« La ville, c'est le mythe absolu. » Didier Decoin
A côté du discours sur la ville (celui des philosophes, des historiens, des sociologues, des urbanistes...), discours qui tend à proliférer depuis la révolution industrielle, existe un autre discours, moins immédiatement perceptible parce que nous en faisons en quelque sorte partie, qui est celui de la ville. Discours complexe, à niveaux multiples, pour le déchiffrement duquel toute une sémiologie reste à créer, mais qui nous introduit au coeur des principaux problèmes de notre civilisation. C'est ainsi que New York, pour prendre l'exemple du prototype de la cité moderne, de la city of cities, se lit comme un livre, ou plutôt, tant ses signes sont polysémiques, comme un poème. Le flic posté au coin de Times Square y signifie l'ordre, comme partout ailleurs, mais son uniforme fatigué, l'incroyable équipement qu'il porte autour de la taille comme une bouée de sauvetage, la crosse éraflée de l'énorme revolver qui lui bat la cuisse en disent long sur la façon dont s'exerce cet ordre, réponse d'une violence à une autre violence, elle-même lisible, visible, audible dans les consignes de sécurité affichées un peu partout, les ascenseurs munis de caméras de télévision pour décourager les braqueurs, les sirènes des voitures de police et des ambulances qui hachent jour et nuit la sourde rumeur de la ville. Il n'est pas besoin d'être agressé ou d'assister à une agression pour sentir la violence de New York ; New York est l'image même la violence, et par conséquent la référence obligée chaque fois qu'est abordé cet aspect de la problématique urbaine. Mais de quoi New York n'est-il pas l'image ? Tourné vers le haut, le regard peut saisir tout le rêve américain figuré dans l'envolée verticale du béton, du verre et de l'acier ; tourné vers le bas, vers la rue affaissée d'où montent, témoins de quelque obscur travail de sape, d'étranges vapeurs, il découvre les pieds sales du capitalisme. Tout se passe comme si la réalité se diluait dans une forêt de symboles et de représentations. C'est de ce discours de la ville (particulièrement prégnant quand il s'agit de New York) que participent les récits réunis dans ce volume. D'abord parce que celle-ci y est parlée de l'intérieur, par des gens qui l'habitent et l'éprouvent. Ensuite parce que la projection de la cité dans le futur, le point de vue SF donc, ne sert pas ici à prophétiser, à anticiper, encore moins à proposer des solutions dans un état de crise qui va en s'aggravant, mais à fantasmer à partir de la réalité vécue. Expression hallucinée d'une pratique de la ville qui a déjà donné lieu à de grands classiques (Un homme contre la ville, de R. Abernathy ; Billenium, de J. Ballard ; Compagnons de chambre, de H. Harrison ; Les Monades urbaines, de R. Silverberg), cet ensemble de textes trace les contours d'un espace où la ville se rêve. Voici d'abord les rêves issus de la vision de la cité comme mère (MÉTROPOLIS), c'est-à-dire en principe comme abri élevé par la société des hommes contre les dangers de l'extérieur. En principe... car cette mère, aujourd'hui prise d'hystérie, abusive, peut devenir le théâtre de dangers pires que ceux qu'elle prétend écarter. Danger de la bureaucratie galopante dans Les Œuvres de Dodkin, où Jack Vance, abandonnant un instant les planètes lointaines et colorées chères à son imagination, fait du John Sladek avant la lettre. Danger d'une planification qui ne tient aucun compte des aspirations individuelles dans Une ville de rêve, de Henry Kuttner. Au point que l'on en arrive à la situation absurde d'une cité-robot qui n'a plus personne à servir qu'elle-même, à cette mère sans enfants représentée dans Chicago, de Thomas F. Monteleone. Voici les rêves nourris de la folie des grandeurs à laquelle s'abandonne volontiers la cité moderne (MÉGALOPOLIS). Tout y est placé sous le signe des mutations douloureuses et du bouleversement. Bouleversement de l'économie et des structures sociales dans L'Oogenèse de la Cité des Oiseaux, reprise d'un texte que Philip J. Farmer dut retrancher de son fameux Riders of the purple wage Bouleversement de la géographie urbaine dans Les Tribulations d'un banlieusard, récit d'une cruelle ironie qui remonte au début de la carrière de Harlan Ellison mais révèle déjà un remarquable métier. Bouleversement des rapports sociaux et des gestes de tous les jours dans Train de banlieue de Richard E. Peck. Bouleversement disproportionné de la vie quotidienne à la plus petite défaillance de la gigantesque machine urbaine dans Le Vide-ordures, de Ron Goulart. Voici enfin les rêves morbides de la cité menacée de décomposition (NÉCROPOLIS). Personne n'habite par ici, de Gregory Benford, fait parler la ville quotidiennement secouée par les explosions de violence nées de la promiscuité, de la frustration, du désœuvrement. Sous les pavés, la pègre, de Dean R. Koontz, fait parler par la voix d'un mafioso de demain le monde interlope des éternels racketters. Et c'est la vision d'apocalypse de Vent d'Est, Vent d'Ouest, de Frank M. Robinson, où une ville dans laquelle il n'est pas difficile de reconnaître Los Angeles agonise au milieu de ses déjections en même temps que des milliers d'autres cités... Même s'il leur arrive d'être empreints d'humour, tous ces rêves sont des cauchemars dont la logique conduit au vaste cadavre décrit en fin de volume. Est-ce à dire que la notion de cité future est une contradiction dans les termes ? Que la ville ivre de démesure est promise à une mort prochaine comme la civilisation qui l'a engendrée ? Sans doute faut-il nuancer un tableau qui n'est aussi sombre que parce que les cités heureuses, comme les gens heureux ; n'ont pas d'histoire(s). Et pour cela, regardons encore une fois vers New York. Cette cité d'un futur qui paraît déjà vieux, déjà passé, cette mécanique déglinguée, cet impossible patchwork, ce vaisseau trop maté et trop peuplé que l'on dirait toujours prêt à sombrer (et l'on retrouve ici le réservoir d'images), cette presque épave survit contre vents et marées. Vous trouverez même des gens pour soutenir qu'on y vit plus intensément qu'ailleurs : « It's where the action is, man ! » Alors ? New York est peut-être le mythe de la catastrophe faite ville, et la ville le mythe même de l'écroulement de la civilisation occidentale, mais ne dit-on pas des mythes qu'ils sont éternels ?
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