La science-fiction française a un passé copieux, un présent incertain et un avenir prometteur. De la part des amateurs actuels du genre, elle a été victime assez longtemps d'un préjugé dû au snobisme, qui conduisait à l'enfermer dans une sorte de ghetto. De même qu'il y a quinze ans beaucoup de cinéphiles ne juraient que par le cinéma américain, beaucoup d'amateurs de jazz par les musiciens américains, de même la science-fiction made in U.S. paraissait à nombre de fans la terre promise exclusive et le jardin des délices, en face desquels la France n'avait à aligner que de bien maigres pâtures.
Cette supériorité de fait s'expliquait facilement : à partir de 1952 environ, un contingent massif de traductions nous révéla, d'un coup, un échantillonnage complet de toutes les richesses que la science-fiction américaine avait accumulées au cours des quinze années précédentes. Il en résultait un effet de matraquage qui ne pouvait qu'écraser la jeune école française alors en gestation, même si l'admiration avouée des grands modèles américains inspirait ses efforts.
A cela une raison : la cassure de la guerre et des années d'occupation avait fait oublier aux auteurs français leurs racines. Ce genre littéraire qu'est la science-fiction avait pris chez nous un bel essor, avant d'avorter et de tourner court. Il fallait que son homologue, revitalisé et amélioré au fil des ans, nous revienne de l'autre côté de l'Atlantique pour que nous le redécouvrions. Pénétrés en même temps de notre sentiment d'infériorité et d'inexpérience, de notre impuissance de novices — alors que si les choses avaient suivi leur cours normal, il y aurait peut-être eu en France, aussi bien qu'en Amérique, une continuité de la science-fiction, avec son évolution, ses phases successives, son développement aboutissant à des sommets.
La France d'avant la dernière guerre avait été elle aussi — et ce depuis le début du siècle — le berceau de l'« anticipation » (puisque ainsi se nommait le genre dans notre pays). J.-H. Rosny aîné, Maurice Renard, Octave Béliard, Théo Varlet, José Moselli et les feuilletonistes de Sciences et Voyages, le prolifique Jean de la Hire, les innombrables auteurs des « Tallandier bleus », le méconnu Jacques Spitz..., tout le processus était en place pour que s'épanouisse, vers le milieu des années trente, une véritable école de la SF — exactement comme ce fut le cas à la même époque aux États-Unis. Il n'y manquait même pas le chef de file potentiel : René Barjavel, dont les anticipations pessimistes et visionnaires se mirent à fleurir, après 1940, en des romans aujourd'hui historiques qui ont nom Le Voyageur imprudent, Ravage, Le Diable l'emporte...
Mais entre-temps la guerre avait surgi, et tout fut étouffé dans l'œuf. L'anticipation sombra en un noir naufrage, et le seul rescapé actuel de ce mouvement qui n'eut pas lieu, Barjavel, a enfin trouvé aujourd'hui, avec trente ans de retard, une gloire ambiguë avec des romans à succès qui sont loin de valoir ses livres de jadis.
Ce qui nous ramène à la jeune école timide et balbutiante évoquée plus haut. Nous sommes vers 1955. De grands noms (qui déjà aux U.S.A. appartiennent un peu au passé, mais cela le public français ne le sait pas) fulgurent aux yeux des lecteurs éblouis : van Vogt, Simak, Asimov, etc. Comment s'aligner ? Comment tenter même de leur arriver à la cheville ? Assez vite, nos écrivains renoncent. Ils ont compris que la science-fiction française ne serait que si elle arrivait à se débarrasser de son complexe d'Œdipe et à « tuer le père ». Donc : se libérer de l'imitation stérile et inhibante des grands modèles américains, essayer de trouver son langage propre et d'être elle-même.
Une longue quête commence, qui n'est guère favorisée par les hasards de l'édition, car il s'avère de plus en plus difficile, au long des années, de se faire publier en librairie pour un auteur de science-fiction français. Pourtant, petit à petit, des individualités s'imposent, des noms surnagent, certains qui promettaient d'aller loin sombrent dans les marécages des illusions perdues mais d'autres prennent la relève... et à la longue on s'aperçoit — les lecteurs les premiers, tout surpris — que la science-fiction française existe, et qu'on ne peut nier cette existence.
Aujourd'hui elle n'a pas encore trouvé sa voie mais elle en devine les détours. Elle ne ressemble ni à ces modèles de chez nous qu'elle n'a pas connus, ni à ceux qu'elle avait voulu un moment se choisir par-delà l'océan. Bien sûr, elle n'a pas encore digéré toutes les influences mais, avec ses inachèvements et parfois ses imperfections, elle est, c'est un fait indéniable — et dans les meilleurs cas elle a réussi à se trouver un ton, et à dire des choses différentes, ou de manière différente, de ce que ferait un auteur anglo-saxon.
Incluses dans ce volume, voici treize tentatives françaises toutes récentes, treize nouvelles inédites rassemblées ici, pour la première fois, en une anthologie trouvant enfin place dans une collection déjà bien connue du public. Elles établissent des jalons, marquent des directions et — pour les plus réussies d'entre elles — ouvrent des portes ou imposent des visions.
La science-fiction française est née, ou plutôt elle est entrée dans sa renaissance. Encore faut-il l'aider à vivre. Cette anthologie, pour sa modeste part, a pour but d'y contribuer.
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