BELLADONE, n.f. (ital. bella donna, belle dame). Plante vénéneuse à baies noires (...) Les dames romaines employaient le suc des fruits pour donner, par l'artifice, du brillant à leurs yeux, d'où le nom donné à la plante. Le Petit Robert et le Grand Larousse Encyclopédique.
Un brin de belladone... Le titre de cette anthologie n'est pas simple concession à la tradition de la présente collection — tradition due à la maniaquerie quasi alexandrine de son directeur et principal fournisseur, Alain Dorémieux — qui veut, pour les recueils centrés sur un seul et même auteur, des intitulés aux initiales semblables à celle du patronyme de l'auteur en question. Comme Les Mondes macabres de Richard Matheson, Les Délires divergents de Philip K. Dick, Les Songes superbes de Théodore Sturgeon et autres Magies et merveilles de Catherine L. Moore, il voudrait suggérer quelque chose de ce qui fait la spécificité d'une inspiration et d'un art. La Boîte à maléfices de Robert Bloch, titre d'une première sélection de nouvelles réunies par mes soins qui fut assez bien reçue pour justifier celle que vous tenez aujourd'hui entre les mains, mettait l'accent, par le biais d'un de ces calembours chers à notre auteur, sur le mélange d'humour et de noirceur qui caractérise la plupart des récits blochiens, et tentait de donner du personnage l'image d'un magicien mi-bon enfant, mi-inquiétant, capable de faire sortir pêle-mêle de son chapeau de mignons lapins blancs et de vilains crapauds. Il s'agissait, en somme, de définir un ton. Un brin de belladone cherche davantage à cerner une écriture, ou si l'on veut, ce qu'il y a à la base de ce ton particulier. Aussi brillante soit-elle en son charme vénéneux, une nouvelle de Bloch n'a au départ, du moins dans l'esprit de son auteur, d'autre ambition que de distraire. C'est très exactement une bluette — aux deux sens du terme : petite étincelle et petit ouvrage sans prétention. Quelque chose comme un film de série B, en somme. D'où le « brin » de notre titre, plus adéquat qu'un imposant « bouquet » pour suggérer la démarche de cet homme infiniment modeste, devenu un maître de l'angoisse — dans le domaine du fantastique, du suspense criminel ou de la science-fiction — sans pratiquement l'avoir voulu. En effet, aussi surprenant que cela puisse paraître, c'est à la suite de tout un concours de circonstances (grande dépression des années 30 au moment d'entrer dans la vie active, problèmes familiaux par la suite) que Bloch, dont l'ambition était de devenir comédien, fut amené à faire métier de ce qui n'était à l'origine qu'une activité d'amateur inspirée de et par Lovecraft. Mieux, ce n'est pas vers la littérature d'épouvante que le porte son tempérament. Celle de ses œuvres qu'il préfère est Le Crépuscule des stars, roman psychologique ayant pour toile de fond l'Hollywood de la grande époque du muet, qui mit dix ans à trouver un éditeur et n'eut aucun succès aux États-Unis — parce qu'il ne correspondait pas à l'idée qu'on se faisait de son auteur. « Si je ne devais pas gagner ma vie en faisant peur aux gens, » dit-il en conclusion d'une interview 1, « c'est ce genre d'histoire que j'écrirais. » Faut-il se plaindre de ces vocations contrariées ? En fait, on tient peut-être là le secret de ce qui fait toute l'originalité de l'œuvre de Bloch. L'eût-elle davantage concerné, y apprécierait-on cette distance un peu ironique vis-à-vis du sujet, cette économie pouvant aller jusqu'à la sécheresse, ces chutes à l'emporte-pièce qui font de ses meilleurs textes de véritables dards empoisonnés ? Au fond, si Bloch nous intéresse tant, c'est peut-être parce qu'il n'a jamais l'air de se prendre au sérieux, qu'il semble nous convier au jeu de la peur — un jeu parfaitement réglé — plutôt qu'à d'horrifiques révélations à la manière de son vieux maître Lovecraft. Au point qu'un bon titre pour sa production de nouvelliste pourrait être, s'il ne s'y mêlait certaines connotations vulgaires, Les Bonnes blagues de Robert Bloch. Cela ne veut pas dire, comme on l'a cru parfois un peu hâtivement, que notre homme n'est qu'un bon artisan, que rien, chez lui, ne vient de l'intérieur. Comme beaucoup d'auteurs populaires obligés de travailler sous certaines contraintes (le cas de Jules Verne, parce qu'il a été le plus étudié, est le plus exemplaire), il est assez rapidement parvenu à faire passer quelque chose de lui-même dans ses textes les plus respectueux des normes en vigueur dans les magazines auxquels ils étaient destinés. Des thèmes privilégiés apparaissent — celui du double et de l'identité, reflet possible de l'existence d'un Dr Bob affable, d'une gentillesse et d'une courtoisie parfaites, et d'un Mr Bloch tenu de jouer les croquemitaines. Des obsessions se devinent — phobie de l'absorption, de l'engloutissement, de la dépossession de soi. Des personnages caractéristiques reviennent avec régularité — l'enfant cruel, le journaliste ou l'agent de presse désabusé, le raté... Des cadres s'imposent — les milieux du cinéma et du spectacle en général. Une vision du monde se dessine, pessimiste, fataliste, hantée par la mort, désespérément lucide. Le tout dominé par une secrète passion pour les ressources du langage, pour les univers que les mots ouvrent à l'imagination. Cette anthologie n'a donc pas seulement pour but de compléter La Boîte à maléfices. Elle voudrait aussi en constituer un approfondissement. C'est pourquoi, tout en obéissant encore une fois au principe du balayage chronologique, elle remonte plus haut dans la production de Bloch, jusqu'à sa période dite « lovecraftienne », pour en détacher des récits où s'affirme déjà pleinement sa personnalité. Près de quarante ans de carrière sont ainsi parcourus — autant dire sa presque totalité — qui témoignent d'une exceptionnelle continuité dans l'invention morbide, la rigueur glacée, et donnent envie de dire à la personne qui prend consistance au fil des textes : « Merci, Mr Bloch, vous avez bien fait votre métier. » J'ai fait le mien. A vous maintenant de grappiller ce brin de belladone.
Notes : 1. « Entretien avec Robert Bloch », Polar (ancienne formule), n° 3, juin 79.
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