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Parler cyber : La dissémination d'un vocabulaire imaginaire

Dominique WARFA

Cyberdreams n°4, octobre 1995

          Dominique Warfa est né en 1954 à Liège, ancienne principauté et ville belge proche de Maastricht (la ville du mosasaure) et d'Aix-la-Chapelle (celle de Charlemagne). Il entre en Science-Fiction en 1973 avec un fanzine : Between, puis commence à publier des nouvelles rares mais remarquées, dans Fiction et dans diverses anthologies, dont le célèbre Futurs au Présent de Philippe Curval. Dominique Warfa est également critique — pour Fiction, Séries B, Les cahiers de la BD, La Wallonie... — et cette activité a longtemps pris le pas sur l'écriture de fictions. On lui doit plusieurs études faisant référence sur la SF belge ainsi que deux anthologies remarquées : Jean Ray en Miroir et Au nord de nulle part. Il est également l'un des fondateurs-animateurs du Groupe Phi — auquel appartient également Serge Delsemme, publié dans notre précédente livraison. Cette bonne ville de Liège, associée plus volontiers à Georges Simenon, est décidément aussi une place forte de la SF contemporaine !
          Sous son véritable nom (que nous ne révélerons pas !), Dominique Warfa est responsable de réseau informatique à la P.J. de liège et développeur d'applications. L'émergence de la culture cyber ne pouvait manquer de le faire réfléchir.


*



« II existe aujourd'hui dans le monde un foisonnement de courants littéraires, musicaux, artistiques, voire politiques se réclamant de la 'cyberculture'. » Pierre LEVY, L'intelligence collective, Pour une anthropologie du cyberspace. (Paris : La Découverte, 1994.)

          Depuis de nombreux mois, les médias en général, l'édition, le monde musical, les radios branchées semblent envahis d'un seul coup par la science-fiction : les couvertures, les annonces audios ou les pochettes de compacts, quand ce ne sont pas les unes des quotidiens, ne reflètent plus qu'un mot, cyberpunk, qu'une réalité 1, le cyberspace. Il convient pourtant d'éviter une déconvenue à l'amateur pressé, qui en déduirait que son genre favori a enfin conquis la place qui lui revient. Car lorsque l'on prend la peine d'y regarder de près, on s'aperçoit très vite qu'il n'est pas question de littérature, a fortiori de SF : tous ces titres, toutes ces accroches publicitaires, tous ces bouquins multicolores ne parlent que d'une chose — le phénomène ardemment médiatisé des autoroutes numériques, du multimédia, de l'immersion informative, Internet et réalité virtuelles mélangés.
          L'individu cyberpunk n'est plus désormais (ou plus seulement) un écrivain de SF américain un peu fondu, fantasmant sur la métaphore du sexe qu'est la broche cervicale 2. Le terme cyberpunk désigne aujourd'hui n'importe quel forcené (tout aussi fondu) du surfing de réseau informatique. Vous êtes cyberpunk si vous raccordez un modem rapide à votre tout nouveau Pentium 100 pour glisser d'hôte en hôte sur les vagues d'Internet 3, en enrichissant les opérateurs télécom de votre région et en adoptant un nouveau patois à base de FTP, HTTP ou WWW. Vous devenez netrunner, et vous explorez le cyberspace. In Real Life.
          Mais la qualification cyberpunk est également devenue un état d'esprit 4 chez tous ces accros du langage unix et du world wide web, fondant peu à peu une nouvelle forme de culture, qui s'auto-proclame évidemment cyberculture. En juin 1993, Billy Idol sortait un album intitulé sobrement Cyberpunk et confiait à un journaliste rock combien sa rencontre avec William Gibson l'avait convaincu de la validité du concept cyberpunk. « Le cyberpunk, avance le journaliste, est vite devenu une philosophie touchant au domaine artistique se servant de la technologie de pointe pour livrer son message antisocial ». Pour le chanteur, « vous avez besoin de ça pour vivre et pas seulement en tant qu'artiste mais en tant qu'être humain, vous êtes affamé de nouvelles idées afin d'améliorer votre qualité de vie » 5. Musicalement, tout cela s'avère peut-être une simple continuation de la techno et du sampling. L'utilisation des nouvelles technologies devient pourtant plus excitante avec le CD-I de Peter Gabriel, qui permet de reconstituer la session d'enregistrement et de modifier les orchestrations ! Il en existe aussi de Prince et de Bowie. Et pour les (vieux) fans du Dead tels que votre serviteur, on trouve tout ce qui tourne autour de Jerry Garcia et ses copains sur Internet (gdead.berkeley.edu via gopher). « What a long, strange trip it's been »...
          On pourrait dire, en paraphrasant Andy Warhol, que quelque chose devient réel (quoi que ce soit, là n'est pas le problème) lorsque les médias de masse s'emparent du phénomène pour l'analyser et lui offrir une carte de visite bien nette. Les news américains ont officialisé la cyberculture en 1993, dans les colonnes de Time puis de Newsweek. Le mot cyberpunk, cette appellation à génération spontanée que personne ne semble revendiquer, a dû quitter les rivages de la littérature pour le grand large (numérique) vers ces moments-là. Au printemps de la même année naissait Wired, paradoxe incarné d'une revue papier entièrement consacrée à la culture cyber, mais qui s'est rapidement imposée comme la référence incontournable, et est quand même accessible sur un site Web. Nos écrivains de SF se sont directement impliqués dans un mouvement à la base duquel on retrouvait quand même leurs œuvres et leurs idées. Dans Wired, aux côtés de l'inventeur du data glove, Jaron Lanier, et du prophète des communautés virtuelles, Howard Rheingold 6, on trouve la signature de William Gibson, de Neal Stephenson, de Bruce Sterling et de bien d'autres, ce dernier analysant d'ailleurs l'univers des hackers (bidouilleurs activistes, en gros) dans un bouquin très journalisme d'investigation, The Hacher Crackdown 7. Je ne suis pas certain que Gibson ou Sterling seraient fascinés par un débat tentant de déterminer s'il écrivent en figures de mots ou en figures d'idées, par contre je suis à peu près persuadé qu'ils sont très motivés par ce dont ils parlent, au point de quitter parfois la littérature pour le journalisme ou l'essai.
          Bref, cyberpunk et cyberspace vont en bateau, bien loin de leur territoire d'origine : un lexique créé par la SF se dissémine dans le monde entier. Ce langage, ce vocabulaire dont nous traitons ici, ne se répand qu'au moment où, après la littérature, ce qu'il désigne quitte le territoire technoscientifique pur pour se répandre dans un autre territoire bien plus vaste, celui de la culture. Un langage précis est partie prenante d'une culture précise, on y reviendra 8.
          On peut rassembler quelques exemples tirés de la grande presse, fin février 1995, à l'occasion de la tenue à Bruxelles 9 du sommet du G7... A la une du Soir (Bruxelles) du 25 février : « Welcome to »cyberspace«  ! », et en pages intérieures, « de la cybernétique (...) est né un nouvel espace de communication, le »cyberspace«  ». Dans le même quotidien, le 27 février : « la première foire mondiale du »cyberspace« se tenait ce week-end à Bruxelles », chapeau d'un article au souci pédagogique pas si fréquent : « Un peu d'étymologie ? »Cyberspace« est sorti de la plume de William Gibson, dans une pièce (sic) intitulée »Le Neuromancien« (re-sic) : il désigne l'espace virtuel dans lequel circulent les informations électroniques ». A la une du Monde du 8 mars : « L'avènement du cyber-espace » 10. Extrait de l'enquête : « C'est sous la plume de William Gibson, auteur de science-fiction américain, qu'est né le mot cyber-espace, dans un livre publié en 1984 aux Etats-Unis et traduit l'année suivante en français sous le titre Neuromancien. Il racontait les aventures d'un homme projeté dans la jungle terrifiante d'un réseau géant d'informations ». Excepté pour le résumé discutable, voilà un journaliste sachant s'informer avant d'informer, les références sont au moins correctes. Même l'austère Monde Diplomatique succombe, dans son numéro de février 1995 en titrant « Qui contrôlera la cyber-économie ? » un article de Philippe Quéau. « Un monde nouveau, électronique et virtuel, émerge peu à peu, explique celui-ci. Il possède (...) son propre territoire : le cyber-espace (...) ». Dans un domaine plus anecdotique, l'ouverture d'un point d'accès Internet à Liège est commentée par le Soir, en mars, en estimant utile de surqualifier le Net : « un accès au premier réseau mondial de communication entre ordinateurs, Internet (le »cyberspace« ) ». Enfin, du printemps à l'automne 1995, une exposition itinérante parcourt la Wallonie et Bruxelles sous l'égide du Crédit Communal (banque publique), et, à l'image d'autres animations (La Villette, Futuroscope) offre à ses visiteurs toutes les variantes désormais courantes de l'environnement cyber : RV, multimédia, 3D, synthèse d'images, simulation, Internet, tout ceci accessible selon les cinq sens. Son intitulé : Cyber-City.
          Il semble donc que l'on puisse avancer sans trop risquer de démenti combien cette avancée des termes cyberpunk et cyberspace dans le grand public, l'un désignant les accros du réseau et l'autre son espace virtuel, se voit désormais enracinée. Cet ancrage médiatique, comme souvent, ne se fait évidemment pas sans imprécisions (voir l'article du Soir cité plus haut), sans légers détournements et sans récupération par l'écume de l'effet de mode : toute nouveauté très légèrement connotée informatique ou infobahn se voit flanquée du préfixe cyber. On rencontre ce dernier sur un spectre particulièrement large : de la cyber-monnaie au cyber-sexe ! La plupart des livres d'informatique traitant du Net ou de la réalité virtuelle ne se conçoivent plus sans une accroche en couverture, du genre « l'univers du cyberspace ». Dans cette dérive d'arguments publicitaires, Internet est désormais réputé être le cyberspace. Le fait de devenir un argument publicitaire, ou ressenti comme tel, témoigne de la distribution élargie du concept. Les revues spécialisées se font rares qui ne présentent pas une rubrique cyberspace. Les ouvrages de vulgarisation définissent amplement (même si c'est parfois simpliste) l'univers cyber et il n'est pas rare d'y trouver Gibson cité dans l'index 11. Un Cyberguide est paru récemment, preuve s'il en était besoin que la cartographie du cyberspace a commencé 12 ! On ne peut évidemment manquer de citer Pierre Lévy, philosophe et professeur à l'université Paris-VIII, qui incarne vraisemblablement à lui seul la réflexion pointue et intelligente sur les nouvelles technologies de l'information. Son dernier livre, L'intelligence collective, est sous-titré Pour une anthropologie du cyberspace et paraît — coïncidence significative — chez l'éditeur qui a permis à William Gibson de prendre pied en terre francophone avec la traduction de Neuromancer : La Découverte 13 !

          La science-fiction a toujours été un grand espace de création pour les lexiques et les langages imaginaires (d'une part les mots, souvent destinés à enrober de nouveaux concepts, ou des ravalements de concepts anciens ; d'autre part les langues, censées étayer l'effet de réel voulu quant à une planète, un peuple, une société, une culture créés de toutes pièces). Il s'est même trouvé naguère de sinistres rabat-joie pour reprocher au genre son goût du néologisme 14. Mais ces créations sont généralement demeurées internes au genre, même si l'importance de l'intertextualité et de la création collective en SF leur a permis de migrer d'œuvres en œuvres et d'auteurs en auteurs. On pourrait longuement dresser la liste de ces langues et de ces vocabulaires créés de toutes pièces.
          Leur dissémination en dehors du genre constitue une circonstance beaucoup moins fréquente : si l'on peut arguer du terme astronautique inventé par Rosny Aîné et du succès de cyborg, d'extraterrestre ou d'androïde, par contre bien des vocables science-fictifs sont demeurés d'usage exclusivement littéraire. Il semble donc légitime de s'interroger sur les circonstances ayant permis qu'il en aille autrement pour cyberpunk, cyberspace et quelques autres termes désignant les cow-boys informatiques.
          L'aspect le plus significatif de ce cas particulier de dissémination d'un vocabulaire fictif dans notre réalité ne gît vraisemblablement guère dans son utilisation publicitaire à effet de mode, laquelle risque de ne durer qu'un temps, mais bien plutôt dans son passage apparemment bien accepté vers les publications de vulgarisation sérieuse et le discours de chercheurs qualifiés tels que Pierre Lévy. En outre, ce passage n'a pas eu lieu naturellement non plus que directement, de la littérature vers le vocabulaire technico-scientifique. En effet, le lexique cyber a tout d'abord infiltré le milieu ludique de la simulation 15, par le biais des jeux de plateau puis des jeux informatiques, qui ont décliné adaptations des romans et créations propres dans un monde virtuel au grand souci de cohérence 16. Mais ces adaptations tout comme ces scénarios de jeux originaux avaient tous pour caractéristique d'axer une utilisation du substrat cyber en tant que simple décor propre à l'animation de personnages et à la définition de règles originales. Après tout, quoi de plus naturel que ce primat du netrunner : le roman cyber-punk n'est-il pas également un surgeon du polar noir américain ? Il n'en demeure pas moins vrai que l'univers des jeux de simulation, de Cyber-punk à Shadowrun 17 s'est assez peu inspiré des conditions mêmes d'existence de l'univers décrit, du cyberspace en lui-même.
          C'est le milieu des utilisateurs du Net qui va s'approprier le terme, considérant que si on n'accède pas encore aux données d'Internet de la même façon que Case à la Matrice dans Neuromancien 18, l'organisation de ces données et leur répartition dans un espace intangible et virtuel est déjà fort proche de la réalité gibsonienne. Lorsque vous utilisez une base de données partagée, répartie entre plusieurs ordinateurs-hôtes, où se situe-t-elle réellement ? Ce n'est d'ailleurs pas si neuf comme mode de représentation d'une virtualité : quand vous téléphonez, où situez-vous la conversation ? Ce sont donc les fondus du réseau qui popularisent très vite le recours aux créations lexicales de la SF contemporaine : le Net lui-même, et la facilité avec laquelle une information y circule, fera le reste et assurera le succès définitif du cyberspace.
          Faut-il s'étonner de ce recours à l'imaginaire science-fictif ? Il conviendrait alors de rappeler les éléments de quelques statistiques (peut-être peu scientifiques, mais combien parlantes) tenant compte des déclarations de tous ces chercheurs, créateurs, techniciens et savants qui ont donné une réalité à ces concepts fous que sont Internet, la RV ou l'IA. Tous ou presque, de scientifiques hors normes comme Marvin Minsky au dernier des bidouilleurs de réseau local, tous ils affirment être ou avoir été des lecteurs de SF ! Aux Etats-Unis, la communauté de ceux qui font les techno-sciences ou qui s'agitent autour d'elles se reconnaît dans la science-fiction moderne, y retrouvant bien souvent des préoccupations qui sont également les leurs 19. Plus d'un scientifique américain avoue avoir baigné dans la fiction, lorsqu'il ne la pratique pas lui-même 20 : la solution de continuité, le véritable hiatus que l'on rencontre dans nos contrées de culture française entre science et littérature est réduit au minimum au pays d'Al Gore.
          Néanmoins, ce fragment d'explication ne saurait tout éclaircir. On pourrait dès lors approfondir la question en ajoutant que la reconnaissance explicite de l'antériorité du vocabulaire cyber (la citation régulière de William Gibson en tant qu'initiateur, entre autres) témoigne de l'acceptation, par ceux qui en usent aujourd'hui, de son adéquation aux réalités à décrire. On peut envisager les scientifiques adoptant ces termes qui n'ont pas été générés par eux, pour le motif qu'ils s'avèrent particulièrement bien adaptés à leur environnement quotidien. De plus, filtré déjà par tous les lecteurs de SF comme par tous les adeptes des jeux de simulation, le lexique cyber a pu être perçu d'usage courant, rendant implicitement illusoire toute tentative d'en faire adopter un autre, peut-être trop technique. Il s'agit d'une seconde caractéristique de ce succès : ce n'est pas ici la bonne fortune d'un lexique abscons ou réservé à une minorité par son ultra-spécialisation. Et il est sans doute propre aux États-Unis que des vocables aient pu être admis malgré leur forte connotation fictive.
          L'adoption d'un vocabulaire littéraire, mais pas de n'importe quel vocabulaire littéraire, témoigne donc — répétons-le — des relations indéniables qui existent entre la science-fiction et les techno-sciences, relations qui, aux États-Unis du moins, ne sont nullement niées. On épousera comme parfaitement pertinente la formulation de Sylvie Denis pour qui « les simulations (de la SF) sont basées sur la perception qu'ont les auteurs de science-fiction du rôle primordial de la science et de la technique dans les métamorphoses de la société » 21. Et il est vrai que de toute la SF contemporaine, les œuvres cyberpunks sont peut-être parmi celles qui ont su saisir au plus près les métamorphoses de la science et des techniques en pleine évolution, ainsi que leurs conséquences directes sur les sociétés et les individus qui les forment. Ils sont une parfaite expression des sentiments en faveur des nouvelles technologies qui ont traversé les années quatre-vingt, qui sont également les années de développement des tech­niques informatiques permettant désormais à tout particulier de surfer sur le Net. De tout ceci résulte une autre réflexion, quant à l'adéquation de la SF en tant que reflet des technosciences et réflexion sur celles-ci, mais également, dans le cas qui nous occupe, en tant qu'accompagnement et traduction de celles-ci au moment même où s'étant constituées dans leur espace propre, elles tendent à se répandre en dehors de ce dernier pour investir les préoccupations de la population la plus large. Le Net crée une nouvelle culture et cherche la meilleurs adéquation de ce dont on parle et de la manière dont on en parle : il élit à ce titre la science-fiction. Bruce Sterling, dont on a fait le théoricien du mouvement, a particulièrement bien résumé ces correspondances science-littérature. « Dans cet univers, dit-il du monde de Gibson en préface à Gravé sur chrome 22, la Science avec un grand S n'est pas une source de merveilles magiques et pittoresques, mais une force omniprésente, envahissante, incontournable. C'est un rideau de radiations mutantes qui se déversent à travers la foule, un autocar bondé qui grimpe à fond la caisse une pente exponentielle. (...) Les extrapolations de Gibson révèlent, avec une clarté outrée, la masse cachée de l'iceberg du changement social ». Comment s'étonner dès lors que lorsque le changement social survient — et le Net en est un, n'est-ce pas ? — ce soit à ces écrivains-là que l'on fasse référence en adoptant leur manière de désigner les choses et les réalités ? Dans sa préface à l'anthologie Mozart en verres miroirs 23, Sterling précise : « une nouvelle alliance s'impose comme une évidence : c'est l'intégration de la technologie et de la contre-culture des années quatre-vingt ». N'oublions pas que dans les sociétés de pointe de Silicon Valley, aux côtés de gestionnaires tels que John Sculley 24, on trouvait et on trouve encore des chevelus en dreadlocks comme Jaron Lanier, inventeur du gant de données (data glove). Et plus loin : « le mouvement cyberpunk provient d'un univers où le dingue d'informatique et le rocker se rejoignent, d'un bouillon de culture où les tortillements des chaînes génétiques s'imbriquent ». En quoi serait-il donc fallacieux d'analyser pourquoi la société des techniciens et des savants a si bien adopté le lexique cyber ? Ne faut-il pas conclure que le mouvement littéraire et le saut quantique socio-culturel induit par la généralisation du Net sont parallèles et se sont nourris mutuellement ? Néanmoins le réel a la vie dure malgré la RV : le cyberspace est d'abord né en terrain littéraire et science-fictif.
          L'adoption par les théoriciens de la société de l'information du vocabulaire cyber semble être en soi un témoignage du fonctionnement de cette société elle-même, puisqu'il découle de la circulation universelle de ce vocabulaire grâce aux nouveaux médias tels qu'Internet. La bonne fortune du langage cyber témoigne même de l'un des enjeux de cette société de l'information : celui qui diffuse une nouvelle idée, un nouveau concept (un nouveau vocabulaire, plus simplement) a désormais toutes les chances de voir sa création vivre très rapidement sa propre vie, vu sa diffusion quasi instantanée. Le premier créateur aurait donc tendance à imposer sa vision, même involontairement. Lorsque l'on sait combien de sites révisionnistes existent aujourd'hui sur les serveurs du Net aux Etats-Unis, cette réalité n'est pas neutre ! (Sans compter ces fêlés de survivalistes qui pensent avec leur M16 et font sauter les bâtiments fédéraux.) Mais face à toutes les dérives, les forums d'Internet 25 permettent une discussion à un niveau de convivialité et d'instantanéité qui n'avait encore jamais existé.
          Il faudrait encore aborder un point de la contamination littérature-technologies qui semble d'évidence né des œuvres du clan des verres-miroirs : l'aspect multiculturel. On voit de plus en plus nommer les autoroutes numériques sous l'appellation d'infobahn. Le vocabulaire cyber connaît effectivement diverses sources linguistiques, et possède une très nette tendance à tout mélanger joyeusement. Les personnages de Gibson et des autres en témoignent : des mots de toutes origines leur sont familiers, principalement issus des sources hispanophones, germanophones ou japonaises (ce qui en dit long sur l'état non seulement socioculturel mais aussi économique de l'univers décrit). Il y a une anthropologie de la vision du monde cyber qui demeure à faire : l'importance de l'objet et le rapport complexe tissé entre celui-ci et l'individu, ainsi que l'a analysé Sylvie Denis 26, en serait un élément essentiel, comme le langage. Je ne reviendrai pas sur cette incroyable insistance de l'œuvre de Gibson à nommer les choses, remarquablement analysée dans cette étude. Dans l'œuvre cyberpunk, les noms des choses, des objets, ont donc une grande importance : cette accentuation de la désignation linguistique précise participe du projet esthétique global.
          Toute activité humaine a toujours généré son propre langage, du milieu criminel aux instances juridiques, du congrès médical au jargon informatique. Mais quant à ce dernier, il faut souligner que jusqu'à la diffusion élargie des concepts orbitant autour d'Internet, le monde de l'informatique a créé lui-même son jargon, sans juger utile de puiser à une autre source. Au contraire, la SF recyclait avec plus ou moins de bonheur les termes techniques dans sa propre création de néologismes. On pourrait donc dire que la situation présente possède toutes les caractéristiques d'un réel passage d'une culture à une autre, passage tellement décisif que ses acteurs, consciemment ou non, éprouvant le besoin d'un nouveau lexique, le trouvent non dans leur propre pratique mais dans une étonnante percolation de l'imaginaire vers le réel. Et ce au moment où on s'ingénie à nous présenter ce réel comme ayant désormais perdu son caractère intangible, puisqu'il devient virtuel. N'est-ce pas cette dernière caractéristique qui justifie ou rend possible le recours au lexique science-fictif, alors qu'auparavant on n'avait jamais jugé utile d'adopter le globmuche à bosons invertis pour désigner le disque dur ? C'est au moment précis d'un changement de culture, de société, au moment de l'apparition de nouveaux paradigmes propres à permettre le décryptage du monde (l'hypertexte, par exemple), que le lexique SF émerge de son espace propre pour se répandre d'abord dans les territoires limités qui le choisissent, puis très vite partout — à cause de la dissémination rapide des thèmes et des techniques qui ont fait appel à lui. Les autres lexiques particuliers à la SF n'ont, auparavant, jamais connu ce succès. Ils n'ont jamais constitué un véritable langage hors SF.

          On terminera cet embryon de réflexion en se souciant quelque peu de ce dernier, le vocabulaire étant l'un des éléments constitutifs de tout langage même si celui-ci ne peut lui être entièrement réduit. Un langage est une forme complexe de représentation du réel : il modèle et détermine quasi philosophiquement et idéologiquement notre vision du monde. Cela peut paraître une évidence de le rappeler, mais le langage forme et déforme la manière dont nous percevons le réel. Un rapide exemple pris dans l'espace cybernétique où nous naviguons sera parlant. L'emploi de termes tels que simulation ou virtualité, par leur charge signifiante qui nous semble les opposer à ce que nous considérons comme la réalité, induit un grand nombre de discours alarmistes quant aux risques d'effacement du principe de réel chez ceux qui auraient trop souvent recours à la RV, par exemple. Pourtant, du point de vue de l'informaticien (Pierre Lévy le souligne), une simulation n'est jamais qu'un mode banal d'accès à la réalité 27. C'est dire l'importance du choix d'un langage par rapport au sujet dont on entend traiter : cette adoption est au moins signe social, de la reconnaissance tribale à la manipulation de l'adversaire. Nombreux sont les ouvrages de SF qui ont exploré le phénomène, des Langages de Pao de Jack Vance à L'enchâssement de lan Watson en passant par Babel 17 de Samuel Delany 28. Mais un langage s'avère également constituer la base profonde d'une culture, c'est à dire d'une nouvelle manière de distinguer la réalité, parfois même d'une nouvelle réalité 29.
          « Toute nouvelle technologie apporte avec elle un ensemble de services et de contraintes sans lesquels elle ne peut fonctionner. Ainsi se crée une nouvelle réalité qui s'impose à la société, quel que soit l'usage qui est fait du support en question, et quel qu'en soit le contenu ». Cette formulation d'Eric McLuhan, le fils de Marshall 30, exprime combien le social évolue, au travers des nouveautés qu'une techno-culture lui transmet comme autant de fragments d'un réel en perpétuelle mutation. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, tel est bien l'enjeu en définitive : la cyber-culture qui se crée par le médium des nouvelles habitudes du Net et du lexique science-fictif imprègne la société et la modifie (comment ne pas songer au novum cher à Darko Suvin, dont la présence désigne ou non un texte comme science-fictif ?). C'est ainsi que naît toute nouvelle forme culturelle : elle a besoin d'un réfèrent basique et d'une formulation de celui-ci au travers d'un langage, élément d'une esthétique et d'une vision particulière. Que la culture du Net ait choisi son vocabulaire au sein de la SF ne dit peut-être qu'une chose, mais le dit clairement : quelque controversé que puisse être le genre aux yeux de certains acteurs culturels, il semble le seul capable autant de désigner les nouveaux paradigmes que la cyber-société nous transmet, que d'offrir à celle-ci une esthétique où elle puisse se reconnaître.
          L'homo sapiens sapiens se mue en homo sapiens cybernetensis sous les auspices conjointes d'une technicité exacerbée et, soyons lucides, devenue souvent sa propre justification (son évidence, qui pousse à sa banalisation médiatique, étant proche du ce-qui-va-de-soi barthien — mais on ne saurait non plus éviter de questionner à son propos l'espace marchand et l'espace politique), et d'un imaginaire littéraire et ludique qui retourne sur elle-même cette technicité puisqu'il en explore les marges et les bas-fonds (Gibson et les poubelles de l'Histoire). Si l'homme du proche XXIe siècle voulait faire l'effort de percevoir par le biais de la SF les signes de changements sociaux qui se multiplient, il ne saurait être dupe de la course auto-alimentée des techno-sciences : là où la littérature montre que le roi est nu (ou, variante cyberpunk, qu'il vit dans les décharges des mégapoles), on ne saurait plus prétendre ignorer son anatomie. A nouveau, le paradoxe éminemment délicieux de la situation est de voir une littérature désigner plus que jamais les failles du réel au moment où ce dernier s'efface de plus en plus sous sa représentation virtuelle. Car l'œuvre d'art se met à nous montrer les simulacres qui nous entourent avec les moyens mêmes présidant à la confection de ceux-ci (RV, multimédia, etc.). Le succès du vocabulaire cyberpunk nous assure au moins d'une chose, et peut-être nous rassure : l'imaginaire créatif l'emporte toujours sur les algorithmes rébarbatifs.

Notes :

1. Si l'on peut dire... Ou alors, une réalité virtuelle !
2. Pseudo technologie futuriste de connexion déjà rendue obsolète par l'apparition des techniques nano (lire L'envol de Mars de Greg Bear). Ah ! Qu'il est dur le métier d'écrivain de SF/SF...
3. Est-il encore nécessaire de préciser qu'il s'agit du petit nom de réseau des réseaux, connectant tous les ordinateurs de la planète, en successeur très anar d'Arpanet, le réseau militaire US ?...
4. Comme la SF, pas vrai ?...
5. in « Billy le cyberpunk », article de Thierry Coljon, Le Soir (Bruxelles), 16 juin 1993.
6. Lire son ouvrage portant ce titre, qui vient d'être traduit en français : Howard Rheingold, Les communautés virtuelles. Paris : Addison-Wesley, 1995.
7. New-York : Bantam, 1992.
8. J'entends bien qu'un langage est quelque chose de plus vaste qu'un lexique ou un vocabulaire, impliquant d'autres phénomènes linguistiques que le simple choix des mots. Néanmoins, par souci de clarté, le terme langage sera souvent employé ici par synonymie avec vocabulaire.
9. Ville souvent citée chez William Gibson et les autres. Il est vrai qu'hormis son poids dans l'Union Européenne, Bruxelles, ville atomisée par les promoteurs, a tout du décor cyberpunk.
10. On distingue un quotidien belge d'un quotidien français au souci de ce dernier de franciser jusqu'à créer des mots ridicules tels que « cyber-espace »...
11. Ainsi de deux titres de la remarquable collection « Dominos » de Flammarion, parus en 1994 : Dominique Monet, Le multimédia ; Claude Cadoz, Les réalités virtuelles.
12. Cyril Fiévet, Cyberguide. Paris : Addison-Wesley, 1995.
13. Pierre Lévy, L'intelligence collective, Pour une anthropologie du cyberspace. Paris : La Découverte, 1995. Il convient de citer deux autres titres de Pierre Lévy, fondamentaux pour qui s'intéresse au sujet : La machine univers. Paris : La Découverte, 1987. Réédité dans la collection « Points-Sciences » du Seuil (n° S79) ; Les technologies de l'intelligence. Paris : La Découverte, 1990. (« Points-Sciences », S90).
14. On songe à Jacques Sternberg commentant dans Le Maga­zine Littéraire l'un des premiers romans de Michel Jeury.
15. Ce qui demeure malgré tout habité d'une certaine logique, le cyberspace étant par essence un univers de la simulation.
16. Voir l'article de Patrick Leclercq et Pierre Joyeux, « Branchez-vous, jouez cyberpunk », in Casus Belli, n° 56, mars-avril 1990.
17. Qui nous revient au Fleuve Noir sous formes de romans adaptés du jeu, un comble.
18. William Gibson, Neuromancien (Neuromancer). Paris : La Découverte, 1985. Réédition J'ai Lu, n° 2325, 1988.
19. C'est sans doute ce qui a contrario éloigne encore et toujours la communauté littératurante francophone du genre tout entier.
20. Minsky, justement, avec Harry Harrison pour Le test de Turing (The Turing Option, Paris : Robert Laffont, 1994), remarquable techno-thriller quoiqu'un peu lourd littérairement. Et tous les autres écrivains scientifiques, de Greg Benford à Charles Sheffield.
21. Sylvie Denis, « Cyberspace ou l'envers des choses », in CyberDreams 01, janvier 1995.
22. William Gibson, Gravé sur chrome (Burning Chrome). Paris : La Découverte, 1987. Réédition J'ai Lu, n° 2940, 1990.
23. Bruce Sterling (éd.), Mozart en verres miroirs (Mirrors-hades). Paris : Denoël, 1987. « Présence du Futur », n° 451.
24. Ex-patron d'Apple, qui fit auparavant une grande part de sa carrière chez... Pepsi-Cola.
25. Sans lesquels, juste retour des choses, Vernor Vinge n'aurait sans doute pas écrit Un feu sur l'abîme (A Pire upon the Deep. Paris : Robert Laffont, 1994) ainsi qu'il l'a écrit.
26. Op. cit.
27. Pierre Lévy, La machine univers. Op. cit.
28. Jack Vance, Les langages de Pao (The Languages of Pao). Paris : Denoël, 1965 (« Présence du Futur », n°83). lan Watson, L'enchâssement (The Embedding). Paris : Calmann-Lévy, 1974 (« Dimensions »). Réédition Presses-pocket, n° 5211, 1985. Samuel Delany, Babel 17 (id.). Paris : Calmann-Lévy, 1973 (« Dimensions »). Réédition J'ai Lu, n° 1127.
29. On ne s'aventurera pas ici à discuter du statut exact de cette réalité, qui interroge toute la philosophie depuis la Grèce antique.
30. Eric McLuhan, « Le retour au village planétaire de Marshall McLuhan », in Multimédia, Un écran sur le monde, Bruxelles : Le Soir, 1995.

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