Il aura fallu attendre 1965 pour que le nom de Jack Vance s'imposât à l'attention du lecteur français avec Les Langages de Pao, Le Prince des Étoiles et Les Maîtres des Dragons, un roman, le premier volet de l'histoire d'une quête vengeresse à travers l'univers, et une stupéfiante novelette qui rafraîchissaient le space-opera aux sources de ce genre encore mal connu en France : l' heroïc-fantasy.
A cette date, Jack Vance avait déjà fait son entrée dans notre pays, mais ce n'étaient ni Une conquête abandonnée, publié en 1955 dans l'ancien « Galaxie », ni Magie verte, paru dans « Fiction » en 1964, qui pouvaient persuader l'amateur que Jack Vance était une de ces étoiles montantes qu'il allait bientôt falloir ranger auprès des grands de la S.F. : la première nouvelle ne rajeunissait guère le thème de la rencontre d'un groupe humain et d'une créature extra-terrestre et s'était vu infliger une traduction et des coquilles qui ne contribuaient guère à en rehausser la médiocrité ; la seconde était une petite fantasmagorie rationalisée sans grande portée. Entre les deux se situait La Retraite d'Ullward, paru en 1959 dans le numéro 65 de l'ancien « Galaxie », mais la façon très personnelle dont s'y trouvait traité le thème des séductions de l'illusoire ne pouvait suffire à arracher notre auteur à l'obscurité puisque la revue faisait naufrage aussitôt après.
A l'heure actuelle, Vance ne peut plus être pour nous un de ces auteurs secondaires qu'on voit apparaître de temps en temps au sommaire des magazines. Forts du succès des trois ouvrages parus en 1965, ses romans et ses nouvelles n'attendaient plus très longtemps pour être publiés en France : le cycle de Cugel l'Astucieux constituait l'événement de l'année 1966 pour les lecteurs de « Fiction », tandis qu'un « Galaxie » bien inspiré donnait l'exemple d'un Vance au meilleur de sa forme avec Le Papillon de Lune et Le Dernier Château ; en 1967 et 1969, Le Palais de l'Amour et La Machine à Tuer augmentaient le cycle de Kirth Gersen entrepris avec Le Prince des Étoiles et inachevé à ce jour ; en 70, Gérard Klein ouvrait son excellente collection « Ailleurs et Demain » à Un Monde d'Azur, un des livres les plus achevés qu'ait produit Vance. Il pouvait alors être question de mettre au jour des textes plus anciens mais d'une égale qualité comme Les Faiseurs de Miracles, paru dans « Fiction » au moment où la revue fêtait son 200e numéro, et Big Planet, à paraître dans la collection « Galaxie-Bis ».. désormais, Vance avait acquis de ce côté de l'Atlantique une réputation égale à celle qu'il s'était taillée aux États-Unis pendant les quelque vingt ans où il était resté pour nous quasiment inconnu.
Né à San Francisco en 1916, Jack Vance est venu assez tard à la S.F., puisque ce n'est qu'en 1945 qu'il publia sa première histoire : The World Thinker (« Thrilling Wonder Stories », été). En effet, après avoir passé son enfance dans un ranch de la Californie centrale, il chercha sa voie assez longtemps, étudiant successivement les mines, la physique, l'anglais, le journalisme, pour s'apercevoir finalement qu'il n'avait envie d'être ni ingénieur des mines, ni physicien, ni professeur d'anglais, ni journaliste. Attiré depuis toujours par ces genres littéraires, il se tourna donc vers la S.F. et la fantasy, et si ses activités dans la marine marchande montrent qu'il resta encore un peu incertain quant à son avenir dans un domaine où brillaient déjà tant de grands noms — les van Vogt, les C. L. Moore, les Heinlein ; bref, c'était l'Age d'Or — il eut bientôt lieu d'être rassuré. Bien qu'il ait aujourd'hui tendance à les juger sévèrement, ses récits publiés dans « Startling Stories » et « Thrilling Wonder Stories » étaient bien accueillis — en particulier ceux qui mettaient en scène Magnus Ridolph, un pittoresque personnage sur lequel nous reviendrons — et son premier roman, The Dying Earth, paru en 1950, obligeait d'emblée confrères et lecteurs à reconnaître qu'un grand écrivain d'heroïc-fantasy leur était né.
Non traduit en français, cet ouvrage veut qu'on s'y attarde un peu. Sa publication dans une maison d'édition archi-obscure, une distribution catastrophique, tout destinait The Dying Earth... à la mort. Mais le livre produisit une telle impression sur ses rares lecteurs que le téléphone arabe fonctionna et qu'il devint rapidement l'objet d'une véritable chasse au trésor. Jusqu'à ce qu'il soit réimprimé quelques années plus tard, il fut coté par les heureux possesseurs jusqu'à vingt fois son prix original ; certains amateurs soutiennent même que Vance n'a jamais rien écrit de meilleur.
Il est vrai que ce livre était particulièrement brillant. Très élaboré dans sa construction, il se présente sous la forme d'une série de nouvelles qui s'interpénètrent comme dans un puzzle par leurs thèmes, leurs décors, leurs intrigues : ainsi, tel personnage qui apparaît épisodiquement dans une nouvelle devient le héros d'une autre et réciproquement. Mais c'est surtout son atmosphère qui retient l'intérêt. Situées dans un futur prodigieusement lointain, les six histoires qui composent The Dying Earth évoquent un monde en proie à la somptueuse décadence des empires trop opulents. Il y circule de nouvelles espèces d'animaux ; l'humanité s'est diversifiée en une multitude de races étranges et « suppure, riche comme un fruit pourri » ; la science n'est plus qu'un vague souvenir, étouffée par les prestiges d'une nouvelle magie. On devine quelle place Vance a pu réserver au pittoresque — de ce point de vue, la description du jardin de Mazirian le Magicien est tout à fait exemplaire — mais ces données l'ont surtout conduit à imprégner son livre d'une poignante mélancolie : hommes et choses semblent épuisés ; la lune a disparu ; tout baigne dans le pâle éclat d'un ciel où dérive un soleil rougeâtre « pareil à un vieillard qui se traîne vers son lit de mort ». C'est ce monde qui devait servir plus tard de cadre aux picaresques aventures de Cugel l'Astucieux — l' œuvre dont Vance est le plus fier — mais il faut reconnaître que le déplacement de l'intérêt lui a fait perdre pas mal de sa puissance de suggestion.
Depuis 1950, Vance n'a cessé d'écrire. Contrairement à certains confrères qui mènent une carrière en dents de scie, s'éclipsant pour réapparaître ou renouvelant radicalement leur manière — les Leiber, les Sturgeon, les Farmer — il a publié régulièrement et sereinement, et a aujourd'hui à son actif une soixantaine de romans et de nouvelles. C'est relativement peu en vingt-cinq ans de métier, mais il faut dire que la qualité compense largement la quantité. Vance n'a guère commis de textes médiocres et s'est vu décerner deux Hugos, l'un en 1963 avec Les Maîtres des Dragons, l'autre en 1967 avec Le Dernier Château qui remportait en même temps le Nebula Award des Science-Fiction Writers of America. D'autre part, Vance a des marottes assez absorbantes : outre son intérêt pour la céramique et le jazz classique — à ses heures il joue du cornet à pistons — il a gardé de l'époque où il était marin le goût de la balade et quitte parfois Oakland, son lieu de résidence habituel, pour un voyage au long cours avec sa femme et son fils. C'est ainsi qu'après la copieuse production de ces trois dernières années — le cycle de Tschaï, Emphyrio, les trois volumes du cycle de Durdane qui vont être publiés chez Dell et sont en train de paraître en version écourtée dans « The Magazine of Fantasy & S.F. », il se prépare à cingler vers le sud du Pacifique sur un Trimaran qu'il achève de construire de ses propres mains !
Très avare de renseignements biographiques, Vance estime qu' « une connaissance intime de la personnalité de l'écrivain diminue l'effet de ses œuvres sur le lecteur ». Elle n'en est pas moins justifiable quand elle permet de mieux en pénétrer les intentions — et, de toute façon, cette connaissance ne s'atteint-elle pas à travers l' œuvre ?
Que Vance soit un grand voyageur explique en particulier l'allure que prennent volontiers ses récits. Car chaque fois qu'il s'installe devant sa machine à écrire, c'est bien dans un vaste voyage qu'il s'engage, comme s'il s'agissait pour lui de compenser son amour de la bougeotte. C'est vrai pour The Dying Earth, où les quêtes qui s'imposent aux personnages lui donnent l'occasion de faire défiler de magnifiques paysages et de pittoresques figures animales et humaines. C'est vrai pour la série de nouvelles — parues entre 1948 et 1952 dans « Startling » et « Thrilling » et reprises en volume par « Ace Books » en 1966 — qui tournent autour de Magnus Ridolph : antithèse ironique d'un certain Aventurier de l'Espace, ce personnage de détective-dépanneur interstellaire n'est ni grand, ni fort, ni balafré, ni bronzé par l'éclat de mille soleils ; plus proche d'Hercule Poirot, avec ses allures de petit vieux bien propre, sa barbiche blanche impeccablement taillée et son sang froid très britannique, il loue son intelligence — fort cher car il aime ses aises — à tous ceux qui ont des ennuis ou des problèmes de par la galaxie ; dès lors, chacune de ses missions est prétexte à la visite de quelque bizarre planète ou à la découverte de mœurs et de décors insolites.
Vance s'est manifestement amusé à produire un effet de contraste en plaçant dans des situations et des cadres assez délirants cette savoureuse figure de petit rond-de-cuir méthodique, mais le plaisir de la randonnée ne prend vraiment tous ses droits qu'avec The Five Gold Bands et Big Planet, deux romans publiés originellement dans « Startling » en novembre 1950 et septembre 1952. Le premier — un de ceux pour lesquels Vance a gardé une affection particulière — se présente comme une sorte de western cosmique sur le thème de la chasse au trésor et nous entraîne sur cinq mondes différents. Dans le second — que nous trouvons personnellement plus original — tout l'intérêt se concentre sur une planète semblable à la Terre par son atmosphère et sa gravité, mais assez colossale pour la contenir plusieurs centaines de fois. Des colonies terriennes y sont installées depuis longtemps, mais la grosseur même de ce monde rend impossible toute unité politique. Ne respectant que l'interdiction qui leur a été faite par la Terre d'utiliser des armes modernes, chacune d'entre elles s'est développée selon sa fantaisie. Aussi variée dans ses paysages que dans ses coutumes, cette planète constitue donc une mosaïque gigantesque, haute en couleur, digne des plus grands maîtres de la fantasy, dont nous traversons les pièces à la suite d'un groupe de Terriens en mission qui ont eu la malchance de s'échouer à une fantastique distance de leur destination... Et l'on garde de cette marche épique dans des régions aussi exotiques que leurs noms — Montmarchy, le lac Pellitante, la forêt de Tsalombar, Parambo... — le souvenir d'éblouissants spectacles où se détache une équipée en téléphérique qui a l'ampleur et la liberté d'un rêve euphorique.
Il serait facile de montrer que les textes traduits en français, qui forment le cycle de Kirth Gersen ou les aventures de Cugel l'Astucieux, doivent une bonne partie de leur charme à leur aspect touristique, mais nous en avons déjà parlé dans une étude parue dans Fiction [n° 200 et 201], et nous avons préféré insister ici sur des œuvres encore inédites en France. Plus récents, ils prouvent en tout cas que Vance n'a jamais cessé de faire la part belle à ses rêves et d'offrir avant tout à son lecteur une source de dépaysement.
Définir l'œuvre de Vance comme un vaste tremplin pour l'évasion présente pourtant quelque danger. En effet, si beaucoup d'amateurs ont la conviction que ce but correspond à l'une des vocations les plus fondamentales de la S.F. et de la fantasy, les lecteurs ne manquent pas qui ne reconnaissent une vertu signifiante et instructive qu'à ce qui a l'air vrai ou vraisemblable et ont tendance à ranger au rayon des frivolités le produit des imaginations trop fertiles. Il faut donc préciser que Vance n'a rien d'un auteur superficiel.
Décrire ses rêves est à la portée de tout le monde, fussent-ils complètement délirants. Mais les combiner en des univers à la fois cohérents et inouïs, se livrer à cette création totale, à cette quasi-démiurgie que représente l'élaboration, à partir de quelques visions plus ou moins floues, de mondes complets et consistants, avec leurs lois physiques, leur faune et leur flore, leur population, leur économie, leur politique, voilà une entreprise qui s'accommode mal des talents mineurs. Vance s'en est fait une spécialité, et il faut avouer que peu d'auteurs sont dignes de rivaliser avec lui sur ce terrain.
Vance possède en effet l'atout d'une énorme masse de connaissances emmagasinées lors de ses études à l'Université de Californie comme au cours de ses multiples voyages. Ainsi a-t-il appris et observé qu'il existe des rapports de cause à effet parfois très subtils entre l'environnement d'une société et ses structures et se préoccupe-t-il de laisser le moins de place possible au hasard dans l'exploitation de son matériel géographique et humain. Ce souci est particulièrement net à partir de Les Langages de Pao : les super savants de Breakness vivent dans une cité accrochée aux flancs d'une haute montagne, c'est-à-dire en des lieux aussi éthérés, austères et inaccessibles que les secrets dont ils sont porteurs ; inversement, la société de Shraimand doit à un climat radieux de privilégier les exercices physiques. N'insistons pas sur l'aptitude de Vance à tirer des milieux naturels qu'il invente des conséquences économiques et techniques parfaitement convaincantes : il suffit de lire Un monde d'azur, cet hymne au génie de la bricole, pour voir qu'il n'est guère de planète, si improbable et extravagante soit-elle, qui mette en échec l'ingéniosité de notre ancien étudiant de physique. Mieux vaut signaler avec quelle insistance Vance se plaît à imaginer des langages en accord avec la mentalité de ses collectivités : langage guttural et concret forgé de toutes pièces pour la société guerrière des « transformés » dans Les Langages de Pao ; langage des masques et des accompagnements musicaux dans la communauté ultra-raffinée où nous introduit Le Papillon de Lune ; langage de tout le costume dans Coup de grâce (sic), une aventure de Magnus Ridolph ; langage par configurations lumineuses chez les insulaires de Un monde d'azur, etc.
On pourrait croire au vu de ces quelques constatations que Vance s'est donné pour objet de nous redire ce qu'ont déjà dit Montesquieu et compagnie, et d'analyser dans la foulée de De Saussure et de la linguistique moderne les relations complexes qui unissent le signe au signifié et au signifiant. Les divinités tutélaires de la S.F. nous en préservent, il n'en est rien. La fantasy vancéenne n'est pas un moyen mais une fin. L'intérêt tout spécial que cet auteur porte aux langages finit sans doute par s'organiser en un véritable thème et a des chances de correspondre à des sentiments profonds — voire à une véritable vision du monde — mais il ne dérive jamais vers une problématique interne ou des développements théoriques. Dans ce cas comme dans celui des connexions socio-géographiques, Vance se contente d'exploiter un certain nombre de données qui lui permettent de mieux faire exister ses univers. Il ne ratiocine pas, il montre ; il ne nous assène pas des leçons, il nous berce de mirages ; il ne donne des explications que pour mieux nous prendre au piège de ses merveilles. Si grande est sa méfiance de ce qui pourrait être trop sérieux ou trop appliqué, que ses personnages se définissent essentiellement par ce qu'ils font. Par ailleurs, il choisit souvent de brosser le tableau de ses univers au cours de passionnantes enquêtes policières qui laissent loin derrière elles les pénibles Histoires Mystérieuses d'Asimov, saupoudre d' humour et fait resplendir ici et là des noms propres parmi les plus beaux et les plus étranges qu'ait jamais produit la S.F. Il évite ainsi le traquenard de ces monuments admirables mais terriblement laborieux à la façon de Dune de Frank Herbert. Et quand il arrive à concentrer en une quarantaine de pages un cadre chatoyant, des mœurs pittoresques, l'évocation d'un langage fascinant, une intrigue policière, et quelques sourires, nous avons ce pur joyau qu'est Le Papillon de Lune.
Jack Vance nous confiait récemment : « J'écris à partir d'une atmosphère plutôt que d'une idée, c'est-à-dire que j'ai le sentiment du genre d'histoire que j'ai envie d'écrire et que j'essaie ensuite de trouver un véhicule (intrigue, personnages, décor) pour exprimer ce sentiment. C'est un peu, je pense, comme quand on compose de la musique. » C'est aussi très proche de l'activité poétique. Car s'il fallait ranger dans une catégorie un auteur qui brasse avec tant d'allégresse space-opera, heroic-jantasy et roman policier, ce serait celle des poètes en prose. C'est en cela que Vance est plus profond qu'il ne pourrait sembler. Outre le bonheur qu'elle dispense, l'expression de nos rêves constitue peut-être le plus sûr moyen de cerner notre réalité — la seule qui compte au fond. Quant aux signes dont le poème est porteur à l'instar de toute œuvre d'art, ils recouvrent un champ plus riche que toutes les significations explicites et univoques des ouvrages à prétention philosophique.
Le domaine des préoccupations, voire des hantises de Vance, est singulièrement large, et il n'est pas question pour nous d'en dresser une liste exhaustive. Mieux vaut voir ce qui en constitue le fondement et en règle les structures, toute liberté étant ensuite laissée au lecteur de repérer ce qui peut se situer sur les paramètres ainsi obtenus. C'est ainsi que la plupart des visions, des idées ou des actions drainées par l'œuvre nous semblent se constituer en une série de variantes et d'approfondissements d'un thème majeur : la monstruosité. Depuis ses premiers textes jusqu'à Tschaï, en passant par The Dying Earth, Les Maîtres des Dragons et Un Monde d'Azur, nous assistons à une prolifération de monstres — que ce soient des animaux, des hommes, ou même des univers mais ce leitmotiv se révèle et s'articule à des niveaux plus complexes dont nous donnerons deux exemples.
Vance écrit d'instinct et n'a jamais eu dans l'idée de tracer une histoire du futur dont les pièces s'agenceraient de livre en livre. Il n'en reste pas moins qu'une certaine conception de l'Histoire découle de leur mise en éventail. Histoire aberrante, monstrueuse, puisqu'on a l'impression que le passé y succède au futur.
En effet, après une période d'expansion spatiale — que pourraient jalonner des nouvelles comme Une conquête abandonnée, La Retraite d'Ullward, La Planète de Sulwen, et au cours de laquelle la Terre essaime dans toute la galaxie — les mondes habités s'organisent en une vaste confédération où la Terre, progressivement oubliée ou masquée de légendes, est loin d'avoir la première place ; c'est une période d'apogée et de relative stabilité que s'accordent à peindre l'Œcumène du cycle de Gersen et l'univers où évolue Magnus Ridolph. L'ampleur même de l'espace colonisé, des accidents mécaniques ou politiques, tout cela entraîne bientôt un certain relâchement dans les relations de planète à planète ; comme le montrent entre autres Les Langages de Pao, Les Faiseurs de Miracles, Les Maîtres des Dragons, chaque société devient de plus en plus autonome, perd de sa spécificité terrienne, développe une culture fantaisiste et colorée qui emprunte parfois certains de ses traits à celles de nos premières civilisations. Alors commence une longue période de décadence qui conduit à des mondes comme celui de The dying Earth et de sa suite : les aventures de Cugel l'Astucieux. Ce dernier cycle restitue particulièrement bien le climat d'une sorte de Moyen Age insensé. Évoquant tout à la fois Les Mille et Une Nuits, les facéties de Till Ulenspiegel, nos chansons de geste et nos romans courtois, il semble issu de quelque légende terrestre que nos manuels d'histoire auraient omis de nous conter. Au milieu d'un cortège de magiciens et de démons plus pittoresques les uns que les autres, il y a bien un certain Firx d'Achernar qui laisse supposer des communications intersidérales, mais notre histoire officielle elle-même ne présente-t-elle pas des faits tout aussi troublants ?
On peut désormais mieux comprendre pourquoi Vance fait tomber les barrières entre la S.F. et l'heroïc-fantasy. Il ne s'agit pas de « faire joli » ou d'obéir à une mode quelconque. Vance se laisse tout simplement porter par une vision plus ou moins consciente de l'histoire qui lie organiquement les deux genres. Une histoire en forme de spirale, puisqu'en nous racontant la marche au progrès de certaines sociétés tombées au stade quasi primitif, des œuvres récentes comme Un monde d'azur (1966) ou Emphyrio (1969) empêchent la boucle de se refermer sur elle-même. Et si l'on remarque que sur cette spirale tel monde peut se présenter dans le même état à des époques très éloignées les unes des autres, comme des mondes complètement différents peuvent se situer à la même époque — et nous ne parlons pas de ceux qui bourgeonnent sur la courbe hors de tout précédent — il ne sera même plus question d'une histoire mais d'un véritable maelström temporel, ou, mieux, d'une sorte de cancer cosmique.
Autant dire que l'œuvre de Vance gagne à être considérée dans son ensemble. Elle tend à se constituer en une vaste fresque dont chaque panneau est assez original pour faire vibrer les autres de nouvelles résonances, et assez maîtrisé pour ne pas nuire à leur unité. C'est pourquoi nous pourrions être conduits à propos de la science à des remarques fort proches de ce que nous avons observé à propos de l' histoire.
Vue par Vance, la science apparaît comme une monstruosité. Apte à ramener l' homme aux premiers âges comme à l'en arracher, elle a le visage de Janus. Toutefois, ce n'est pas tellement dans ses effets ou dans un sens métaphorique que Vance fait ressortir sa monstruosité — ce serait trop banal. Pour lui, la science est monstrueuse dans sa nature même. Le propre de sa dynamique est en effet de la faire évoluer vers une complication et une puissance de plus en plus grandes, si bien qu'elle en arrive à s'identifier avec la magie ; elle nous renvoie ainsi à l'aube de l'humanité. La science traditionnelle, celle qui est fondée sur la raison et l'expérimentation, finit par s'obscurcir et par créer des situations aussi paradoxales que celle de The Dying Earth, où des personnages capables de réaliser des prodiges se révèlent impuissants à mettre au point la nouvelle humanité qu'ils essaient de créer dans les cuves de leur laboratoire. Quant à la nouvelle science, elle partage avec les monstres la propriété d'être incompréhensible et effrayante. Ses incroyables raffinements la vident de son caractère d'universalité et elle ne peut plus être l'apanage que de quelques rares initiés : super-savants de l' Institut de Breakness dans Les Langages de Pao, ou sorciers de Lord Faide dans Les Faiseurs de Miracles. Encore ces privilégiés en ignorent-ils souvent les principes et se contentent-ils d'utiliser ses recettes. Charmes et formules sont lancés à tort et à travers. Car telle est l'ultime mutation de cette science : engluée dans sa propre subtilité, elle finit par être incapable de réagir aux situations les plus simples ; elle en meurt ; et tout est à recommencer. Il y a des limites au-delà desquelles le monstre n'est plus viable.
Cet intérêt fasciné pour la monstruosité, nul doute qu'il pourrait donner lieu à une approche intéressante de la morale, de la philosophie et de la politique de l'écrivain. Une telle analyse serait pourtant sujette à caution parce qu'il y entre fatalement une grande part de subjectivité et que la mise au jour des monstres de Vance risque d'être finalement celle des nôtres. D'ailleurs, à quoi bon dire que Vance a des chances d'être un conservateur plein de mauvaise conscience ? — ce qui se vérifie en 1968 où il signe une motion en faveur de la continuation de la guerre au Vietnam en même temps qu'il écrit des histoires où se déploient de magnifiques mouvements de libération — Nos explications nous entraîneraient trop loin sans augmenter pour autant le plaisir de la lecture. Il est donc préférable de s'en tenir à ce qui est inscrit plus ou moins explicitement dans le texte, c'est-à-dire à l'attitude de Vance en face de cette espèce de tératologie que constituent ses livres.
Vance ne se manifeste pas directement à ce propos. L'attrait du monstrueux, de l'anormal, de l'artificiel, voire de l'illusoire, c'est d'abord sur ses personnages qu'il s'exerce. Leur nostalgie des temps héroïques a conduit les Maîtres des Dragons à se forger des monstres grâce auxquels ils se livrent à de formidables jeux. Créatures elles-mêmes monstrueuses, les Princes-Démons du cycle de Gersen façonnent le réel à la dimension de leur psychose.. Grendel crée des sociétés à sa guise, Kokor Hekkus terrorise les populations avec des monstres mécaniques, Viole Falushe s'offre la fantaisie d'un Palais de l'Amour bien ironique. On se maquille, on porte des masques, on se déguise, on se sophistique jusqu'à se faire couper les paupières et le bout du nez comme le Beau Dasce. Il s'agit d'échapper coûte que coûte à la nature, de la déformer, de la rêver, de transformer le réel et notre moi en une sorte d'œuvre d'art. La compréhension et la communication entre les individus ne s'en trouvent guère facilitées, mais ce n'est pas en donnant les formes les plus étranges à ses obsessions qu'on arrive à les exorciser complètement et à y échapper...
Il faut reconnaître que ces personnages ressemblent singulièrement à l'auteur de S.F. moderne, et il est vraisemblable que Vance, peut-être sans s'en apercevoir, leur fait véhiculer une réflexion latente sur .le genre où il a choisi de s'exprimer. En effet, ce n'est pas le moindre paradoxe de la science-fiction que de s'affranchir de plus en plus de la science — au point que certains auteurs comme Moorcock, Ballard, Aldiss, Ellison ont jugé préférable d'identifier le sigle S.F. au terme plus large de « speculative-fiction ». Répugnant de plus en plus à extrapoler à partir de techniques ou de principes scientifiques jugés probables, l'auteur de S.F. a maintenant tendance à obéir davantage à ses délires — l'esprit scientifique n'étant récupéré que dans la cohérence interne des univers hautement fantaisistes résultant de ce déverrouillage de l'imagination. Il va même, comme le fait le Farmer de ces derniers temps dans Lord of the Trees (1970) et The Wind Whales of Ishmael (1971), jusqu'à s'inspirer d'œuvres antérieures pour leur donner des prolongements extravagants, finissant par écrire un peu n'importe quoi n'importe comment. Un n'importe quoi qui atteint parfois à une certaine beauté, mais qui fait de l'auteur le metteur en scène de monstruosités dont on ne sait pas toujours quoi faire. C'est pourquoi Vance, qui se place sur une coordonnée où ce pas n'a pas encore été tout à fait franchi, a pu s'interroger sur les conséquences d'une libre prolifération des mondes rêvés en même temps qu'il en concevait. Les rêves que les livres sont chargés de concrétiser sont-ils assez clairs pour être déchiffrés ? Ne risquent-ils pas d'être sujets à des interprétations erronées, comme le sont souvent les apparences et les mirages auxquels sont confrontés certains personnages vancéens ? Ne risquent-ils pas de nous séduire au point de nous désadapter de la réalité ? Vance nous dit qu'il s'« intéresse essentiellement aux réactions humaines — que ce soient celles de l'individu ou d'une société — en face de situations nouvelles ou insolites ». Mais à quoi bon si ces situations ont de grandes chances de ne jamais exister ?
Posées de façon latente à l'intérieur de l'œuvre, ces questions reçoivent leur réponse selon un même processus — Vance, nous l'avons dit, ne spécule pas dans l'abstrait. Cette réponse est restée longtemps incertaine. Le personnage d' Ullward opte franchement pour les décors d'illusion, un neutraloïde de Pao est pleinement satisfait d'une monstruosité qui le rend « supérieur à un homme, supérieur à quatre hommes » ; mais, d'un autre côté, les Princes-Démons périssent misérablement sans avoir trouvé dans leurs inventions démentielles de quoi satisfaire leurs aspirations. Cette ambiguïté peut même se rencontrer au sein d'un même livre ; comme dans La Machine à Tuer : elle est esquissée dans l'attitude de la belle Alusz Iphigenia qui, après s'être laissée envoûter par les prestiges de la planète Thamber, n'y voit plus « qu'un mythe animé, un diorama aux tableaux archaïques » ; elle s'épanouit dans ce résumé du destin de Kokor Hekkus : « Son imagination fut à la fois un don et une malédiction. Une vie ne lui suffisait pas. Il lui fallait boire à chaque source (...) Dans Thamber, il avait trouvé un monde à sa mesure. Sous ses différentes incarnations, il avait créé sa propre épopée. Lorsqu'il en avait assez de Thamber, il retournait dans l'univers des hommes, moins malléable peut-être mais aussi passionnant. A la fin, il a péri. »
Retourner au monde des hommes, communiquer avec eux, les dépayser sans leur faire perdre contact avec la réalité... Vance a mis assez longtemps pour en trouver la voie puisqu'il a fallu attendre Un Monde d'Azur et Emphyrio pour voir des œuvres que ne tiraille plus aucune équivoque. Tout en introduisant le lecteur dans des mondes fascinants qu'anime le souffle de l'épopée — et nous pensons surtout à Un Monde d'Azur — ces deux romans reposent sur des sujets qui nous concernent davantage et contiennent des symboles mieux maîtrisés. Ce sont des sortes de fables modernes dont les couleurs et le mouvement visent à plaire et où la concertation des éléments se propose d'instruire... à condition de bien vouloir lire un peu entre les lignes.
Un Monde d'Azur repose sur une intrigue assez simple : sur des îlots de verdure flottant à la surface d'un immense océan — il recouvre toute la planète — une société à l'état d'enfance entre en conflit avec un monstre marin qui la rançonne en échange de sa protection. Toutefois, il devient rapidement évident que le Roi Kragen a valeur de symbole : symbole des racketters dont la ville de Chicago s'est fait une spécialité, symbole de cette forme de colonialisme qui porte le doux nom de protectorat, symbole du Saturne qui fit régner l'Age d'Or dans l'ancienne Italie ainsi que du Dieu de la Bible, si bienveillant à l'égard d'Adam et Eve tant qu'ils se contentaient de se promener béatement la main dans la main... Dès lors, en filigrane des affrontements rocambolesques qui opposent les hommes au monstre et les hommes entre eux, nous assistons au déroulement d'une libération morale, politique, religieuse et technique.
Emphyrio — qu'il faut espérer voir traduit en français — est moins immédiatement brillant mais aussi raffiné et chargé de sens. Ce livre adopte l'allure d'une épopée — il comporte vingt-quatre chapitres qui correspondent au nombre de chants de la tradition — et nous raconte, selon un schéma cher au genre, les enfances, les exploits et l'apothéose de Ghyl Tarvoke, alias Emphyrio. L'action se passe sur un monde étranger, et Vance garde toujours ses qualités de peintre, mais ce n'est pas pour autant qu'il faut s'attendre à des paysages grandioses et à des batailles extraordinaires. C'est à une épopée plus intérieure que nous sommes conviés. Pour cela, Vance utilise un procédé qui lui est cher : celui des énigmes. Pourquoi la fière population d'Ambroy en est-elle encore au Moyen Age, alors que les Seigneurs de la cité, jouissant des avantages d'une technologie très avancée, font des excursions en vaisseau spatial ? Comment accepte-t-elle d'entretenir ces arrogants Seigneurs et de vivre de l'aumône d'un Service d'Aide Sociale dont la véritable fonction est d'assurer la police des mœurs ? Qu'est-ce qu'essaie de suggérer aux habitants d'Ambroy le montreur de marionnettes vivantes de la planète Damar ? Et surtout, qui était Emphyrio, ce héros d'une légende populaire dont on ne possède qu'un fragment ? Désireux de trouver réponse à toutes ces questions, fasciné par Emphyrio auquel il finira par s'identifier, Ghyl Tarvoke se lance dans une quête qui le conduira de planète en planète et lui fera découvrir l'énorme imposture dont étaient victimes ses concitoyens. On devine la suite : mis au courant de la vérité, le peuple d'Ambroy accédera à son indépendance morale et politique.
Au niveau individuel et collectif, cette belle histoire figure donc le passage de l'enfance à l'âge adulte. Symbolisant le Christ historique et son apôtre Pierre — Ghyl Tarvoke est le fils d'un graveur sur bois et Emphyrio est « le fils d'une race de pêcheurs » — rappelant aussi le personnage d'Orphée, le héros découvre ce qui se cache derrière les apparences et transforme tout le roman en une sorte de variante du mythe de la caverne. Car c'est bien d'un mythe qu'il s'agit. Un mythe dont le sujet est animé par une interrogation... sur la valeur du mythe. N'est-ce pas grâce à un mythe que Ghyl Tarvoke s'éveille à l'inquiétude et accède à la connaissance ? Et n'est-il pas significatif qu'il trouve la clé de ce mythe sur la Terre ?
Nul doute que Vance tienne ici la solution d'un des problèmes qui assiègent son œuvre.. nous avons besoin de mythes, mais pas de n'importe quels mythes. Le mythe ne doit pas masquer la réalité de ses couleurs trop chatoyantes, mais la signifier ; il ne doit pas alimenter une vague rêverie, mais inspirer et orienter une action.
Vance va donc continuer à écrire de la fantasy et de la S.F., mais selon une tendance qui aujourd'hui se généralise, puisque même un auteur aussi traditionnel que Robert Silverberg tend à s'exprimer sous forme de mythes : qu'on se souvienne par exemple de L'Homme dans le Labyrinthe, où la marche périlleuse à l'intérieur du fantastique labyrinthe qui abrite Richard Muller figure les dangers de toute exploration trop poussée de l'esprit humain. On craindra sans doute que Vance y perde son originalité, mais il n'en est rien. Emphyrio montre que Vance reste Vance, avec son adresse à multiplier les détails évocateurs et poétiques, son aisance dans la narration, ses noms impensables, son style simple qui cache tant d'art.
Comme la présente collection s'attache à faire connaître des œuvres qui soient particulièrement représentatives du talent de leur auteur, c'est pourtant la publication de Tschai qui s'imposait. Parue aux États-Unis entre 1968 et 1970, cette tétralogie constitue une véritable « Exposition Vance ». On y retrouve tout à la fois le climat épique de quelques textes aussi célèbres que Les Maîtres des Dragons, les situations extravagantes qui caractérisent les aventures de Cugel l'Astucieux, la verve inventive de la série consacrée aux PrincesDémons, la savante élaboration de sociétés différentes qui, de Big Planet à Emphyrio, distingue presque tous les livres de Vance. Des paysages chamarrés se déploient, au détour desquels les monstres chers à l'heroïc-fantasy prennent le visage d'un Homme-Dirdir, d'un Homme-Wankh ou d'un Pnumekin — ces Pnumekin dont la grande préoccupation a toujours été d'oublier leur état d' homme et de ressembler le plus possible à leurs maîtres. Les Hommes-Emblèmes qui apparaissent dans Chasch rappellent la société imaginée dans Le Papillon de Lune : de même que les habitants de Sirène ont pour coutume de se couvrir le visage d'un masque qui est censé refléter leur personnalité, leur rang, leur état d'esprit, les H ommes — Emblèmes s'expriment par le relais d'un genre de blason. Sans son emblème, un homme n'est qu'un esclave. Avec lui, il conquiert une personnalité, se pare d'une identité et en assume les obligations et les privilèges. Son moi a disparu derrière une représentation ; l'ombre a mangé l'objet dont seul le reflet subsiste. Comment comprendre ? Comment être compris ? Comment ne pas passer pour un illuminé ou un fou quand on annonce à des gens qui se sont éloignés à ce point de notre culture qu'il existe quelque part dans le cosmos un monde originel appelé Terre ? Tels sont les problèmes qui se posent à Adam Reith. La monstruosité, les langages, la communication, la difficulté de démêler le réel des apparences... tous les thèmes chers à Vance sont au rendez-vous, y compris les plus récents puisque la marche d'Adam Reith à travers Tschai a des effets libérateurs.
Cette ample saga ménage pourtant bien des surprises. On y remarque en particulier l'introduction d'un léger érotisme, comme si Vance avait pris conscience de n'avoir campé jusque-là que des héros asexués et des femmes dont l'audace se réduisait à leur nom — exception faite de cette Fiamella des Mille Chandelles que Magnus Ridolph rencontre dans Coup de grâce.
Dans Chasch, Adam Reith se lance à la conquête d'une princesse du pays de Cath, et le processus amoureux qui en découle fait songer à quelque démarche initiatique. La jeune fille dispose en effet d'une quantité étonnante de noms qui correspondent chacun à un état de relations plus ou moins amicales, plus ou moins intimes : bon moyen pour l'auteur de nous faire franchir lentement les barrières de sa propre pudeur avant de nous révéler des zones plus obscures de sa personnalité. Et, de fait, il esquisse par la suite les amours frivoles des uns, les accouplements féroces des autres ; il suggère des comportements lubriques comme celui d'Aïla Woudiver le Sybarite, sorte de Prince-Démon échappé à Kirth Gersen et qui aurait pour ancêtre un comte Zaroff abâtardi. Enfin, dans le dernier volet de la série, Vance
créera même de toutes pièces une féminité non éclose — pas pour longtemps, car son héros succombera aux charmes qu'il aura peu à peu révélés.
Tschai fera certainement penser au célèbre cycle de Barsoom d'E.R. Burroughs. A cette différence près que la quête du héros n'est pas celle de quelque douce damoiselle mais d'un appareil susceptible de le ramener vers la Terre ; la découverte d'un monde, avec tout ce que cela implique d'aventures, reste l'essentiel du propos. Une imagination galopante, une certaine fraîcheur du ton, un souffle inépuisable, cela aussi semble hérité du meilleur Burroughs. Mais les arrière-plans riches de signification, les délicieuses sophistications, tout ce qui empêche l'œuvre de tomber dans les naïvetés de Burroughs, n'appartiennent qu'à l'auteur de Tschai. Et c'est bien le plus grand mérite de Vance de rappeler le maître de la fantasy tout en faisant figure d'un de ses orfèvres les plus originaux.
Avec Tschai, Vance atteint à un parfait équilibre, à une sorte de classicisme à l'intérieur de son baroquisme. Un rien pourrait gâter cette harmonie, faire tourner les trouvailles en procédés, mais au piège de ce « rien », Vance ne compte pas se laisser prendre. Loin de laisser fonctionner la maîtrise acquise, il envisage un nouveau périple — ce qui est sa façon de se ressourcer. Il est probable que nous allons rester quelque temps sans entendre parler de lui, mais qu'importe : beaucoup de textes restent à traduire et les livres futurs n'en seront que plus beaux.
En attendant, nous lui souhaitons bonne mer et bon vent, comme nous souhaitons un excellent voyage au lecteur de Tschaï.
Jacques Chambon et Jean-Pierre Fontana
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