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Préface à La Femme infinie

Pierre K. REY

Casterman, Collection Autres temps, autres mondes, octobre 1983

     «Les anthologies de nouvelles d'auteurs féminins prennent une importance plus grande qu'on ne le pense, car leur propos dépasse le cadre de la SF (d'une certaine manière, c'est la SF qui devient ici le prétexte) pour reposer entièrement le problème de la science-fiction. »
Henry-Luc Planchat
(préface à Les Fenêtres internes, U.G.E., 1978)


     Un sondage réalisé dans la revue Astounding en 1949 — en plein Age d'Or de la science-fiction — révélait que 93 [%] des lecteurs du genre étaient de sexe masculin. Enfermée depuis le début du XXe siècle dans le ghetto des « pulps » spécialisés, florissante dans les magazines américains des années quarante et cinquante, la littérature de science-fiction s'avérait un domaine réservé, une chasse gardée : écrite pour un public masculin en grande partie adolescent, par des écrivains dont l'écrasante majorité était des hommes, promue par des rédacteurs en chef dont la masculinité n'avait souvent d'égale que leur sectarisme patent envers « l'espèce féminine », cette littérature qui se proclamait volontiers exploratrice, vouée à la problématique, et par essence spéculative, se révélait — ô paradoxe ! — d'un conservatisme navrant non seulement vis-à-vis des préoccupations des femmes, mais aussi, de façon plus générale, aux niveaux de l'extrapolation sociologique et de l'expérimentation stylistique.
     Tout n'avait pourtant pas trop mal commencé pour elles (la science-fiction et les femmes). Durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, le roman gothique, dont Ann Radcliffe est l'une des principales représentantes, est très populaire auprès des lectrices vibrant à l'effroi de leurs héroïnes, pourchassées par des terreurs innommables et des apparitions fantomatiques. Déjà, en 1806, le Zofloya de Charlotte Dacre tente quelques explications semi-scientifiques à ces phénomènes surnaturels, annonçant le tournant décisif qu'allait prendre la tradition gothique quelques années plus tard avec la publication en 1818 du Frankenstein de Mary Shelley (1797-1851).
     L'énorme succès du roman n'est sans doute pas étranger à la profonde émotion qui le traverse ; dans son essai « Female Gothic : the Monster's Mother » (The New York Review of Books, 1974), Ellen Moers interprète Frankenstein comme un mythe de la procréation, en rapport étroit avec les expériences d'épouse et de mère de son auteur. Il est probable que The Last Man, que Mary Shelley publiera en 1826, et qui relate l'extinction de la race humaine sur terre, lui fut inspiré par la mort de son mari ; de la même façon, sa nouvelle The Mortal Immortal (1834), où un homme éternellement jeune assiste, désespéré, au vieillissement et à la mort de sa femme, est certainement née des angoisses provoquées par l'approche de la quarantaine. Frankenstein est aujourd'hui considéré par plusieurs historiens du genre, dont James Gunn et Brian Aldiss, comme le premier véritable roman de science-fiction : « En combinant la critique sociale et les nouvelles idées scientifiques, en donnant en même temps un tableau de sa propre époque, Mary Shelley devance les méthodes utilisées par H.G. Wells et certains auteurs postérieurs dans leurs romans scientifiques » (Brian Aldiss, Billion Year Spree, 1973). Si Verne et Wells sont les pères spirituels de la science-fiction moderne, si Hugo Gernsback en est le père fondateur, il est indéniable que Mary Shelley en est la mère fécondatrice.
     Nous n'allons pas ici retracer en détail l'historique de la participation des femmes à la science-fiction (la place nous manque et des gens aussi qualifiés que Pamela Sargent s'en sont chargés ailleurs) ; pourtant, un tel exercice révélerait à quel point celles-ci y furent, dans les premières décennies du XXe siècle, d'une rareté effrayante, et à quel point l'évolution du genre et leur propre évolution à l'intérieur du genre suivent des chemins parallèles et complémentaires. Si bien qu'écrire l'histoire des femmes dans la science-fiction, c'est tout simplement récrire l'histoire de la science-fiction. Non au seul regard de ses titres de gloire, mais en mettant l'accent sur ses faiblesses et ses tares, ses préjugés et ses partis pris, voire — ce qui est un comble — son manque d'imagination. Si nous avons insisté quelque peu sur Mary Shelley, c'est d'abord qu'elle était la première, et surtout que son œuvre possédait, entre autres qualités, ce qui manquera à tant de récits qui suivirent : le côté humain et la dimension philosophique.
     Considérée comme une littérature d'idées, la fiction scientifique (celle qui emplissait les pages des magazines spécialisés des années trente et quarante, tels Amazing et Astounding) s'est trop longtemps et trop souvent contentée de magnifier l'Amérique technologique en marche, émerveillée devant ses héros stéréotypés, ses Superman, conquistadores du futur portant le flambeau du Progrès Scientifique, pendant qu'attendaient, à l'ombre des fusées, les fiancées-épouses-mères ébahies et muettes. Qu'est-ce qui aurait bien pu attirer et motiver des femmes à écrire de ces récits où le mâle américain partait à l'aventure sur des mondes inexplorés, mystérieux et dangereux, tandis qu'elles, soumises et amoureuses, attendaient à la maison, à élever les enfants ou préparer le « repos du guerrier » ? Et quand bien même elles l'auraient voulu, les portes de l'édition, bardées de la suspicion phallocrate de certains rédacteurs en chef (parfois inconsciente, ce qui n'arrange rien), s'avéraient bien lourdes à pousser pour la plupart d'entre elles.
     A ce propos, le cas de Francis Stevens (auteur d'une douzaine de scientific romances entre 1917 et 1923) est intéressant à plusieurs titres. Ce pseudonyme à consonance masculine cachait en réalité Gertrude Barrows Bennet, née en 1884 ; or, cette pratique qui consiste à dissimuler son appartenance au sexe féminin n'est ni unique ni dépassée (ni réservée exclusivement à la science-fiction, qu'on se souvienne de George Sand et de George Eliot) : dans les années trente, Louise Taylor signait L. Taylor dans Amazing et Catherine L. Moore débuta dans Weird Tales en tant que C.L. Moore ; plus tard, Alice Mary Norton s'appellera soit Andrew North soit André Norton, et l'on peut s'interroger sur les motivations qui ont poussé certains écrivains contemporains à agir de la sorte, comme Ursula K. Le Guin qui signa U.K. Le Guin sa nouvelle Neuf vies dans Playboy (ce qu'elle a publiquement regretté depuis) ou comme Jo Clayton, écrivain actuel d'heroic fantasy qui dissimule ainsi le charmant prénom de Joséphine. Que des lecteurs aient cru à l'époque que Francis Stevens était un pseudonyme d'Abraham Merritt ne fait qu'ajouter à la confusion révélatrice de l'esprit partisan qui pouvait animer (et anime encore) certains professionnels du genre, éditeurs autant que critiques ou écrivains : quel compliment pensait-on adresser à Leigh Brackett en affirmant, à propos de ses récits d'aventures colorés dans Planet Stories, qu' « elle écrivait comme un homme » ? Et que penser du jugement émis en 1975 par Robert Silverberg sur la véritable identité de James Tiptree Jr (dont on apprendra un an plus tard qu'il était « elle ») : « II a été suggéré que Tiptree était une femme, théorie que je trouve absurde, car il y a pour moi quelque chose d'inéluctablement masculin dans l'écriture de Tiptree » (préface à Warm Worlds and otherwise) ?
     En fin de compte, dans cette première moitié du XXe siècle, la postérité n'aura retenu que deux auteurs féminins : Leigh Brackett (et son écriture « merveilleusement masculine ») et Catherine L. Moore (qui créera Jirel de Joiry, la première héroïne de sword and sorcery, à la descendance nombreuse dans les années soixante-dix). C'est bien peu devant la renommée des Van Vogt, Asimov, Heinlein, Simak, Clarke, Sturgeon, etc., et qui se souvient aujourd'hui de Lilith Lorraine, Clare Winger Harris, Amelia Reynolds Long, Wilmar H. Shiras ou Edna Mayne Hull (en dehors du fait qu'elle est Madame Van Vogt) ? « Le mouvement des femmes a fait prendre conscience à la plupart d'entre nous du fait que la SF a, ou bien totalement ignoré les femmes, ou les a présentées comme des poupées gloussantes risquant à tout instant d'être violées par des monstres — ou de vieilles femmes savantes asexuées par l'hypertrophie de leurs organes intellectuels 1 — ou, au mieux, comme les loyales petites épouses ou maîtresses des héros confirmés. L'élitisme masculin s'est déchaîné dans la SF. Mais est-ce seulement l'élitisme masculin ? La ''soumission des femmes'' dans la SF n'est-elle pas un symptôme d'un ensemble qui est autoritaire, avide de pouvoir, et affiche son esprit de clocher ? » (Ursula K. Le Guin, Science Fiction Studies, novembre 1975).
     Il faut attendre les années cinquante pour que se dessine, à travers l'émergence de revues à volonté plus « littéraire », comme The Magazine of F & SF, une ouverture propice à l'accueil d'écrivains soucieux de modifier les schémas traditionnels ; et la révolution stylistique de la fin des années soixante, cristallisée dans la revue britannique New Worlds et la série d'anthologies originales Orbit de Damon Knight, pour qu'enfin les carcans, les préjugés et les tabous qui enserraient la science-fiction éclatent devant un concert de voix nouvelles se libérant, non parfois sans excès ni vacarme, des contraintes éditoriales et commerciales et de l'étroitesse de la thématique classique.
     F & SF (dont l'édition française est Fiction), certainement le plus innovatif et le plus expérimental des magazines de l'époque, volontiers tourné vers les sciences « douces » (psychologie, sociologie, écologie, linguistique), publia de nombreux écrivains du sexe féminin, attirés par la perspective de discours plus proches de leur univers et de leurs préoccupations (n'oublions pas que peu de femmes exerçaient alors des professions scientifiques), séduits par les possibilités critiques que leur permettaient l'humour et la satire. Cinq des auteurs présents dans ce volume y ont fait leurs débuts — Idris Seabright (pseudonyme de Margaret St Clair), Joanna Russ, Carol Emsh-Willer, Kit Reed, Raylyn Moore — auxquels on pourrait ajouter Mildred Clingerman, Zenna Henderson, Dons Pitkin Buck et l'inénarrable Evelyn E. Smith. D'autres écrivains remarquables des années cinquante sont Katherine Mac Lean, Rosel George Brown, Miriam Allen deFord, Marion Zimmer Bradley et Kate Wilhelm (qui reste l'un des meilleurs auteurs contemporains de la SF) ; sans oublier Judith Merril qui, plus que par ses nouvelles, contribua dans sa série d'anthologies des « meilleurs récits de l'année » (treize volumes parus entre 1956 et 1969) à élargir le champ de la science-fiction américaine par l'apport des textes de la New Wave britannique et de la littérature générale (Eugène Ionesco, Jorge Luis Borges, Günter Grass, entre autres). Une autre femme d'importance est à signaler : Cele Goldsmith, qui dirigea les revues Amazing et Fantastic de décembre 1958 à juin 1965, période pendant laquelle la qualité de ces deux revues augmenta considérablement ; Cele Goldsmith encouragea de nouveaux écrivains dans les voies de l'expérimentation littéraire, donnant leur première chance à des gens comme Thomas M. Disch et Roger Zelazny, Ursula K. Le Guin, Sonya Dorman, Doris Piserchia et la Canadienne Phyllis Gotlieb.
     Et soudain, à partir de 1965, c'est le raz-de-marée. Jouissant d'une liberté d'écrire quasi totale grâce à l'ouverture d'esprit de rédacteurs en chef comme Michael Moorcock (New Worlds) et d'anthologistes comme Harlan Ellison (Dangerous Visions) ou Damon Knight (Orbit) 2, une vague d'écrivains neufs déferle sur la science-fiction, dont un nombre important de femmes : c'est en Grande-Bretagne Hilary Bailey, Josephine Saxton, Daphne Castell, Patricia Hocknell, Pamela Adams, Joyce Churchill, Pamela Zoline (de nationalité américaine), et aux Etats-Unis, Joan H. Holly, Sidney Van Scyoc, Virginia Kidd, Lee Hoffman, James Tiptree Jr (alias Raccoona Sheldon), Suzette Haden Elgin, Carol Carr, Chelsea Quinn Yarbro, Pamela Sargent, Joan Bernott, Raylyn Moore, Vonda Mclntyre, Phyllis Eisenstein, Evelyn Lief, Alice Laurance, Octavia Estelle Butler, Tanith Lee, Kathleen Sky, Ruth Berman, Grania Davis, Lisa Tuttle, Mildred Downey Broxon, Eleanor Arnason, Suzy McKee Charnas, Joan D. Vinge, Brenda Pearce, Marta Randall, Kathleen M. Sidney, C.J. Cherryh, Cynthia Felice, Cecelia Holland, Elisabeth Lynn, Patricia C. Hodgell, Pat Cadigan, Pat Murphy, Connie Willis, Karen G. Jollie, Juleen Brantingham, Sydelle Shamah, Lee Killough... Toutes ne sont pas d'ardentes féministes (comme Joanna Russ, Suzy McKee Charnas ou Vonda Mclntyre) 3, ni des auteurs volontiers expérimentaux (comme Joséphine Saxton ou Carol Emshwiller) — et certaines s'adonnent parfois, juste retour des choses, à la provocation — mais la plupart s'attachent à dépeindre des personnages vrais, entiers et complexes, à donner de la femme (et de l'homme) non plus une image, un cliché, mais une réalité aussi ambiguë que peut l'être la réalité, et s'orientent vers des sujets à caractère plus spécifiquement féminin, jusqu'alors tabous ou traités de façon caricaturale, grotesque ou morbide, comme la grossesse, le viol, le rôle de la femme dans la cellule sociale et la structure familiale, etc. En faisant éclater les cadres traditionnels, « le rôle du féminisme en science-fiction fait finalement partie d'un désir plus général de voir le genre élargir ses horizons » (Pamela Sargent, préface à More Women of Wonder). Nous n'en voulons pour preuve que l'intérêt manifeste qu'ont porté à la science-fiction des écrivains du mainstream aussi importants qu'Anna Kavan (dans son roman Ice, 1967, en français Neige, éd. Stock) et Doris Lessing (en particulier dans le dernier des cinq volumes des Enfants de la violence et dans The Memoirs of a Survivor, 1974, en français Mémoires d'une survivante, éd. Albin Michel).
     Qu'on ne se méprenne pourtant pas devant cette avalanche de noms. Les femmes ne représentent encore dans la SF américaine pas plus de 20 [%] des écrivains (et peut-être encore moins de lectrices). Mais ce qui est rassurant et encourageant en cette affaire, c'est qu'indéniablement le processus est en marche. Il est de plus en plus rare de ne pas trouver d'auteurs féminins aux sommaires des revues et anthologies d'aujourd'hui (même le plutôt conservateur Analog sortit en juin 1977 un numéro Special Women). De plus en plus de femmes occupent les postes-clés de cette littérature (Susan Allison chez Ace, Judy-Lynn del Rey chez Eallantine, Karen Haas chez Bantam, Sharon Jarvis chez Playboy Press), et sont parues récemment de nombreuses anthologies composées par — et réunissant — des écrivains de sexe féminin 4. Certes, la vogue de ces anthologies consacrées à des auteurs ou des thèmes féminins (sinon féministes) participe aussi de critères commerciaux évidents — le féminisme est à la mode et excite les marchands de tous bords, même s'il recouvre une réalité sociale, politique et culturelle — et il serait hypocrite et puéril de prétendre que le présent volume échappe à de telles considérations. Mais si ce livre atteint son but premier, faire la preuve par quinze que le talent n'a pas de sexe (comme d'ailleurs le manque de talent), alors nous pouvons espérer des jours où les femmes n'auront plus à remettre cent fois sur le métier leur ouvrage afin de démontrer leurs qualités, littéraires ou autres, et où une telle anthologie n'aura plus désormais aucune raison d'être. Sinon de donner à lire.
     Le 8 mars 1857, à New York, des couturières descendaient dans la rue pour dénoncer leur exploitation et demander le droit à l'expression. Pourquoi est-ce que je vous parle des couturières ? Parce qu'il était temps de rendre à Cassandre ce qui appartient à Katherine MacLean.
     Il était temps de tourner la page.

Notes :

1. Ursula K. Le Guin fait sans doute allusion ici à la Susan Calvin des Robots d'Asimov, laide, plate et frustrée.
2. Cette série, qui a publié vingt et un volumes depuis 1966 (et qui a dû s'arrêter en 1980 pour cause de mévente), sans aucun doute la plus « littéraire » et avant-gardiste de la SF américaine, a accueilli 24[%] d'auteurs féminins, s'arrogeant près de 30[%] des quelque 260 nouvelles parues en son sein. On ne s'étonnera donc pas de voir figurer dans la présente anthologie pas moins de six récits extraits des Orbit.
3. Sans oublier certains auteurs masculins dont les œuvres participent de ce courant « féministe », comme Thomas M. Disch, Joe Haldeman, Samuel Delany ou John Varley.
4. Citons la série des trois Women of Wonder (1974, 1976, 1978J de Pamela Sargent, Aurora : Beyond Equality (1976) de Vonda Mclntyre et Susan Janice Anderson, Millenial Women (1978) de Virginia Kidd, Cassandra Rising (1978) d'Alice Laurance, Amazons (1979) de Jessica Amanda Salmonson, et, parce qu'on n'est pas sexiste, The Crystal Ship (1976) de Robert Silverberg.

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Thèmes, catégorie Femmes
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