Dans le sillage des années 60, je comptais au nombre de mes certitudes adolescentes celle d'une communauté culturelle entre Science-Fiction et rock'n'roll. Les deux nous provenaient, après tout, des États-Unis, parés des couleurs de la modernité et d'une certaine démocratie culturelle. C'était l'époque où Rock & Folk faisait de la publicité pour un confrère nouveau venu avec le slogan « le rock'n'roll, c'est aussi du Métal Hurlant ». N'y avait-il pas foule de groupes qui empruntaient à la SF son imagerie, quelques bribes de paroles, voire des récits entiers sous forme d'albums-épopées ? Comme celui du Jefferson Starship, Blows against the Empire, qui s'était retrouvé finaliste du Prix Hugo dans la catégorie « présentation dramatique ». Un catalogue serait vite lassant, mais on se souviendra toujours de Jimi Hendrix (ou David Bowie) jouant aux extra-terrestres, des mises en scène grand-guignolesques du Black Sabbath ou du Blue Oyster Cuit (qui avaient tendance à mélanger SF et fantastique puisés au creuset des films de série B), ou des délires cosmiques des pionniers allemands du synthétiseur.
Impossible non plus de passer sous silence le trip permanent du groupe anglais Hawkwind dans l'heroic fantasy. Hawkwind — qui existe toujours après des millions de changements de personnel, et a suscité une sorte de culte — a eu pour nous l'intérêt d'avoir brièvement joué avec Michael Moorcock, qui a fourni nombre de textes pour l'album Warrior on the Edge of Time. Moorcock, au début des années 60, taquinait la guitare dans les cafés londoniens, et a sorti dans la foulée de son expérience avec Hawkwind son propre album de rock, The New Worlds Pair, sur lequel il est accompagné par The Deep Fix, un groupe comptant parmi ses membres un certain... Graham Charnock.
En résulte-t-il pour autant que la Science-Fiction accueille le rock comme un frère d'armes ? Non, tant s'en faut. Depuis, les musiques populaires se sont diversifiées, et on pourrait aussi bien rattacher à la littérature spéculative la musique industrielle ou la Cold Wave (pour l'étrangeté de leur son) que les ballades futuro-pessimistes de Gérard Manset. Quant à la musique qui peut sourdre des pages de nos livres préférés, ce sera surtout celle qui a la préférence des auteurs concernés... et ils ont chacun leur goût particulier.
On croit parfois entendre à la lecture la bande sonore qui a inspiré un écrivain. Non, je ne fais pas allusion aux disques de Status Quo que le jeune Chris Priest se vantait d'employer comme fond sonore ! Ils n'ont pas laissé de trace sur ses romans, toujours subtils et surprenants (par contre, en ce qui concerne son habitude de se vêtir de blousons de denim délavé...). En revanche, Robert Holdstock affirme avoir conçu La Forêt des Mythimages en écoutant Alan Stivell, et le lien est patent entre la plongée effectuée par Holdstock dans l'inconscient collectif de l'Histoire, et les origines souvent perdues dans les brumes marines de la musique celtique. Les chansons folkloriques les plus anciennes reproduisent dans leurs textes les ballades et légendes dont s'inspire la fantasy. Joan Vinge a pratiqué dans sa nouvelle « Tarn Lin » un démarcage de la chanson du même nom, et Roberta MacAvoy s'est servie pour personnage du guitariste de folk français Pierre Bensussan ; Emma Bull dose un mélange beaucoup plus moderne en faisant intervenir dans ses romans de punk-fantasy (en particulier War of the Trees) un groupe de ses amis Minneapolitains, Boiled in Lead, qui maltraitent le folk irlandais à grands coups de feedback. Plus près de chez nous, Jean-Marc Ligny a bâti un roman de fantastique, La Mort peut danser, sur l'histoire irlandaise et sur l'évolution bien réelle d'un groupe de rock new wave, Dead Can Dance, qui produit des enregistrements de plus en plus marqués par la musique moyenâgeuse.
Tout cela est bien loin de la Science-Fiction, et sa célébration de la technologie s'accommode mieux d'une musique qui privilégie l'électricité. Le rock ressemble par là à la SF : les deux créent un monde imaginaire dans lequel leurs enthousiastes peuvent se perdre à l'aide d'une technologie affichée, emblématique. Fusées d'un côté, guitares électriques de l'autre, qui singent parfois la forme des vaisseaux spatiaux (voir la fameuse « Flying V »). Rien d'étonnant alors à ce que le style lunettes miroir / blousons noirs revendiqué par William Gibson et Bruce Sterling se voie affublé (par Gardner Dozois, soit dit en passant) de l'étiquette « cyberpunk ». On ne trouvera pas toujours de musique explicite dans les œuvres de ceux qui préféraient s'appeler eux-mêmes « Le Mouvement », et quand on en trouve, ce peut être celle de Mozart. Mais l'idée du rock fait ici fonction de lien social.
Chez Allen Steele (qui n'est pas un cyberpunk), c'est un rock plus démodé, celui du Grateful Dead en particulier (mais il commence à employer Nirvana dans son plus récent roman, The Jericho Iteration), qui symbolise les goûts culturels de la classe ouvrière. La SF de Steele est vue d'en-dessous, par des sans-grade en bleu de travail et queue de cheval qui doivent aller réparer les freins des modules d'exploration lunaire — et préfèrent porter un Walkman en accomplissant cette tâche indispensable certes, mais peu exaltante. Dans les premiers romans de Roland Wagner, la banlieue parisienne futuriste est invariablement peuplée d'une foule de rockloubs qui se réfèrent aux chansons préférées... de leur père spirituel.
Peut-on trouver des œuvres de SF où le rock joue un rôle plus direct ? C'est plus rare, et surtout plus difficile à soutenir sur la longueur d'un roman, car la musique en elle-même ne fournit rien de verbal, et les idées véhiculées par ses paroles, nous l'avons vu, sont souvent simples, voire rebattues. Howard Waldrop a donné, parmi ses brassées de textes inclassables, deux courts récits, « Flying Saucers rock'n'roll » (in Ces Chers Vieux Monstres) et « Do Ya, Do Ya, Wanna Dance ? » (in Night of the Cooters), où la musique intervient de façon directe — comme communication avec les extraterrestres dans le premier cas (où il s'agit de doo-wop plus que de rock à proprement parler, les puristes noteront), comme ferment de révolte et de folie généralisée dans le second.
Dans les années 60 et au début des 70, c'est ainsi qu'un groupe comme le Jefferson Starship comprenait le rôle de sa musique. Révolusson ! En 1967, on pensait être au seuil d'un bouillonnement, et ce fut le cas au niveau artistique. Que le monde se soit ou non trouvé à l'époque à l'orée d'un changement majeur, avorté pour cause de quelques décès-clés (Jim Morrison, Jimi Hendrix) est beaucoup moins sûr, en dépit des quelques récits d'univers parallèles qui ont pu être brodés sur cette hypothèse (voir l'anthologie When the Music's Over). L'élan initial d'enthousiasme collectif se serait rapidement embourbé dans les pièges plus individuels de la toxicomanie.
Quelques auteurs se sont essayés à mettre en scène des musiciens du futur, jouant éventuellement leur rôle d'avant-garde des forces de la liberté artistique. Hawkwind, avec leurs tronches de shamans galactiques, ne pouvaient éviter l'apothéose romanesque, opérée par les bons offices de Paul Butterworth et son roman Time of the Hawklords (avec un coup de main de Michael Moorcock, dont le nom sur la couverture fut imprimé en bien gros pour faire vendre). Hawkwind y combattait à coups d'amplis et de synthés les forces du mal, qui s'accompagnaient de la musique méprisée comme commerciale par les auteurs du livre — Yes et les Wings en particulier ! John Shirley, dans son roman Éclipse (dont un fragment fut publié en France, dans la revue Science et Fiction), a mis en scène un musicien punk qui se battait contre des fascistes du futur armés de tanks en forme de swastika. Shirley, qui a chanté lui-même dans un groupe de rock, se préoccupait peu de réalisme, et plus de la rhétorique extrême propre aux textes de chansons.
Si Ylvain, héros de la tétralogie d'Ayerdhal La Bohème et l'Ivraie, n'est pas un musicien, mais un praticien d'une forme d'art inventée par l'auteur qui mêle cinéma total et pouvoirs psychiques, il a lui aussi sa place dans ce panorama : il emprunte son charisme à Jim Morrison, et la Bohème — le mouvement de jeunes qui le suit, fournit ses groupies, et finit par renverser un pouvoir tyrannique — a quelque chose de l'idéal des hippies d'antan. La référence à Jim Morrison est signée très précisément dans les premières pages du roman où le héros se fait virer de son école de cinéma pour avoir présenté à ses professeurs une œuvre — un devoir — qui les choque profondément : c'est exactement ce qui est arrivé au futur chanteur des Doors au département de cinéma de UCLA en l965...
Jean-Claude Dunyach, qui a côtoyé un certain nombre d'artistes de ce qu'on appellera variété plutôt que rock, donne une vision à la fois plus prosaïque et plus ironique de la vie d'un musicien qui ne pourra jamais changer le monde, mais se trouve pris dans des événements qui le dépassent (salauds de managers !) dans Roll Over, Amundsen — une suite serait en préparation...
Si le rock des années soixante a vu ses rêves de transcendance s'évanouir dans le bourbier du commerce, il demeure une source puissante d'émotion, et d'images poétiques. Elles ressortent dans toute une série de titres de livres ou de nouvelles (The Crystal Ship par Joan Vinge, d'après une chanson des Doors, Deserted Cities of the Heart par Lewis Shiner d'après Cream, Wild, Wild Horses par Howard Waldrop d'après les Rolling Stones, Transmaniacon MC par John Shirley d'après le Blue Oyster Cult, Les Derniers Jours de Mai de Roland Wagner d'après le même B.O.C, tandis qu'il empruntait la phrase Un Navire ancré dans le Ciel à Gérard Manset).
Bref, les héros du rock peuvent avoir vieilli, la légende qui s'est tissée autour d'eux conserve son pouvoir. Au point qu'on peut imaginer se servir de cette légende pour entraîner les foules... à consommer, ou à se révolter (ou à consommer de la révolte, qui sait ?), selon ce qu'on met dans le message. Norman Spinrad, dans Rock Machine, met en scène une industrie musicale dont les icônes sont presque entièrement virtuelles, reposant sur l'échantillonnage d'images aussi bien que de sons. Transmises par voie électroniques, elles se confondent avec les drogues qu'emploient leurs aficionados.
Ce n'est pas un avenir bien brillant pour une forme d'expression qui nous a tant fait vibrer ! Mais il faut bien reconnaître que, depuis belle lurette, les héros morts ont une longueur d'avance sur les vivants dans la course à l'image (ça marche pour les rockers et certains acteurs de cinéma, mais pour les auteurs de SF, à part peut-être Asimov et Dick, allez savoir pourquoi). J'ai déjà évoqué Jim Morrison et Jimi Hendrix ; John Lennon a été le sujet de plusieurs nouvelles de SF (« Doing Lennon », par Gregory Benford, « Snod-grass » de lan McLeod) ; c'est Elvis Presley, bien entendu, repêché dans un univers parallèle où le destin fait de lui un criminel plutôt qu'un chanteur, qui est le sujet de L'Elvissée de Jack Womack, qui avait déjà plongé dans cet univers pour Terraplane, qui mettait en scène de façon périphérique Robert Johnson, bluesman génial et mort jeune dans des circonstances mystérieuses — dans notre passé !
Tout le monde, après tout, n'est pas mort en 1970 ; quelques-uns sont morts avant, et les Américains ont surnommé « the day the music died » la date de l'accident d'avion de Buddy Holly — voir la nouvelle de Francis Valéry, « The Night Buddy's Plane went Down ». Humoriste toujours démentiel, Bradley Denton mélange dans Buddy Holly is Alive and Well on Ganymede les réminiscences du fils d'une jeune femme totalement obsédée par les morts célèbres du rock avec la confusion planétaire suscitée quand toutes les émissions de télé sont supplantées par une retransmission de l'auteur de « That'll Be The Day » en direct de ce qui ressemble bien au satellite de Jupiter. Denton avait déjà dans un roman précédent, Wrack and Roll, imaginé un monde sinistré par le rock...
Mais l'auteur qui a le plus exploité les talents brûlés ou dévoyés du rock est sans doute Lewis Shiner. Son roman d'aventures temporelles Deserted Cities of the Heart nous faisait déjà entrevoir dans les corridors du temps la figure fascinante de Jimi Hendrix... une fois de plus, la musique conduit au passé. La réécoute d'une chanson favorite évoque l'époque révolue bien plus fortement qu'images, ou récits. Il suffit de littéraliser ce pouvoir de la musique pour en tirer un sujet de SF : le procédé a été mis à profit par Joël Houssin dans Le Temps du Twist, où un groupe d'adolescents du siècle prochain retournent au Londres des années 60 et 70 en écoutant, sur le radiocassette de leur voiture de collection, des bootlegs — enregistrements illégaux de concerts — de Led Zeppelin remontant à la date correspondante.
Les bootlegs ont eu leur heure de gloire ; la nostalgie est désormais institutionnalisée par l'industrie musicale sous forme des coffrets rétrospectifs bourrés d'inédits, souvent des ébauches qui donnent une idée des autres directions qu'un groupe aurait pu prendre. Glimpses, de Lewis Shiner, raconte comment Ray Shackleford, réparateur de hi-fi, se découvre un jour le pouvoir d'inscrire sur bande une session de Let it Be nettement meilleure que toutes celles qui ont existé. Ses rêveries trouvent vite leur marché et Ray s'attelle à Celebration of the Lizard, le célèbre « album perdu » des Doors... en attendant de rencontrer Hendrix, encore lui.
Comme Howard Waldrop, comme George R. R. Martin dans Armageddon Rag — et à la différence de Steele — Bradley Denton, Joël Houssin et Lewis Shiner se rendent compte qu'une certaine forme de rock appartient au passé, et que cet artefact culturel possède encore un pouvoir mythique extraordinaire — celui de modeler le passage du temps. Vous ne regretterez pas de les accompagner dans leurs plongées.
|