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Préface à Les Lubies lunatiques de Fritz Leiber

Alain DORÉMIEUX

Casterman, Collection Autres temps, autres mondes, octobre 1980

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     Ton activité d'écrivain a commencé assez tardivement : première nouvelle publiée en 1939, tu avais 29 ans. Est-ce parce que, contrairement à tant d'autres auteurs, tu ne t'es pas usé précocement devant le clavier de ta machine à écrire que tu as gardé le secret d'une surprenante longévité littéraire ? Toujours est-il que le fait est là : on dirait parfois que, par l'effet d'une formule magique, tu n'as pas cessé de rajeunir à mesure que ta carrière s'avançait ! Cette longévité, il fallait bien sûr qu'elle soit manifeste dans le choix de nouvelles qui va suivre : c'est pourquoi l'anthologie débute par un texte datant de 1940 (et qui fut ta seconde œuvre publiée) pour s'achever sur un qui est de 1974. De 1940 à 1974 : trente-quatre ans de productivité ! Quand même, il faut le faire... Alors ce fameux choix de nouvelles qui se dispersent aux quatre vents, on va quand même essayer maintenant de le passer un peu en revue, d'en dégager au moins les grandes lignes.
     A tes débuts dans le domaine fantastique, tu avais une idée qui te tenait à cœur : réintégrer le surnaturel légendaire dans le cadre des villes de béton et d'acier, interroger les vieux mythes pour voir quel écho ils répercutent dans notre monde contemporain. J'ai reçu il y a quelque temps de Bernard Blanc, jeune loup de la SF française militante, une circulaire sollicitant des textes en vue d'une anthologie consacrée (je cite) à « la réactualisation de tous les thèmes fantastiques connus », avec les commentaires suivants (je cite à nouveau) : « Quel visage prennent les fantômes de 80 ? Peut-on encore être un bon vampire aujourd'hui ? Quels sortilèges hantent nos HLM ? » J'ignore si Bernard Blanc a entendu parler de certaines de tes nouvelles d'autrefois et s'il se rend compte qu'il ne fait, des dizaines d'années plus tard, que décalquer ta démarche de l'époque. En tout cas, les quatre récits par lesquels débute le présent volume préfigurent exactement ce qu'il dit rechercher et démontrent dans quelle mesure tu as été alors un précurseur. Le pistolet automatique (1940) : transposition moderne d'une Histoire de sorcellerie. Fantôme de fumée (1941) : quel aspect peut prendre un fantôme dans un lugubre décor urbain. La Fille aux yeux avides (1949) : comment un vampire peut-il être concevable de nos jours. Je cherche Jeff (1952) : à nouveau un fantôme qui au lieu de hanter les manoirs anglais traîne dans les bars d'une grande ville américaine. Cette ville, comme dans Fantôme de fumée, c'est Chicago, où tu as longtemps vécu et que tu tes souvent appliqué à décrire — Chicago où se situe également l'action de La Grande machine, roman précédemment paru dans cette collection.
     Après cette ouverture sous le signe du fantastique actualisé, dans une veine sombre et parfois sinistre, on passe à quatre nouvelles en marge qui sont peut-être de la science-fiction mais que je dénommerais plutôt des fables. L'Homme qui ne rajeunissait jamais (1947) : une étonnante combinaison du thème de l'immortalité et de celui du temps qui se déroule à l'envers. La Grande caravane (1957) : quelques pages visionnaires à l'ambiance galactique qui signifient plus qu'un long discours. Mariana (1960) : un petit bijou pur comme le diamant, un symbole sur le réel et l'illusion, une de ces histoires dont tu as dit qu'elles semblaient s'être « écrites toutes seules » sans que tu y participes consciemment (L'Homme qui ne rajeunissait jamais t'a inspiré la même remarque). Et La Prison de Cristal (1966) : une improbable gérontocratie de l'avenir, évoquée comme un simple filigrane entre les lignes.
     Retour ensuite au fantastique avec quatre autres nouvelles extrêmement différentes de ton et d'intentions. Le Porteur de folie (1959) : le fantastique y est si allusif qu'on en vient — à l'aide des indices suggérés en fin de narration — à soupçonner qu'il est sujet à caution, qu'il pourrait n'exister que dans l'esprit perturbé du narrateur. La Treizième Marche (1962) : une histoire toute simple et en même temps assez terrifiante sur la mort (je rêve de réaliser un jour une anthologie basée sur le thème de la mort : cette nouvelle y aurait sa place). L'Homme qui aimait l'électricité (1962) : un texte peut-être mineur mais que j'estime savoureux, parce que l'idée de base — ce vieillard amoureux de l'énergie électrique — est suffisamment saugrenue pour être digne de toi et pour me plaire. Enfin Les Mouches de l'hiver (1967) 1 : un récit absolument inclassable, qui t'a valu des louanges et des clameurs d'incompréhension, où le fantastique est simplement rêvé au niveau d'un fantasme alcoolique (ce qui fait songer, au passage, que tu as eu de sérieux problèmes avec l'alcool), et qui est sans doute avant tout — mais selon ton mode inimitable — une réflexion sur la non-communication, sur l'ennui et la solitude (la solitude en commun, où chacun s'enferme dans son petit monde clos), sur l'angoisse du temps qui passe et des vies ratées.
     Puis, comme tu es aussi quelqu'un qui verse volontiers dans l'humour baroque et l'ironie sarcastique, on passe à trois histoires dans un registre souriant. La Dernière lettre (1958) : une société future composée d'humains débilités et de robots caricaturaux. Rêves en tube (1958) : un savant fou — Russe, de surcroît — qui a mis au point une invention aux retombées assez funambulesques. L'Incubation fabuleuse (1961), où tu te souviens que tu as été le premier, avec ton roman Conjure wife en 1943, à traiter le sujet « ma femme est une sorcière », situation-gag rendue familière par le cinéma et la télévision.
     Enfin l'anthologie se clôt sur deux textes qui sont mes préférés, même si cette opinion n'engage que moi. Or, noir et argent (1971) : encore Chicago, cette ville-fétiche qui reparaît périodiquement sous des aspects oppressants dans tes écrits ; une nouvelle qui n'est ni du fantastique ni de la science-fiction (si on me demande ce qu'elle vient faire ici je répondrai que c'est parce qu'elle me plaît, un point c'est tout), et à laquelle d'ailleurs il aurait suffi d'un simple coup de pouce pour qu'elle vire vers l'insolite, mais ce coup de pouce tu t'es refusé à le donner ; une nouvelle sur le pathétique amour avorté entre une femme de chair et un homme prisonnier des femmes-images — et où l'on retrouve, après maintes années, un prolongement distancié de La Fille aux yeux avides (les « déesses des affiches ») ; une nouvelle enfin où je crois que tu t'es investi intensément, sans doute parce qu'elle n'était pas destinée à tes débouchés commerciaux habituels. Et, pour terminer, Une enfant perdue (1974) : dans le cadre un peu irréel de la localité de Venice en Californie, où tu habitais avant de te fixer à San Francisco, tu exposes un sujet de science-fiction parmi les plus conventionnels qui soient, et tu réussis à en tirer des prolongements émouvants sur la vie, l'amour et la mort, sans avoir l'air d'y toucher, avec ce ton tranquille et cette absence d'effets qui ont toujours été ta spécialité.
     Voilà, cher Fritz, ce fragmentaire tour d'horizon de ta longue et prolifique carrière va tomber entre les mains de milliers de lecteurs français, dont certains te découvriront à cette occasion. A ceux qui sauront capter la totalité de tes messages, je ne souhaite qu'une chose : qu'ils se penchent sur ton oeuvre passée, présente et à venir, et en tirent des enseignements sur cette donnée fondamentale qui est l'une de tes marques de fabrique et qui s'appelle l'originalité. Une denrée qui se fait rare, même dans les littératures de l'imaginaire. Et que te souhaiter à toi, cher Fritz ? Que tu restes le plus longtemps possible parmi nous, pour continuer de prouver que tu es le plus actif, le plus bouillant, le plus juvénile des « grands anciens » de la science-fiction et du fantastique. Alors que presque tous les autres auteurs de ta génération, et même certains qui sont plus jeunes, ont cessé d'écrire ou bien me font l'effet de radoteurs seniles. Fritz, please, ne deviens jamais un radoteur senile...

Notes :

1. Nouvelle écrite en fait en 1959, mais qui attendit huit ans avant de pouvoir être publiée parce que trop en dehors des normes.

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