«Les frontières entre le fantastique et la réalité sont devenues si floues qu'il est impossible de dire... Peux-tu te dire : le délégué des États-Unis aux Nations Unies est Shirley Temple ? Quoi ? Le gouverneur de l'état de Californie est Ronald Reagan ! Quoi ? Quoi ? C'est comme de dire que le président des États-Unis est Mickey Mouse. Tu sais, ça ne pourrait pas être plus fantastique. C'est absolument incroyable. Nous sommes en plein fantasme. » Harlan Ellison (Interview par Patrice Duvic, Galaxie n° 99)
Délirante, la science-fiction l'a toujours été. Certains diront même que c'est là sa vocation. Et de fait, c'est bien une forme de délire que ce bond de l'imagination dans l'espace et dans le temps qu'elle nous propose en ses meilleurs récits, si rationalisés soient-ils. Délirantes, les grandes épopées galactiques des maîtres du space opera. Délirants, les paradoxes du voyage temporel, les paysages rêvés de mondes étrangers soudain placés à notre portée, les sociétés futures où se projettent nos angoisses et nos désirs, les pouvoirs dont l'homme de demain, pour son bonheur ou son malheur, se trouve doté, les monstres de chair ou de métal auxquels il est confronté. Notre belle machine à délirer est alors une machine à délier, en ce sens qu'elle arrache l'individu à ses habitudes de pensée et aux ordres de tous ordres qui pèsent sur lui. En ce sens qu'elle le fait « planer ». Et vivent ces délires qui font nos délices... Pourtant, aussi surprenant que cela puisse paraître, ce n'est pas en ces eaux que nous entraînent les récits réunis dans ce recueil. Le plus ancien d'entre eux remonte en gros à une dizaine d'années. Dix ans au cours desquels la réalité n'a cessé de concurrencer la SF en matière de délire. Non pour la rendre caduque — elle a déjà fait mentir ceux qui lui avaient prédit une mort prochaine lors du lancement du premier Spoutnik et, plus tard, à l'occasion de la première expédition sur la Lune — mais pour lui inspirer de nouvelles orientations, de nouvelles modulations, de nouvelles façons d'être délirante. La promotion, dans le vocabulaire de l'appréciation, de l'adjectif « dément » a déjà de quoi faire réfléchir et pourrait servir de point de départ à une petite typologie du délire ambiant. Sans doute faut-il faire la part de l'hyperbole, généralement de mise en ce domaine, et ménager l'hypothèse que nous ne connaissons plus très bien le sens des mots. Mais qu'on n'hésite pas à dire d'une cravate ou d'une paire de chaussures qu'elles sont « démentes » pourrait bien être un signe des temps. Le signe que la folie fait désormais partie de notre univers quotidien. Et tant mieux si c'est pour l'égayer et l'arracher aux sombres machines à normaliser. Mais que dire des décors inhumains qu'une technologie mégalomane dresse autour de nous, des histoires de fous qui composent l'actualité, des opérations-suicides que sont le pillage des ressources naturelles, le recours à l'énergie nucléaire et la course paranoïaque aux armements ? Délire aux couleurs d'apocalypse qui ne peut qu'engendrer, dans une sorte de cercle vicieux, l'angoisse, la névrose, voire la schizophrénie. Car à force d'être délirante, la réalité finit par ne plus avoir l'air vraie — sont-ils vrais les fantoches qui nous gouvernent, les énarques androïdes, les dictateurs d'opérette aux allures d'ogres, les Moon, les Carlos ? Ou s'agit-il des projections de nos hantises ? « Nous vivons à l'intérieur d'un énorme roman... d'une fiction absolue » disait récemment Jim Ballard. Et le plus beau (mais c'est dans la logique du délire) c'est qu'on finit par s'y sentir chez soi, bien au chaud, sans s'apercevoir qu'on est complètement à côté, complètement piégé. On lit par exemple dans Le Monde du 2 juin 1976 ces deux phrases affolantes : « Après l'hécatombe de dimanche, la journée du lundi a été moins meurtrière dans la capitale libanaise. L'échange des tirs d'artillerie s'est soldé par 114 tués et 216 blessés » et l'on se dit, la froideur du style aidant : « Eh bien, tout ne va pas si mal. » A moins qu'on ne saute carrément la page du Proche-Orient en se disant : « Ras-le-bol le Liban ! » Rien de plus horripilant qu'un roman qui rabâche... Dès lors, l'écrivain de science-fiction qui éprouve quelque mauvaise conscience à bercer de mirages un lecteur déjà soumis à ceux de son environnement se trouve placé devant l'alternative suivante. Ou se servir de la SF comme d'un instrument optique grossissant qu'il s'agit de braquer sur le présent pour y désigner l'aberration et analyser son fonctionnement — la projection du présent dans le futur n'étant qu'une des modalités de ce grossissement. Ou se mettre à l'écoute de son univers intérieur et orchestrer ses propres fantasmes comme traces, indices d'une réalité chaotique et traumatisante dont il appartient au lecteur de démêler les linéaments. Deux démarches où le délire n'est plus une forme exacerbée de pittoresque, mais représente paradoxalement un effort de lucidité. Deux démarches qui n'ont rien de contradictoire et peuvent même se confondre comme chez ces décodeurs hallucinés de la « civilisation » contemporaine que sont, chacun à sa manière, Jim Ballard et Philip K. Dick. C'est de ce délire-là qu'il sera question dans les pages qui suivent. Le cinglé, le farfelu, le malsain, le loufoque s'y sont donné rendez-vous moins pour faire rêver — encore que le dépaysement et la surprise gardent tous leurs droits — que pour offrir une image à peine déformée de l'immense asile d'aliénés qu'est en train de devenir notre petite planète. Voici en effet des univers où l'homme, incapable d'affronter sainement le problème de sa survie, recourt aux expédients les plus tordus qu'on puisse imaginer (textes de Lafferty, de Rocklynne, de Farmer) ; où le mépris de la personne humaine, l'inconscience, l'infantilisme sont élevés à la hauteur d'une institution (textes de Kit Reed, d'Aldiss, de Busby) ; où les progrès de la technologie ne servent qu'à rendre le monde un peu plus absurde et les gens un peu plus idiots (textes de Silverberg et de Malzberg) ; où l'ordre des choses, peut-être parce qu'il n'est qu'un semblant d'ordre, une illusion imposée par l'idéologie dominante et acceptée à force d'habitude, se met à vaciller, puis à s'effondrer, semant la déroute dans les cellules grises (textes d'Effinger, de Sladek, de Caro, de Gerrold). Et ce n'est pas toujours triste, même si c'est un peu inquiétant. Voyez la place qu'occupent les histoires de fous au rayon des histoires drôles. De ce commerce avec le délire, la SF elle-même ne sort pas tout à fait indemne. Bien que tous les récits rassemblés ici soient tirés d'ouvrages publiés explicitement sous ce label, bien qu'ils restent assez classiques d'un point de vue formel (sauf, peut-être, celui de Silverberg), près de la moitié d'entre eux risquent de passer difficilement pour de la SF aux yeux du puriste. Les ranger dans la « spéculative-fiction » ne résoudrait pas grand-chose. Comme l'a montré Alain Dorémieux dans le tome 2 de ses Espaces inhabitables, cette étiquette n'est qu'un moyen commode de cerner un domaine extrêmement fuyant et divers de l'imaginaire moderne. Disons simplement que ces textes nous ont paru pouvoir se couler harmonieusement dans l'ensemble du recueil et qu'il y avait là une occasion de pratiquer une sorte de « mise en abyme ». Beau miroir du délire qu'une SF oublieuse de son identité, de ses règles, bref, un peu déboussolée. Et qui, mieux qu'un fou, saurait cheminer dans les labyrinthes de la folie ? Ou pour parler comme Harlan Ellison, avec qui nous terminerons en un cercle typiquement psychotique et maniaque : « Même au moment où la science-fiction tend plus vers le fantastique, plus vers le surréalisme, curieusement, elle est plus réaliste qu'elle ne l'a jamais été. »
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