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Nodier et la théorie du fantastique

Roger BOZZETTO

Europe n°614-5, pp. 70-78

          On connaît Nodier auteur de contes fantastiques : il n'est que de citer Smarra ou les Infernaliana. On n'ignore pas qu'il s'est adonné aux « féeries » comme Trésor des fèves et fleurs des Pois 1. De plus, son œuvre a été magistralement étudiée par d'excellents critiques comme en témoigne la thèse de Pierre Georges Castex sur Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant (1951). On le connaît moins comme théoricien du fantastique, or il présente une pensée originale, qui nous oblige peut-être à repenser nos évidences dans un domaine qui s'est extrêmement développé depuis.

          Une situation particulière

          Nodier fut en relation avec les romantismes naissants : avec les Allemands (Castex parle de son « cycle werthérien ») et lui-même ne dédaignait pas de citer, parmi les auteurs qu'il pratiquait de longue date, Tieck ou Museus et son Jean Sbogar (1818), qui doit beaucoup aux Brigands de Schiller.
          Il est de plus familier de la littérature anglaise : il publiera en 1808 des Pensées de Shakespeare extraites de ses œuvres et il connaît les « gothiques » puisqu'il adaptera Mathurin au théâtre ; de plus son Inès de la sierra emprunte quelques effets à Ann Radcliffe.
          Il occupe donc une position privilégiée à l'époque où s'engendre le romantisme français et son ombre portée, le fantastique. En outre, il n'est pas coupé de sources moins apparentes mais tout aussi profondes et qui ont innervé tout un versant occulte de ce mouvement. Par son père, par Cazotte, par ses lectures, il est tôt mis en contact avec les diverses philosophies spiritualistes qui hantent le siècle, de Svedenborg à Saint-Martin. Il les retrouvera sous l'influence de Ballanche ; et vers la fin de sa vie il se plongera dans les mystères de la palingénésie à la fois comme théoricien (De la palingénésie sociale, 1832) et comme créateur de fictions qui s'y rapportent (Lydie ou la résurrection, 1839).
          Cette position privilégiée lui permet de connaître les textes de Hoffmann avant la mode qui les portera, et peut-être même de lui frayer la voie en France... N'oublions pas que « Une heure ou la vision » 2, le premier « conte fantastique » de Nodier, date de 1806, et que Smarra a été publié neuf ans avant les traductions de l'auteur allemand.
          On ne s'étonnera donc pas de le voir, l'un des premiers, attachés à une réflexion subtile sur les nouveaux genres, y compris le fantastique, correspondant à des modalités nouvelles pour l'expression de la sensibilité d'une époque. Bien que naturellement modeste, il n'hésitera pas à prendre date dans la seconde préface de Smarra (1832) : « J'étais seul dans ma jeunesse à pressentir l'infaillible avènement d'une littérature nouvelle » 3.
          Ces « pressentiments », il en parsèmera nombre de préfaces (Les Quatre Talismans, La Fée aux Miettes), il les notera dans le début de ses contes (« Histoire d'Hélène Gilet », « Paul ou la Ressemblance », « Monsieur Cazotte »). Mais c'est peut-être dans son essai de 1830, « Du fantastique en littérature », qu'il mettra en forme, l'un des premiers, une réflexion cohérente sur le genre fantastique, peu distinct pour lui de la fantaisie. Les réflexions sur le Fantastique de ce lointain initiateur sont à la fois proches et éloignées des préoccupations actuelles de la critique du genre. Depuis, comme en témoigne la production critique contemporaine, avec les ouvrages de Louis Vax, de Tzvetan Todorov, d'Irène Bessière et les numéros spéciaux d'Europe sur « Les fantastiques » et sur le « Fantastique américain », ou le recueil d'articles publié sous la direction de Max Duperray, le domaine a été arpenté, délimité et peut-être amputé 4. En fait, outre son intérêt historique évident, on peut saisir dans cet essai le bilan d'une réflexion entamée çà et là par Walter Scott, les journalistes de la Revue de Paris et J.J. Ampère au Globe qui, eux, se focalisent plutôt sur le « phénomène Hoffmann ». Nodier dépasse cet aspect conjoncturel et propose une tentative de repenser les rapports de l'imaginaire, du social, du littéraire, de la sensibilité personnelle dans ses rapports à l' « âme du monde ».
          Il est curieux que ce texte essentiel, « Du fantastique en littérature » 5, n'ait pas été analysé de près. Seul P.G. Castex lui consacre dans sa thèse une page et demie (pp. 64-65), mais où la citation et le résumé l'emportent sur l'analyse. Il n'y voit qu'une sorte de vision panoramique où Nodier pense le fantastique comme un genre « qui prend les nations dans leurs langes et vient les assister à leur chevet funèbre ». C'est vrai mais ce n'est pas tout. Mis en relation avec les préfaces, les remarques, les récits, ce texte est plus fondamental qu'il n'y paraît. Il offre une vision historique de la littérature dans ses rapports avec l'histoire et propose une économie de l'imaginaire littéraire, le tout formant un système cohérent, bien qu'arbitraire par endroits.

          Une vision historique

          Moins qu'une « théorie » (Castex, p. 64), il s'agirait plutôt d'une « idéologie » de la littérature en général, avec une place spéciale accordée à la « tendance fantastique » telle que Nodier la présente. Il la fait remonter très loin dans le temps, puisqu'il y voit l'origine des diverses théogonies, des religions et des diverses pensées humaines. Dans son commentaire, P. Castex marque bien qu'il s'agit d'un double balayage, historique et géographique : d'Hésiode à nos jours en passant par le Moyen Age ; de la Grèce à la France en passant par l'Italie et l'Allemagne. Ces idées sont reprises ailleurs, la pensée de base est celle-ci : « l'avenir est un passé qui recommence » 6, ce qui implique la possibilité de connaître cet avenir cyclique. Cette idée n'est pas sans lien avec les idées de palingénésie que nous avons mentionnées. Cette nécessité d'un « grand retour » pousse Nodier à penser les sociétés et leurs littératures dans une optique contraire à celle d'un progrès continu. On reconnaîtra là l'antique théorie des Ages, puis celles des siècles d'Or que Voltaire entre autres illustra, tout comme les intuitions de Herder, qui seront plus tard systématisées par Spengler. A chaque période, à chaque civilisation, correspond une littérature particulière, dont le cycle correspond au modèle organique/biologique : naissance, la maturité et enfin la sénescence. Au moment de la « maturité » (âge d'or, siècle d'or) s'impose une littérature « classique » « raisonnable », une littérature du « positif ». Assise sur une solide armature rhétorique, avec un public de « gens de goût et de bien dire » elle règne tant que les conditions historiques qui l'ont fait naître subsistent. Celles-ci viennent-elles à disparaître et, « malgré Aristote, Quintilien, Boileau, La Harpe » — qu'il présente comme ultimes remparts d'une résistance au changement de goût, d'époque et de sensibilité — « le Fantastique pénètre partout ».
          Mais pourquoi particulièrement en ce début du XIXe siècle ? Pour certains, ce n'est qu'une preuve du manque de goût qui suit les périodes révolutionnaires. Pour Nodier, il s'agit d'un symptôme plus profond : « Les malheurs toujours croissants de la nouvelle société présageaient si visiblement sa ruine... le fantastique fit son apparition ».
          C'est aussi un avertissement : « Quand les fables d'un peuple ont vieilli... il faut recommencer la vie sociale sur de nouveaux frais ». Loin de n'être, comme le croient encore quelques puristes attardés, que les traces d'un éventuel mauvais goût, c'est la preuve qu' « une civilisation usée craquait ». Nodier serait-il révolutionnaire ? Oppose-t-il le nouvel ordre bourgeois à l'ancien, monarchique ? Rien de moins évident.
          Comme Novalis et bien d'autres romantiques, Nodier perçoit l'époque post-révolutionnaire comme une ère de transition et de décadence. Ce n'est pas en vain qu'il la compare à celle où vivaient Celse et Lucien, avant le grand bouleversement spirituel qui suivit, le remplacement des Dieux Grecs et Latins par le Christianisme. Il pense voir, avec le XIXe siècle, s'éteindre « sous la misère philosophique, le dernier flambeau de la poésie ». Où d'autres parlent de progrès, de modernité, il n'est sensible qu'à la venue d'une « machine » à réduire l'originalité, à « tarifier la valeur individuelle par sous et par deniers » (Le pays des Rêves).
          Aussi envisage-t-il la littérature nouvelle comme un havre, où il s'agit peut-être de se réfugier pour échapper au désespoir engendré par la nouvelle forme prise par la réalité, et devant l'actualité. C'est une littérature qui procure des « ailleurs », comme il le dit dans la « préface inutile » des Quatre talismans : « Les nouvelles que je me raconte avant de les raconter aux autres ont pour mon esprit un charme qui console, elles détournent ma pensée des faits réels » 7. Ce n'est pas en vain qu'il place en exergue dans Trésor des fèves et fleur des pois ces vers (mirlitonnesques) de Bruscambille :
          « Tout ce que la vie a de positif est mauvais.
          Tout ce qu'elle a de bon est imaginaire«  8.
          Mais dans cette optique, le repli, l'évasion vers l'espace intérieur ne sont pas ressentis comme des fuites. Certes « le penchant au merveilleux demeure peut-être la seule compensation vraiment providentielle des misères inséparables de la vie sociale », mais il est surtout jouvence et ressourcement : « Tieck, Museus, Hoffmann renouvellent pour les vieux jours de notre décrépitude les fraîches et brillantes illusions de notre berceau... fontaine de jouvence de l'imaginaire ».
          La littérature fantastique, avec ses multiples tendances, est donc pour Nodier le moyen employé par les poètes pour retrouver, par-delà les « eaux glacées des calculs égoïstes » une sorte d'état natif. Et pour les âmes sensibles, c'est : « Comme si un organe particulier de divination, que la nature a donnée au poète, leur avait fait pressentir que le souffle de la vie positive était près de s'éteindre dans l'organisation caduque des peuples ».
          Cette divination rend évidente la nécessité, comme lors de chaque cycle, de retourner avec « les grands hommes des vieux peuples, aux jeux des petits enfants » afin d'y retrouver l'exubérance du principe créateur qui avait un jour enfanté les théogonies.

          Un système ?

          Nodier ne s'est pas contenté de ces généralités, qu'il partage sans doute avec nombre de ses contemporains. Il a tenté une sorte d'économie de l'imaginaire, et c'est en cela qu'il demeure passionnant.
          Certes, il sait trouver des accents polémiques : à ceux qui méprisent comme futiles et inopportunes les inventions de la fantaisie des modernes, il leur oppose Hésiode, Homère, l'Arioste et bien d'autres. L'essentiel ne lui paraît pas là. En effet, malgré une certaine confusion terminologique qui lui fait nommer indifféremment fantastiques ou merveilleux certains textes, il a, le premier peut-être, tenté de dessiner un système du fantastique, de ses conditions de production et de réception.
          Passons sur la confusion terminologique. « La première des deux grandes et puériles passions que j'ai eues c'était de me trouver le héros d'une histoire fantastique... de chausser les bottes de l'Ogre » 9 : à lire cet énoncé, la confusion du merveilleux et du fantastique selon nos critères est clairement établie. Mais ailleurs il montre qu'il n'est pas dupe quand il écrit « Je ne veux composer d'ici à ma mort, que des contes de fées, cependant, eu égard à ce grand âge d'émancipation universelle, j'intitulerai des contes »histoires fantastiques«  » 10. Ironie 11 ?
          En fait, il différencie très bien les tons et les domaines. Le style ou la visée de Trésor des Fèves et Fleur des pois ne se confond à aucun moment avec ceux de « La combe de l'homme mort ». Ce n'est pas tant ces différences internes à l'imaginaire qui l'intéressent, mais bien plutôt le fait que merveilleux et fantastiques combattent, chacun à sa manière, la littérature du « positif », comme le Henri d'Ofterdingen de Novalis répond aux Années d'apprentissages de Willhelm Meister de Goethe. Toute la pensée critique de Nodier va exploiter la profonde opposition qu'il voit entre le monde des songes et celui de la « vie réelle », recherchant le point de vue qui privilégiera « la force imaginative ».
          Au risque de paraître arbitraire, il semble possible de retrouver, sous les différentes nuances, les affirmations éparses, quelque chose qui a l'apparence d'un système. Il sera fondé sur une série d'oppositions.
          « L'âme » s'y oppose au « positif ». Parlant de Saint-Martin, Nodier écrit : « 'il avait au moins sur la triste philosophie du siècle passé l'avantage de parler à l'imagination et à l'âme » 12. Elle se retrouve dans le couple « enfant-homme » : « je prenais en délices toutes les merveilleuses rêveries dont on berce l'imagination des enfants, en antipathie toutes les études positives dont on nourrit la première éducation des hommes » 13. A la source de l'humanité réside ce qu'il nomme « le fantastique » car : « Si le fantastique n'eût pas existé, de sa nature propre et inventive, nous n'aurions pas eu de Société ». Le lieu où ce fantastique prend sa vie créative, c'est le sommeil sur quoi il insiste tant dans le Pays des rêves : « Otez au génie les visions du monde merveilleux, et vous lui ôtez ses ailes ». Or « toutes les religions... nous ont été enseignées par le Sommeil... Quel homme accoutumé aux hideuses visites du cauchemar ne comprendra pas du premier aspect que toutes les idoles de la Chine et de l'Inde ont été rêvées ? 14 ». De plus, « comme la vie du Sommeil est bien plus solennelle que l'autre, c'est celle-là dont l'influence a dû prédominer, celle-là qui a dû enfanter toutes les hautes sphères de la création sociale grâce à cette force imaginative dont le sommeil est l'unique foyer ».
          En effet, « le sommeil est l'état non seulement le plus puissant, mais le plus lucide de la pensée ». « C'est de là que jaillit la conception immortelle de l'artiste et du poète ». « La carte de l'univers imaginable n'est tracée que dans les songes » 15. Cette source, productrice de la « naïveté créatrice », est à mettre en relation avec l'aspect « primitif » des civilisations à leurs débuts : le côté « positif » y brimant bien moins que de nos jours, selon Nodier, la libre expression du sommeil et du rêve.
          La source établie, la fonction élucidée, Nodier s'intéresse assez peu à la technique littéraire, au ton, au style. Il préfère mettre l'accent sur trois points : la nécessité de produire un fantastique adapté à notre époque ainsi que l'attitude du conteur et du lecteur. On n'est plus enchanté par le Fantastique de l'Odyssée dit-il car « l'Odyssée c'est du Fantastique sérieux... elle a un caractère qui est propre aux conceptions des premières âges » 16. Nodier souligne à plusieurs reprises la nécessité d'une « source de fantastique vraisemblable ou vrai » de « types extraordinaires mais possibles » pour notre époque. Il insiste sur la nécessité pour le conteur d'avoir « le précieux talent de raconter des histoires étranges et naïves qui tiennent à la réalité la plus commune par l'exactitude des circonstances et de la poésie pour le merveilleux » 17. C'est ce qu'il nomme « voir les choses sous leur aspect fantastique ». Nodier se présente lui-même comme « une espèce d'homme sans cesser pour cela d'être une espèce d'enfant » 18.
          Cette double requête qui vise à présenter le merveilleux et le vraisemblable dans le cadre d'un même texte reprend la thématique de la seconde préface donnée par Walpole au Château d'Otrante 19. S'ajoute à cela le goût personnel de Nodier : « J'aime une imagination fertile en créations mystérieuses, qui m'égare au milieu des ruines et des vieux monuments ». On voit que le fantastique de son époque n'est pas un simple réemploi des thèmes du passé.
          Les deux points suivants sont liés, ils tiennent à l'attitude du conteur et de l'auditeur (ou du lecteur) devant le conte. Le lecteur doit, comme le jeune Nodier, « être organisé de manière à jouir avec délices de ce genre d'illusions » car « une histoire fantastique manque de la plus grande partie de son charme quand elle se contente d'égayer l'esprit... sans rien laisser au cœur » 20. Pour cela il est nécessaire qu'entre le conteur et l'auditoire s'établisse une connivence. En effet « à mesure que la foi s'affaiblissait dans l'historien, elle s'évanouissait dans l'auditoire ». Et « Pour intéresser, dans le conte fantastique, il faut d'abord se faire croire, et une condition indispensable pour se faire croire, c'est de croire » 21. Il reviendra sur cette condition au début de « Jean-François les Bas Bleus » : « La condition essentielle pour écrire une bonne histoire Fantastique ce serait d'y croire fermement, et personne ne croit à ce qu'il invente... un trait vient trahir le sceptique dans le récit du conteur, et l'illusion s'évanouit » 22. Aussi n'accepte-t-il d'écrire des histoires fantastiques qu'à la condition de « ne rien mettre du (sien) ». Il refuse les jeux du Fantastique à la mode, pour retrouver le je-ne-sais-quoi de l'inexplicable, de l'étrange, du surnaturel, cette sorte d' « organe particulier de divination, que la nature a donnée au poète » pour se retremper dans la magie du monde et des rêves.
          Une attention si particulière portée à la qualité du fantastique le place bien loin des critiques de notre temps, pour qui le fantastique, avant d'être un rapport au monde, est d'abord un discours, un ensemble de procédés rhétoriques qui visent à produire un effet par des manipulations textuelles, des jeux sémantiques 23. En effet s'il existe, aux yeux de Nodier, des auteurs capables de « faire du fantastique » à la commande, ce n'est pas à cela qu'il s'arrête. Fidèle à sa pensée centrale qui voit dans le sommeil la source unique des productions artistiques et sociales, il en vient à supposer une dimension réelle, une présence propre au fantastique. La réalité de cette évidence est rendue sensible par le rapport de connivence existant entre le conteur et l'auditoire, sorte de lien magique, sacré, qui demande « une virginité d'imagination et de croyance ».
          Pour Nodier, le fantastique est presque une catégorie a priori de la sensibilité qui impose son propre rapport au monde, et permet à celui-ci d'être perçu dans sa fraîcheur comme dans son horreur natives. Il est, comme la poésie dont il est proche, un moyen d'entrer en communion avec l' « âme du monde », de ressourcer les cycles interminables des civilisations à renaître.

          La position de Nodier n'est pas simple, elle possède néanmoins une cohérence profonde, qui le lie à ce qui est de plus spécifique dans le Romantisme Européen. Certes, dans le détail, il oscille entre ses goûts pour les visions théogoniques, son affection pour certains types de sujets, une sociologie de la lecture et d'autres intuitions, sans que l'amalgame apparaisse toujours d'un aloi sûr. Il convient néanmoins de signaler la richesse de cette première approche du fantastique à l'heure où l'on prétend, peut-être abusivement, réduire les genres littéraires à des ensembles plus ou moins bien formés de traits, que des axiomes engendreraient d'une manière quasi mécanique. D'autant que cette richesse n'est pas le masque d'une confusion : il n'est que de lire les subtiles différenciations qu'il établit entre divers types d'histoires fantastiques, afin d'aboutir à ce qu'il nomme « l'histoire fantastique vraie : relation d'un fait tenu pour matériellement impossible et qui s'est cependant accompli à la connaissance de tous » et qui est proche ce que nous nommons l'histoire fantastique. Il la distingue fort bien des contes de fées, qu'il s'amuse à nommer « nouvelles fantastiques » (note 9). Il différencie aussi « l'histoire fantastique fausse » qu'il renvoie aux contes de Perrault et « dont le charme résulte de la double crédulité du conteur et de l'auditoire » de l'histoire fantastique « vague, qui laisse l'âme suspendue dans un doute rêveur et mélancolique » 24.
          Ce qui distingue l'attitude de la critique actuelle de la position de Nodier me paraît relever, entre autres, d'une position idéologique. Nodier situe son analyse dans un cadre polémique : il parle en paladin des lettres et en défenseur d'un univers défunt qu'il identifie au « Pays des rêves ». Une bonne part de son œuvre met d'ailleurs en scène la confrontation de l'homme universel des Lumières, urbanisé, à l'homme singulier des communautés villageoises. Nodier défend le paysan contre le citadin, les marges contre le centre , l'oral contre l'écrit, la parole contre l'imprimé. Le fantastique, qu'il confond volontairement parfois avec le merveilleux, lui-même rapproché des sources oniriques où surgit le rapport authentique de l'individu et du monde, lui sert souvent d'outil. Il l'utilise pour lutter contre le dessèchement qu'il attribue à l'homme de son époque qu'il imagine décadente.
          Les critiques modernes du fantastique sont plus neutres devant leur objet, qui est réputé n'être que textuel. Il ne faudrait cependant pas que, sous le prétexte de la rigueur et de d'objectivité dans la description, nous soyons amenés à ne voir les textes fantastiques uniquement dans la perspective de l'autopsie. Si Nodier peut nous aider à corriger notre penchant à la distanciation, attitude supposée seule digne et « scientifique », c'est en nous rappelant que la littérature, et plus spécialement celle relevant de l'imaginaire dans son exercice est autre chose qu'une simple combinatoire. Comme toute production symbolique, elle est irréductible à de l'information, elle ne se contente pas de « fonctionner » dans le cadre d'un système, et produit des effets qui éveillent des échos imprévisibles. Nodier, par son texte, a donc le mérite de nous ramener au mystère des textes, quand la tentation structuraliste était plutôt de les ignorer au profit de spéculations sur le système littéraire en soi.
          On peut aussi noter, dans cette approche imaginative des « effets de fantastique », quelques prémices de la critique contemporaine, post structuraliste. Comme Nodier, Cortázar entre autres se fonde sur le « sentiment de fantastique » pour faire signe à une position de l'individu devant ce que Bioy Casares nomme « les lézardes » de la réalité, qui ouvrent sur des perspectives impensables. Certes, la confusion entretenue par Nodier entre le merveilleux et le fantastique n'est plus recevable de nos jours. Non qu'il se soit trompé, mais les paradigmes ont changé. Nodier vit une époque où l'on passe d'un système symbolique où le surnaturel et le merveilleux sont associés au rêve, que l'on commence alors à explorer. Cela donnera les textes fantastiques d'un Gautier quelques années après ce manifeste (« La morte amoureuse » date de 1836). De nos jours le merveilleux ne se manifeste plus dans les littératures « légitimées » de l'Europe et des Amériques du Nord. En revanche il trouve une nouvelle jeunesse dans le « real maravilloso » et dans d'autres textes d'autres cultures qui sont confrontées à l'occidentalisation forcée du monde. Les textes fantastiques modernes renvoient plutôt à une horreur sans nom, plus proches du cauchemar que du rêve, loin des paysages de l'imaginaire, vers le total inimaginable d'un « impossible et pourtant là ».

Notes :

1. Nodier (Charles) : Contes. Ed P. Castex, Classiques Garnier, 1979.
2. op. cit. p. 15-21.
3. op. cit. p 32.
4. Duperray (Max) et alia : Du Fantastique en littérature, figures et figurations. Presses de l'Université de Provence, 1990.
5. Nodier (Charles) : « Du fantastique en littérature ». Revue de Paris, novembre 1830.
6. in « Monsieur Cazotte », Contes, p. 592.
7. Contes. op. cit. p. 719.
8. Contes, p. 560.
9. in « L'amour et le grimoire, ou comment je me suis donné au diable, conte fantastique », op. cit. p. 516.
10. Histoire d'Hélène Gilet », Contes, p. 332.
11. En fait il est parfaitement à même de distinguer le merveilleux de ce qui ne l'est pas, et il inaugure même quelques ambiguïtés. Dans ses Mélanges de litt et de critique (tome II, Rendel, 1820), il propose un compte rendu de De l'Allemagne (une réédition : De l'Allemagne date de 1814) et parle à propos de la « Lénore » de Burger et de « La fiancée de Corinthe » de Goethe de « l'horrible merveilleux de la situation », ajoutant « un mélange si confus d'impressions qu'on ne peut le comparer qu'à ces songes extravagants où l'âme pressée de sensations également vives qui ne cessent de se succéder et de se confondre, doute si elle éprouve de l'horreur ou du plaisir » (p. 351).
12. Monsieur Cazotte », pp. 591-619.
13. id p. 597.
14. Le pays des rêves » in Œuvres complètes : Les contes de la veillée. Bibliothèque Charpentier, 1850.
15. Nodier(Charles) : « De quelques phénomènes du sommeil » (1831) : Œuvres complètes. Renduel, tome V, Paris, 1850. L'homme « offusqué des ténèbres de la vie extérieure ne s'en affranchit jamais avec plus de facilité que sous le doux empire de cette mort intermittente, où il lui est permis de se reposer dans sa propre essence » (pp. 161-189).
16. Préface de Smarra in Contes. op. cit. p. 38.
17. Monsieur Cazotte », op. cit. p. 600.
18. id p. 597.
19. Walpole (Horace) : Le château d'Otrante (1764) in Les romans terrifiants. Bouquins, Laffont, 1984 : « Unir les deux genres du roman, l'ancien et le moderne. Le premier n'était qu' imagination et invraisemblance... Les puissantes ressources de la fantaisie ont été bannies » (p. 7).
20. Préface de « La fée aux miettes », op. cit. p. 167.
21. id p. 169.
22. Contes, p. 362.
23. Bozzetto (Roger) : « Un discours du fantastique ? » in Duperray (Max) et alia, op. cit. pp. 55-69.
24. in « Histoire d'Hélène Gillet », p. 330.

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