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Préface à Les Songes superbes de Theodore Sturgeon

Alain DORÉMIEUX

Casterman, Collection Autres temps, autres mondes, janvier 1978

     Mes rapports avec l'œuvre de Sturgeon ressemblent d'assez près à une histoire d'amour.
     Au temps où les gens de ma génération découvraient à vingt ans la science-fiction américaine tout nouvellement implantée en France (c'est-à-dire vers le milieu des années cinquante), le genre était peuplé d'auteurs impressionnants par leur stature et l'étendue de leur talent, mais qui en réalité écrivaient comme des machines. Il y avait la machine van Vogt, la machine Asimov, la machine Heinlein... De superbes mécanismes bien réglés, bien huilés, d'un fonctionnement à toute épreuve. Mais rien d'autre que des machines. Difficile de croire que leurs récits pouvaient être composés par des êtres de chair et de sang : seuls des robots avaient pu les concevoir. Même Bradbury, dont le lyrisme imagé séduisait tant à ce moment-là certains d'entre nous, n'était lui aussi qu'une machine à tisser des brins de poésie sur des trames de SF, comme nous devions nous en apercevoir un peu plus tard.
     Et au milieu de cette armée de robots, au milieu de ces assemblages de rouages perfectionnés qui dévidaient en chœur de la science-fiction sur mesure, surgissait une individualité folle, incongrue : un être humain à part entière, avec la totalité de ses névroses et de ses contradictions. Un égaré au royaume de la SF. Qui prenait celle-ci, non comme moteur de rêves à usage externe, mais comme véhicule pour conjurer ses doutes et exorciser ses angoisses. Cet égaré, ce fou, ce marginal, s'appelait Théodore Sturgeon.
     Ses confrères nous parlaient de fusées, d'astronefs, d'empires galactiques essaimés dans les étoiles, de découvertes de planètes fabuleuses où évoluaient d'étranges formes de vie, de civilisations futures marquées par l'apogée de la science, d'invasions de la Terre par des extraterrestres exterminateurs. Ils nous parlaient à peu près de tout, sauf de l'homme. L'homme chez eux était le plus souvent une silhouette de carton-pâte ou un héros de fer-blanc, un stéréotype de roman populaire ou un superman de bande dessinée.
     Sturgeon, lui, nous parle sans doute aussi d'autres mondes ou d'autres formes de vie — puisqu'il le fallait bien quand on avait décidé à cette époque d'être un auteur de science-fiction (ou plutôt : quand on avait décidé que la science-fiction était pour un écrivain un moyen de vivre). Mais son vrai propos est ailleurs. Il nous parle avant tout de lui. De lui, donc de nous. Des humains en général. Des problèmes qui agitent les humains en profondeur. Des données primordiales qui encadrent leur existence : le poids de la solitude et de la frustration, l'aliénation née de la différence par rapport à autrui, la difficulté d'être et de s'assumer, le besoin de communiquer et l'impossibilité de s'exprimer, le cloisonnement qui interdit les rapports entre individus, la compréhension et la connaissance de l'autre comme seuls remèdes, seules armes pour abattre les obstacles, pour permettre aux êtres de se rejoindre.
     Et c'est de tous les textes où Sturgeon transmettait ces choses très banales, très capitales, que je suis tombé amoureux, en ces temps où mes goûts en matière de science-fiction ne me portaient pas tellement vers les grands noms qui subjuguaient les foules (...ou plutôt les maigres foules constituées par le noyau des fans français de cette période). Quand on a le coup de foudre, on n'analyse pas ; on se contente de subir. Je n'ai raisonné que plus tard mon attachement envers Sturgeon, j'ai disséqué seulement à la longue la cohérence et l'unité de sa démarche. Dans un premier stade, je restais simplement sous l'emprise de ses œuvres, dont certaines comptent encore aujourd'hui parmi les plus belles et les plus fortes qu'il m'ait été donné de lire. Comme ces deux romans splendides, Cristal qui songe et Les plus qu'humains, parus en France respectivement en 1952 et 1956, et que je n'hésite pas après toutes ces années à ranger dans ma liste idéale des dix meilleurs livres de science-fiction jamais écrits.
     A l'heure actuelle, j'ai appris à mieux discerner pourquoi j'aime Sturgeon et en quoi il me touche. Sans suiveurs ni imitateurs, il continuera jusqu'au bout d'être à part et de briller à l'écart comme un phare solitaire. En science-fiction, il n'est pas le plus grand par l'ampleur de l'imagination : d'autres que lui s'en sont chargés. Il n'est pas non plus le plus remarquable par le style, encore que sur ce plan, quand il s'en donne la peine, il obtienne de beaux résultats. Son métier littéraire, il l'a acquis comme tout écrivain professionnel, mais il n'en fait jamais étalage. Beaucoup de ses récits sont d'une apparente banalité de texture, d'une trompeuse platitude d'écriture. Il lui est même arrivé de se fourvoyer dans des œuvres indignes de lui, où son talent semble brusquement s'être tari.
     Autrement dit, Sturgeon n'éblouit pas par ses prouesses techniques ni par sa virtuosité. Il n'a pas non plus un univers romanesque puissamment évocateur. Il n'est pas un créateur foncièrement original à l'instar d'un Philip K. Dick. La véritable raison de l'attrait qu'il exerce se situe autre part. Elle réside moins dans l'intelligence ou dans l'habileté que dans la sensibilité. Ce qu'il écrit s'adresse à nous directement et nous frappe à l'intérieur, sans savantes manœuvres. Il n'y a pas chez lui de cette poésie en trompe-l'œil à la Bradbury, pas non plus de cet humanisme pontifiant à la Simak. Il n'y a pas de procédés (au contraire : rien parfois de plus « maladroit » que la technique de Sturgeon, dans son refus des règles de la narration et de la progression dramatique). Il n'y a que cette sensibilité à l'état brut, qui s'exprime avec une sincérité criante, en sollicitant de façon pressante un écho chez le lecteur, écho sans lequel les écrits sturgeoniens perdraient leur raison d'être 1.
     Tout dans l'œuvre de Sturgeon n'a pas la même densité. A ses débuts, entre 1939 et 1947, il rédige avec un brio parfois superficiel des histoires fantastiques ironiques ou morbides, des histoires de science-fiction conventionnelles et appliquées (pour le magazine Astounding, où il faisait un peu figure de canard boiteux parmi les cracks de l'écurie de John Campbell). Sa vraie personnalité ne s'est dégagée que lentement, laborieusement pourrait-on dire. En réalité, la plupart de ses récits parus avant 1948 avaient été écrits très vite dès le début des années quarante. Vient ensuite un intervalle de plusieurs années durant lesquelles Sturgeon traverse une phase de perte d'inspiration presque totale, liée à une crise personnelle. Et, quand il se remet enfin à écrire, il a changé. Il a mis à jour une partie de ses névroses et sait désormais que l'acte d'écrire peut avoir une fonction thérapeutique, une fonction de catharsis. Dès lors, c'est le début d'une longue série de textes où il se projettera de plus en plus intimement, sous le couvert de la science-fiction. Pas plus que cette préface ne saurait prétendre à rendre compte de toute la grandeur du talent de Sturgeon, le présent volume ne peut avoir l'ambition de refléter un panorama exhaustif de son œuvre. Disons simplement qu'il en offre un échantillonnage plus ou moins représentatif et qu'il contribuera pour sa modeste part à la vaste redécouverte de Sturgeon entamée en France depuis 1977, avec un grand nombre d'anthologies déjà parues ou en projet chez d'autres éditeurs. On y trouvera cinq nouvelles fantastiques et six nouvelles de science-fiction, qui toutes, à des degrés divers, sont dignes de rester inscrites dans les mémoires. Certaines avaient déjà été rééditées de façon dispersée, mais je n'ai pu me décider à les écarter, en raison de la prédilection que j'avais pour elles. Et il faut de toute façon se résigner, avec le rush actuel sur la science-fiction en général et sur Sturgeon en particulier, à l'impossibilité de ne présenter que de l'inédit ou du jamais réimprimé depuis longtemps !
     Les récits rassemblés ici ont été publiés aux États-Unis entre 1941 et 1958. Bien entendu, la carrière de Sturgeon ne s'arrête pas là. On crut pourtant qu'elle allait s'interrompre à l'occasion d'un long temps de silence et de réclusion au cours des années soixante. Mais aujourd'hui, âgé de 60 ans, Sturgeon is alive and well (comme le dit le titre de son recueil paru en 1971). Sa participation au Festival de la SF à Metz en 1976 a prouvé à ses lecteurs français qu'il n'était pas un mythe enfoui dans le passé. Et, aux dernières nouvelles, il écrivait un nouveau roman. Longue vie à Théodore Sturgeon !

Notes :

1. «Je pense que le secret d'un écrivain qui réussit, qui réussit à avoir un large public, c'est la faculté d'écrire une histoire comme s'il s'agissait d'une lettre, et d'une lettre adressée à une personne précise. » (Théodore Sturgeon, entretien avec Patrice Duvic, paru dans Galaxie, n° 103.)

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