secrètement sur son destin, va lui donner les moyens décevants de savoir. Il la regarde, la détaille, subit son regard avant de reconnaître en cette femme sa « créancière », à côté de quoi il est assis, en silence, et qui « le tenait envoûté, dans un envoûtement sans bornes » (p. 94). Le secret alors change de place. Herbert ne s'interroge plus sur ce qu'il fût devenu, il se demande ce que signifie ce retour de Kate, l'argent qu'elle lui rend — avec les intérêts — et le pourquoi de cette manipulation. Les réponses sont données, les énigmes s'éclairent, mais le texte demeure mystérieux. Kate a réussi son coup. Elle est d'abord vue comme « une main qu'elle aurait plongée dans sa poche [celle d'Herbert] pour en extraire le monstrueux objet qui serait — comment le désigner — sa meilleure arme de combat » 22 (p. 61). Cependant elle n'est jamais décrite, sauf par opposition à la fraîcheur de pèche de Nan. Ici, elle se montre sous le regard d'Herbert, douze ans plus tard, alors que lui, avec son beau visage de « gentleman intellectuel » (p. 64) qui avait plu aux femmes, en est à trouver « singulière » l'idée que quelqu'un pût encore « s'intéresser à lui » (p. 90). Elle a changé à ses yeux : il ne reconnaît plus en elle la femme grossière et lourde, qui ne savait pas s'habiller et parlait de façon vulgaire. Elle est maintenant « une dame », elle a minci, sa voix a changé, elle porte voilette. Et loin de continuer à s'interroger sur ce qu'eût été sa vie sans son intervention, il en vient à vouloir « préserver ce passé », et pour cela, il refuse de la laisser partir. C'est alors qu'elle dévoile son but : comme l'institutrice du Tour d'écrou, elle a agi ainsi pour son bien, pour veiller sur lui : « je vous aurais aimé, aidé, protégé » (p. 112) Elle finit par le récupérer : « un bras était passé autour de lui, et à présent il se sentait soutenu. Elle était là à côté de lui, sur le banc de la désolation » (p. 137). L'énigme est résolue, le fantasme de la femme ambiguë, bonne et mauvaise mère, se perd dans une image d'unité de couple retrouvée.
On peut rapprocher cette même image du couple reconstitué à celle de la fin du « Coin plaisant » où Spencer attire Alice sur sa poitrine. Cette étreinte n'est pas sans rappeler celles qui closent les deux autres textes que nous avons envisagés, et qui sont des étreintes mortelles, bien qu'elles aient une dimension qui, sous un certain angle, touche aussi à la dimension érotique 23.
Anamorphose et fantastique, de l'énigmatique au mystérieux
Tous les critiques se rencontrent sur ceci : la narration jamesienne est singulière parce qu'elle est indirecte, et que ce qui intéresse James c'est, comme il l'avoue à propos de « L'élève », « la vision confuse qu'a d'eux [les Moreen] le petit Morgan, telle qu'elle est reflétée dans la vision, également confuse, de son ami... voir une chose à travers une autre, par conséquent, et d'autres choses à travers celles-ci » 24. En somme, que la réalité que le texte construit n'est pas susceptible d'un accès direct et immédiat, quand elle l'est. On en voit un exemple dans « Le coin plaisant », où c'est à travers sa confirmation par les yeux d'Alice que la réalité du double devient effective pour Spencer, qui ainsi l'exorcise. C'est la confrontation de deux regards sur un événement passé — un « mal-vu » plus qu'un malentendu — qui permet d'en aplanir les contours, dans « Le banc de la désolation ». Quant au Tour d'écrou, la gouvernante est « en relation avec elle-même » et « on en observe combien elle [sa nature] reflète ses angoisses et ses réflexions. Le fait pour une jeune fille »bien élevée« ... de pouvoir rendre compte, de manière particulièrement crédible, d'affaires aussi étranges, constitue bonne part du personnage... à qui j'ai donné »l'autorité« » 25. C'est-à-dire la maîtrise du récit.
Les critiques de James ont qualifié cette technique du reflet et de l'indirect, d'anamorphotique, car l'anamorphose est, selon Baltrusaïtis « une perspective dépravée » 26. Cette « anamorphose littéraire » a pour effet de distordre le point de vue habituel, de cacher le lieu d'où la perspective serait redressée, de sécréter une atmosphère déstabilisatrice, énigmatique et troublante Ce choix — métaphorique — de l'anamorphose comme procédé parait en effet pertinent, si l'on se réfère aux textes non fantastiques. En effet, aussi bien « L'élève » que « Le banc de la désolation » sont des textes où l'on n'a accès à une résolution de l'énigme qu'après un long parcours que les personnages, et le lecteur avec eux, effectuent. Le cas le plus simple est celui qui se dénoue dans le cas du couple que forment Herbert et Kate. Une scène a eu lieu dans le passé, elle a été interprétée contradictoirement et de façon erronée par les deux personnages. Tous deux se proposent donc une version biaisée des faits advenus et des réactions de l'autre. Chacun en tire des conséquences psychologiquement logiques mais à partir de prémisses fausses. Ils n'avaient pas le bon point de vue, et la résolution de l'énigme coïncide avec le redressement de ce point de vue. Dans « L'élève », la chose est plus compliquée. Une première énigme est résolue de façon claire. Pemberton arrive au bout d'un certain temps à porter sur les Moreen un regard qui objectif, après avoir été snobé pendant un long temps par cette famille, que James décrit au départ comme « extraordinaire ». Pour ce faire, Morgan l'aide, indirectement, par son ironie ou son cynisme à leur égard. Les reflets de la réalité sociale, dans les regards du précepteur et de l'élève, mettent au jour la part de snobisme et d'arrivisme de cette famille américaine. Ils insistent sur la complexité des liens qui se sont tissés entre Pemberton et cette famille, par le personnage de la mère et de Morgan. Cette sorte de complicité avec la mère se marque à la fin quand, à la mort de Morgan, ils lisent « tout leur égarement dans les yeux l'un de l'autre » (p. 72).
Cependant, les relations entre Pemberton et Morgan demeurent dans l'ordre du non-dit, ou du moins de l'inexpliqué par ce biais. Non qu'il n'y ait plus rien à en dire, car le texte nous montre certains aspects troubles, mais parce que ce qui se joue entre eux est de l'ordre de l'impossible à dire. En effet il touche à de l'intime, et Pemberton, « précepteur puritain qui ignore tout de la vie » n'a pas les mots pour penser et s'avouer vraiment ce qu'il éprouve pour Morgan 27. Néanmoins le narrateur extérieur nous montre souvent ce couple que l'on voit souvent bras dessus bras dessous, l'un serrant l'autre sur sa poitrine, l'un entraînant tendrement l'autre, et il est question « d'étreinte » des bras et Morgan envisage de « donner sa vie » non pas pour, mais à Pemberton. Morgan est très souvent nommé dans le texte « l'enfant », mais aussi « le compagnon », et pour Pemberton « mon petit ». Il est question d'aller vivre ensemble maintenant que, comme le prétend Madame Moreen, il leur a « dérobé l'enfant » (p. 63) et qu'il l'aime plus que sa famille. Nous avons donc un deuxième lieu caché de perspective qui ne coïncide pas avec le premier, qui était relativement simple. Ce dernier n'est pas donné, il est à rechercher par le lecteur, car le texte ne le construit pas vraiment, mais il donne cependant quelques éléments pour le construire. L'interprétation des rapports entre Morgan et Pemberton fait partie d'un hors-texte idéologique, qui censure l'expression, et même l'aveu intime de certains désirs. Le texte nous amène jusqu'au moment où c'est au lecteur de poursuivre, en trouvant dans ses propres fantasmes un équivalent de ceux qui hantent le récit à propos de cette relation. Mais il ne s'agit pas d'un impensable. Cela relèverait de ce que l'on pourrait nommer une cécité, ou une aphasie de type hystérique. Mais en donner une interprétation simpliste serait vulgaire et ferait perdre de la magie du texte.
Ce que j'ai voulu noter par là, c'est que la métaphore de l'anamorphose ne rend pas compte de l'ensemble de l'énoncé, même dans les textes « réalistes » de James où, à la fin, des zones de secret demeurent, dont l'aveu est impossible dans et par le texte 28.
Il en va de même, a fortiori, pour les textes fantastiques. L'idée borgesienne selon laquelle James organise volontairement son texte autour d'un manque est intéressante et enrichit ce que la métaphore de l'anamorphose laissait parfois dans l'ombre. Ces deux « techniques » peuvent réellement produire des effets d'énigme ou de mystère. Mais ce qui pourrait n'être qu'un parti pris esthétique ne vise-t-il pas autre chose ?
James qualifie, à propos du Tour d'écrou, de « bonne histoire » de fantômes, celle qui « rend mon impression de l'épouvante, de l'horreur telle que je la concevais » 29. Cette « impression de l'horreur » est-elle en relation avec des aveux, des secrets, de l'inavouable ? Et comment cela apparaît-il dans Le Tour d'écrou ? On notera d'abord la curieuse similitude entre la réunion où a lieu la discussion sur les histoires de fantômes et où James reçoit le matériau de sa nouvelle 30, avec la mise au jour, dans le texte du manuscrit de l'institutrice. Dans les deux cas, le secret, enfoui, a du mal à se faire jour. L'effet de cadre, dans ce récit jamesien, ajoute toutefois une dimension nouvelle. Alors que le conteur de l'anecdote ne montre aucun lien direct avec sa source, Douglas laisse entendre qu'il a éprouvé pour l'institutrice des sentiments tels qu'il ne s'est jamais marié par la suite. Et s'il est en possession de cette histoire, secrète, qui est autant un récit qu'une confession, c'est à cause des liens et des sentiments qui ont pu lier, à une période de sa jeunesse, ce jeune gentleman et la gouvernante de dix ans plus âgée que lui, et qui ont pu se maintenir parce que ni l'un ni l'autre n'ont parlé de leurs sentiments 31. Il s'agit donc en premier lieu de la transmission d'un secret : une histoire ancienne écrite par une institutrice, et qui remonte alors dans son passé. Le manuscrit en surgit vingt ans après la mort de l'institutrice par le récit de Douglas, lequel a gardé pendant quarante ans ce secret qu'il connaissait et dont il donne le contexte dans le prologue. Le manuscrit que l'on est censé lire est parvenu dans les mains du narrateur de ce prologue, bien après le récit, et à la mort de Douglas (cf. p. 16). On peut donc faire remonter la tragédie de Bly aux années 1830-1840, c'est-à-dire dans la pleine période du roman gothique, dont il subsiste à Bly la tour au sommet de laquelle Quint apparaît pour la première fois à l'institutrice.
La manière dont le récit est amené dans la discussion — en tant qu'exemple d'un « comble » (un tour d'écrou supplémentaire) — est elle-même entachée d'une atmosphère mystérieuse. Le manuscrit est au loin, enclos dans un secrétaire fermé à clé, et il faut forcer Douglas à donner l'ordre qu'on le lui apporte, afin qu'il le lise. Cela crée une atmosphère d'attente anxieuse, celle qui préside au dévoilement d'un secret. D'autant que le mystère se déplace, du récit à venir vers les sentiments de Douglas envers celle qui a écrit le texte. On en vient à soupçonner qu'il serait lui-même un participant de l'histoire qui sera contée, ce qu'il dément, sans pour cela nier les sentiments très forts qui ont existé. Ces jeux de reflets entre Douglas, le récit et le groupe d'accueil, créent un effet de frustration pour le lecteur, qui espère que le cadre du prologue se prolonge en cadre de commentaire ou d'épilogue. Or le récit s'arrête brusquement, sur l'image de Miles mort dans les bras de l'institutrice.
Le récit lui-même demeure mystérieux. Dans sa préface, James rattache ce récit à la fois à l'horreur, on l'a vu, mais aussi à la féerie. Dans cette perspective, comme le signale Terramorsi, l'institutrice est une sorte de Cendrillon, qui « interprète son contrat de travail comme une élection » 32. Mais on a vu qu'elle le fait dans le cadre d'un château gothique et de ses « horreurs ». Ce double filtre crée un effet singulier d'autant que l'institutrice, dans sa volonté de surprotection, a besoin de faire partager ses vues, et ses visions par Mrs Grose, au risque, sinon, que le récit perde toute crédibilité. L'institutrice arrive à tenir son cap pendant longtemps. Car, de même que nous avons un schéma merveilleux comme moteur d'un cadre gothique, Mrs Grose fournit, pendant un certain temps les éléments qui permettent la « suspension d'incrédulité » propre à la poursuite du récit, et conforte ainsi l'institutrice dans la preuve que ses visions relèvent de la réalité objective. Entre les deux personnages féminins s'instaure un jeu de reflets tels que les a décrits James à propos de « L'élève » 33.
Néanmoins, ce qui, dans « L'élève », relève des subtilités de la réalité sociale et de ses codes, est ici affecté à des surgissements possibles de la surnature. C'est ce qui explique le refus d'aller plus loin de Mrs Grose. Elle suit l'institutrice tant que celle-ci lui parle de ce qu'elle voit, mais Mrs Grose refuse de confirmer la réalité des visions lorsque l'institutrice exige qu'elle les partage. Celle-ci demeure alors seule avec ses fantômes, et en charge du seul Miles, puisque Mrs Grose a fort opportunément emmené Flora loin de Bly.
Mais si l'institutrice n'a pas réussi à faire admettre à Mrs Grose la présence des fantômes, et encore moins que les enfants les voient et se complaisent en leur compagnie, elle est quand même persuadée de faire son devoir en protégeant Miles et Flora — même si cela se fait à l'encontre de leurs désirs. Elle se pose en protectrice : à elle de redresser leur vision du bien et du mal. Elle pense ne pouvoir le faire qu'en exorcisant Miles. Comme pour toute procédure inquisitoriale, l'aveu du pêcheur est évidemment nécessaire afin que l'exorcisme soit efficace. Ici, Miles avoue, est exorcisé, mais il meurt avec son secret, qui continue d'échapper à l'institutrice, comme au lecteur. Est-ce pour autant un simple jeu de passe-passe, une simple « amusette », un jeu sur les anamorphoses ?
Nous avons en effet mis l'accent sur les jeux de miroir ou de reflet, et sur la frustration qui en résulte. On aurait pu aboutir à des conclusions presque semblables à propos de « L'élève ». Mais dans Le Tour d'écrou, une dimension du récit se prolonge dans le mystère : on ne trouve aucun moyen de redresser l'image de la prétendue anamorphose. En effet, nous avons un récit dont la narratrice, avec un sang froid et une sensibilité des plus remarquables nous décrit le parcours psychologique d'un esprit confronté à l'inexplicable et qui s'en sort, au prix de la mort de celui qu'elle veut protéger. Nous ne sommes pas confrontés aux termes d'une alternative portant sur la présence ou non de la surnature : les fantômes de Quint et Jessel existent-ils 34 ?. Nous sommes en fait déroutés devant ce que James nomme « la jeune femme prise dans son labyrinthe » 35. En effet ce qu'elle y rencontre, ce sont des « présences ». Celles de « choses » inquiétantes, que le récit, en les symbolisant sous forme de fantômes ou de lutins, tente d'apprivoiser mais qui, en fin de compte échappent à la signification tout en continuant d'agir. Leur « expulsion » du corps et du cœur de Miles implique sa mort, l'aveu est ainsi puni, car le secret est indicible.
Reste le texte, fantastique, qui reprend les éléments du vécu de l'institutrice dans le cadre d'une rétrospection curieuse, sans qu'elle éprouve de remords évidents, ni même qu'elle doute. Cependant cette « relecture » des faits n'en donne pas la clé et ne constitue en rien un point de vue totalisant, comme en témoigne la fin abrupte et le silence sidérant qui en découle 36. Aucune explication ne pourra jamais avoir lieu : il s'agit bien d'une présence et d'un secret, car le silence implique la fin du récit, et ouvre la porte à toutes les interprétations, à tous les délires.
Du secret social à l'indicible intime
Nous avons donc présenté quatre textes où sont mis en scène des aveux et des secrets.
On peut remarquer ceci : lorsque les aveux touchent à des zones dont le secret relève d'une censure sociale, c'est-à-dire dans les textes réalistes, les jeux de reflets et d'anamorphose fonctionnent parfaitement et rendent compte de la quasi-totalité du sens. C'est le cas pour « Le banc de la désolation ». Herbert et Kate se retrouvent, douze ans après, et rectifient les malentendus qui, les ayant séparés, ont entraîné la ruine d'Herbert. Celui-ci reste fidèle à son point d'honneur, qui l'a empêché de consulter un avocat pour combattre les prétentions de Kate, il retrouve son argent et Kate le récupère. Cette fin heureuse laisse de côté un certain nombre d'éléments : par exemple le droit d'exercer un chantage affectif, gâcher la vie de quelqu'un « pour son bien » etc. Elle n'explique en rien non plus l'absence de révolte d'Herbert, mais nous sommes là dans le cadre d'un impensé social, où certaines conséquences sont évacuées au profit d'autres. Ici, l'honneur pour Herbert, et l'aspect de bonne gestion pour Kate — les deux piliers d'un couple bienséant. C'est aussi le cas de « L'élève », bien que les sentiments « insanes » qui ont lié le précepteur et son élève ne soient pas explicités. Ici encore la censure est sociale, et on peut parler d 'un « refoulé », qui touche aussi bien le personnage que la narration, bien que celle-ci laisse parfois entendre plus que le récit n'en dit. En d'autres termes, le texte qui nous est présenté dans ces œuvres réalistes est sujet à des condensations et des déplacements. Tout se passe comme si l'élaboration du récit consistait à jouer avec la censure afin que des matériaux bruts constituent le texte sans apparaître au grand jour. On reconnaît là les processus du rêve décrits par Freud.
Qu'en est-il dans les textes fantastiques ?
Pour Francis Lacassin, « Henry James va exorciser le surnaturel dans l'imaginaire, projetant ses obsessions dans la littérature fantastique » 37.
Pour Sophie Geoffroy 38, le recours au fantastique est une réaction à la frustration, qui lui permettrait d'échapper à la Loi, qui est celle du réalisme en tant qu'il réfère au principe de réalité « et d'obéir à une autre logique proche de l'inconscient qui dans les récits fantastiques semble dicter sa loi ». Elle ajoute « Les contes fantastiques de James offrent une représentation déformée, décalée (donc susceptible d'échapper à la censure) d'une trame largement autobiographique ».
J'observerai que la trame et « le germe » des récits, qu'ils soient réalistes ou fantastiques, sont fournis par l'extérieur. On peut considérer alors qu'ils sont élaborés en tant que textes parce qu'ils entrent en résonance avec une pulsion de créativité jamesienne. On peut soutenir sans doute que celle-ci a quelque chose à voir avec le désir de projeter des obsessions, d'exorciser des vécus plus ou moins fantasmés. Mais cela n'est pas propre aux textes fantastiques de notre auteur. Si James fantasme, s'il élabore ses scénarios, c'est tout aussi bien dans ses récits réalistes que dans les textes fantastiques. La différence tient sans doute à ceci que, comme on l'a vu, les récits réalistes offrent bien une « représentation déformée » dont les liens avec l'anamorphose et le système de reflets a été montré, mais qu'ils s'en tiennent là 39.
Si James éprouve le besoin d'écrire des textes fantastiques, ce n'est donc pas simplement poussé par le désir de donner corps à des fantasmes. Le soin qu'il met à construire la trame et les effets du Tour d'écrou, cette « œuvre d'ingéniosité pure et simple » montre que ce qu'il vise est plus difficile à cerner 40
Ici l'enfoui ou l'indicible engendre dans et par le texte le travail de sa mise au jour et non son secret.
Le secret ici échappe à celle qui le porte et qui n'en a pas pleinement conscience, à savoir l'institutrice. Car le texte fantastique présente, comme impossible à dire, un secret que l'aveu construit au fur et à mesure. L'institutrice le construit et le dévoile en même temps qu'il lui échappe, comme il échappe aux lecteurs — ce qui ne signifie pas qu'il n'y ait « rien » comme dans la lettre écrite au « gentleman de Harley Street » et que Miles brûle.
Ce « rien » était en fait une réalité qui ne pouvait pas être dite 41, mais qui était passé par l'écriture, et ne pouvait donc qu'aboutir directement au feu. Tout comme le récit global de l'aventure aboutit à une lecture, mais après un très long détour dans l'espace et le temps, qui nous place — après Douglas — dans une position opposée à celle du « gentleman de Harley street », puisque Douglas, à la différence de Miles n'a pas brûlé le texte, et que nous attendons de ce récit non pas l'ennui, mais la révélation.
Conclusion
La mise en série de ces quatre textes a permis de préciser certains points. D'une part, les anecdotes qui constituent la trame superficielle des récits jamesiens — réalistes ou non — sont puisées à l'extérieur, comme en font foi les annotations des carnets ou les préfaces de l'auteur. Ce qui est alors activé, et prend la forme d'une « vision » immédiate (« L'élève ») ou entre dans le cadre d'un projet plus tardif (Le Tour d'écrou), c'est ce qu'on pourrait nommer une « scène », qui entraîne le choix des moyens. Quand le matériau psychique mis en branle touche à de l'occulté par la société, James utilise une série de déplacements des points de vue, des reflets, des angles choisis, des restrictions de champ comme on le voit dans Ce que savait Maisie. En somme, des variations subtiles dans une stratégie de type anamorphotique.
Par contre, lorsque les zones psychiques éveillées par une anecdote relèvent de l'impensable, du « trou noir », alors le texte va s'organiser comme autour d'un angle mort. Le récit sera alors le stratagème par lequel ce qui ne peut être énoncé s'exhibe sans se découvrir tel : le sens ou le secret sera à la fois présent et impossible à saisir. Il sera porté par le texte, il le constituera, il s'y déploiera, il ne l'avouera pas. C'est ce travail du secret et de l'impossible aveu qui constitue le fantastique jamesien.
Notes : 1. Les critiques ne sont pas d'accord sur la qualité fantastique de nombre de ces textes. Voir TERRAMORSI (Bernard) : Le nouveau monde et les espaces d'altérité : le fantastique dans les nouvelles de Henry James et Julio Cortázar. Thèse, Nantes, 1993, tome I, pp. 299-322.
2. L'image dans le tapis » par exemple qui est axé sur le secret et son aveu, n'est pas réputé fantastique. Le Tour d'écrou est, lui aussi axé sur l'aveu et le secret, et il est réputé fantastique.
3. TODOROV (T.) : « Les fantômes de Henry James », introduction à Henry James : Histoires de fantômes. Aubier, 1970, p. 12 : « chez James... le passage des œuvres fantastiques au non fantastiques est imperceptible » ; QUINSAT (G) : L'enfer de Henry James. NRF (388), 1985, p. 42 : « Le retour ravageant du passé... empêche aussi que l'on puisse faire souvent une véritable distinction entre les nouvelles »fantastiques« et celles d'un type plus psychologique ».
4. FINNE (J.) : « Henry James ou les fantômes de la jalousie » in Les fantômes de la jalousie. Neo, 1982, p. 205.
5. 1910 : « Le banc de la désolation » (« The Bench of desolation ») in Julia Bride (UGE, 1994) ; 1908 : « Le coin plaisant » (« The Jolly corner ») in Histoires de Doubles. Presses Pocket, 1978 ; 1898 : Le Tour d'écrou (The Turn of the Screw). Livre de Poche, 1994 ; 1891 : « L'élève » (« The Pupil ») in L'élève. UGE, 1983.
6. PERROT (Jean) : « Le tour d'écrou du coeur : de Maupassant à Henry James » in Maupassant miroir de la nouvelle. Presses Universitaires de Vincennes, 1988, J. Lecarme et B. Vercier éd., pp. 149-175. Perrot met les deux fins en parallèle (p. 160).
7. Il s'agit de l'édition dite « De new York » qui comprend 24 volumes, dont 18 préfaces, et qui parait chez Charles Scribner's Sons entre 1907 et 1917. Des extraits en sont traduits dans Henry James et la création littéraire. Denoël Gonthier, 1980.
8. Préface du volume 11 de l'édition ci dessus. Traduit en France comme dans Henry James et la création littéraire. Denoël Gonthier, 1980, pp. 166-174.
9. Volume 12 de la même édition, Henry James et la création littéraire, ibid pp. 185-194.
10. GREEN (André) : « Le double et l'absent ». Critique, mai 1973, p. 398. Green insiste sur le fait que le mot « germe » est à prendre « dans le sens plus sexuel que botanique » et qu'il est un « petit rien » à partir de quoi James « allait tisser sa toiles comme une araignée patiente, préparant le filet où se prendra le lecteur ».
11. Volume 12 Henry James et la création littéraire, op. cit. p. 279.
12. Il s'agit de la fin du Turn of the Screw : « We were alone, withe the quiet day, and his litle heart, dispossessed, had stopped ».
13. Henry James et la création littéraire, ibid. p. 191.
14. BORGES (J.L.) : Nouveaux dialogues. Presses Pocket, 1992, p. 60.
15. On rapprochera cette idée de ce qu 'un personnage de Nabokov assure in La vraie vie de Sebastian Knight. Folio : « Je me permets de faire remarquer ceci : on ne peut goûter l'œuvre que si l'on a compris que les héros du livre sont, en les nommant d'un terme approché, »les procédés de composition« » (p. 143).
16. Dans une optique très différente, on trouve là un traitement de la présence du double que Maupassant avait posé dans « Le Horla ». Ici ce n'est pas le double qui l'assiège, mais dans les deux cas, on en cherche les traces dans le cadre d'une sorte de « chasse » (p. 350), où il s'agit pour Spencer Brydon de « le débusquer » (p. 350) dans l'appartement devenu une « jungle » (p. 352).
17. GRIVEL (Charles) : Mana 1, « Le fantastique ». Manheim, 1983 : « le fantôme... manifeste qu'il y a dans l'autre un secret pour moi... Il manifeste le lien inavouable qui lie... il est à la place de quelque chose qui ne saurait être dit » (pp. 36-38).
18. PERROT (Jean), op. cit. p. 151, insiste pour donner à cette faiblesse cardiaque une signification sexuelle. James, lui, donne cependant comme caractéristique de Morgan qu'il avait « un cœur faible » quand il rappelle l'anecdote qui lui est contée. Henry James et la création littéraire, p. 167.
19. PERROT (Jean), op. cit. p. 166 voit dans « his darling little heart ! you walked him too far ! You hurried him too fast ! » une crise cardiaque qui amène la mort par la « violence d'une interprétation ».
20. BRUNO (Jean) : « Extase, transe, expérimentation » in Critique, mai 1973, pp. 418-445 : « l'extase donne au sujet l'apparence d'une statue et si l'excès de joie le pousse à crier sauter ou courir il s'agit d'un contrecoup du ravissement et non d'un moyen d'y parvenir » (p. 426).
21. James semble fasciné par la malléabilité du passé. « Je fais mes délices d'un passé qu'on peut palper, imaginer, visiter, des faibles distances, des mystères... que nous pouvons atteindre tout comme, en allongeant le bras, nous pouvons saisir un objet à l'autre bout de la table » in Henry James et la création littéraire, op. cit. p. 180 (volume 12).
22. Cette phrase porte en elle une certaine ambiguïté.
23. PERROT (Jean), op. cit. pp. 158-159.
24. Henry James et la création littéraire, op. cit. p. 170.
25. ibid. p. 190.
26. Rappelons cependant que l'anamorphose suppose nécessairement un moyen, accessible, de « redresser » la vision proposée dans le cadre de ces jeux sur la perspective et la déformation.
27. PERROT (Jean), op. cit. p. 165. Et par ailleurs Pemberton « s'accusait, secrètement et non sans quelque raison, d'éprouver à son égard une sympathie insane, dépravée » (p. 58).
28. BORGES(J.L.) : Livre des préfaces. Gallimard, 1980. Borges préfaçant L'Humiliation des Northmore proposait une autre approche de la technique de James, et à propos des « ambiguïtés » que l'on trouve dans les romans de James : « Il s'agit de l'omission volontaire d'une partie du roman, ce qui nous permet de l'interpréter d'une manière ou d'une autre... C'est ainsi que nous ignorons... dans Le Tour d'écrou, si les enfants sont victimes ou agents des spectres, qui eux peuvent être démoniaques » (p. 135).
29. Henry James et la création littéraire, op. cit. p. 191.
30. Henry James et la création littéraire, pp. 185 -186.
31. Cependant certains participants présents le soupçonnent de cacher une part de la réalité, touchant son propre rôle (p. 15). Et lui même rattache le legs de ce manuscrit à son cœur (p. 13). Quant à l'institutrice « elle me plaisait beaucoup » (p. 15). Cependant elle n'est pas amoureuse de lui, si lui semble l'avoir été d'elle, mais « elle l'avait été », et le texte du prologue laisse entendre, par la bouche de Douglas, qu'il s'agissait du premier « gentleman ».
32. TERRAMORSI (Bernard) : « Le Tour d'écrou et les trois tours de l'écriture » in Le nouveau monde et les espaces d'altérité : le fantastique dans les nouvelles de Henry James et Julio Cortazar, op. cit. tome I p. 466.
33. Henry James et la création littéraire, op. cit. p. 170 : « la vision confuse qu'a d'eux [les Moreen] le petit Morgan, telle qu'elle est reflétée dans la vision, également confuse, de son ami... voir une chose à travers une autre, par conséquent, et d'autres choses à travers celles ci ».
34. Pour James la réponse semble claire : ils ont une objectivité, ce sont moins des fantômes que « des lutins, des elfes, des diablotins, des démons... ou des fées » et ils incarnent le mal. Henry James et la création littéraire, p. 192.
35. ibid. p. 189.
36. On peut ajouter que ce qui sert à conditionner l'effet de fantastique c'est évidemment l'intertextualité avec les romans gothiques, qu'ils soient cités comme ceux de Radcliffe ou qu'on y fasse allusion par des éléments comme la tour ou les fantômes.
37. LACASSIN (Francis) : « Henry James ou le surnaturel derrière la porte » in Les rivages de la Nuit. Ed du Rocher, Monaco, 1991, p. 249.
38. GEOFFROY (Sophie) : Henry James et la création fantastique. Thèse NR, Toulouse le Mirail, 1991, p. 153 et p. 169.
39. Comme si l'écriture jouait, par rapport au matériau psychique ainsi réactivé, le rôle de la censure dans le rêve, si l'on en croit Freud. Cela justifierait ces déplacements de points de vue, ces restrictions de champ de conscience etc.
40. Henry James et la création littéraire, op. cit. p. 189.
41. Voir le mal que l'institutrice éprouve à écrire cette lettre où elle ne veut, en effet, rien dire, puisqu'il s'agit de ne pas ennuyer le gentleman qui lui a confié Bly. Cette « lettre volée », et détruite par Miles, a donc atteint le but qu'on lui avait fixé.
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