Damien Marie a nourri son imaginaire à partir de L'Incal et des classiques de ce niveau en BD. Parallèlement à son activité d'architecte d'intérieur, il aborde le scénario, en 2003, avec Règlements de contes. Il poursuit avec La Cuisine du diable. Dans la première série, il se réapproprie, dans un cadre western, les contes universels comme Le Petit Chaperon Rouge, Pierre et le Loup, La Chèvre de M. Seguin... Dans la seconde, il revisite, avec un quartier de New York, Les aventures du Petit Poucet, de Barbe Bleue, du Chat botté... Mais, c'est Welcome to Hope qui contribue à asseoir sa renommé de raconteur d'histoires à part entière avec une plongée étouffante dans l'Amérique profonde.
Début 2009, il revient avec Ceci est mon corps, un diptyque où les deux volets paraissent à un mois d'intervalle. Il met en scène les dérives d'une société où l'on peut, grâce à des drogues, se glisser dans la peau et la personnalité d'un autre. Cependant, cette façon de vivre des expériences nouvelles et étonnantes, de pénétrer des univers interdits n'est pas sans dangers.
Dans Parce que le paradis n'existe pas, qui paraît également en février 2009, l'auteur évoque dans un climat fantasmagorique la nostalgie de l'enfance, les rêves inachevés ou abandonnés, les choix de vie et professionnels, l'importance de la nature et de la forêt.
Deux histoires fortes, l'une ancrée sur une réalité terrible, l'autre plus nostalgique, plus intimiste, révèlent un auteur à l'imagination fertile et éclectique.
Entretien avec un auteur à découvrir, par Serge Perraud
Votre actualité est fertile : Ceci est mon corps, un diptyque et Parce que le Paradis n'existe pas, un roman graphique, paraissent en deux mois chez Bamboo. Est-ce les hasards de la programmation ou une boulimie de travail ?
C'est un hasard... Ceci est mon corps tome 1 avait été conservé par Bamboo pour sortir de façon très rapprochée avec le tome 2... « Parce que le Paradis n'existe pas » était prêt aussi..., Il y a en même temps la réédition en intégrale de « La Cuisine du Diable ». Ça fait un condensé « d'actu » après une année 2008 plutôt sobre.
N'avez-vous pas une façon peu usitée par vos collègues auteurs de BD d'écrire vos scénarii ?
Oui, j'écris souvent l'histoire de façon romancée, systématiquement pour un tome 1 en tout cas. Je le fais parce que c'est ma façon la plus naturelle d'écrire.
Pourquoi ce passage par un véritable roman avant de revenir vers une forme plus classique avec un découpage par page ?
C'est pour moi une façon plus « libre » de réfléchir à mes personnages et leur évolution. C'est aussi un formidable outil pour communiquer les sensations et sentiments qui construisent l'aventure. Beaucoup plus sensible qu'un découpage case à case « technique ». Et, à cette seconde étape, je peux m'occuper du découpage, n'être qu'au découpage, comme un réalisateur...
Pourquoi n'écrivez-vous pas des romans ? La Bande dessinée est-elle, à vos yeux, le support le plus pertinent pour raconter vos histoires ?
C'est le support qui m'intéresse. Je n'ai rien contre le roman, mais je ne fais qu'emprunter ce genre d'écriture pour parvenir à mes fins scénaristiques. Pas que je considère la BD comme un art plus complexe mais c'est ce résultat que je recherche et qui m'intéresse : voir grandir en images les volutes de mon esprit...
Ceci est mon corps, votre nouveau diptyque, se déroule dans un futur proche, aux Etats-Unis. Pensez-vous que ce sera encore le lieu de telles outrances ?

Le Monde se redessine, les forces se répartissent différemment. Je ne précise pas l'époque à laquelle se passera cette aventure, ni quand bien même, les Etats Unis sont encore la première puissance mondiale... Dans le tome 2, ils ne font que se battre pour conserver les restes d'un leadership.
Quel est le cheminement d'idées qui vous a amené à l'écriture d'un tel sujet ?
C'est la rencontre d'idées et de personnes. Lucas Ledran m'a soufflé, lors de nos études [au siècle dernier :-)] et dans une crainte absolue de l'âme humaine, l'esprit apocalyptique de la fin de ce tome 2. Eric Herenguel m'a donné les bases du « voyage spirituel », permettant cette course poursuite a visages multiples.
Après, mes influences — Bret Easton Ellis serait difficile à nier — ont mixé ces idées fortes. J'ai prostitué les « voyages », poussé à l'extrême le principe de propriété capitaliste. Ceci est mon corps avait sa charpente.
Grâce aux capacités des biotechnologies vous imaginez des transferts de personnalité, des mutations. Mais les progrès, dans ce domaine, peuvent-ils être aussi rapides que le laissent supposer tant les prévisionnistes ...que les auteurs d'anticipation ?
Je ne suis pas du tout qualifié pour répondre à ce type de questions. Je réagis à ce que je vois et je fantasme un futur, basé sur aucune étude pointue, ni prévision scientifique.
Vos personnages se bourrent de gélules et pilules médicamenteuses. Voyez-vous l'avenir ainsi, avec l'amplification de cette tendance actuelle à une surconsommation ?
Ne voyez-vous pas le présent déjà comme ça ?
Pour ce qui est des avancées technologiques comme le téléphone portable greffé dans le creux de la main, vous basez-vous sur des prévisions ou est-ce un vœu pieux et une fiction
Encore une fois, c'est une extrapolation tout à fait personnelle de ce que pourrait être le futur. Il m'a semblé évident que le Nec plus ultra, après la miniaturisation était l'invisibilité de l'objet. Une sorte de Design ergonomique poussé à l'extrême.
Le choix du titre : Ceci est mon corps n'est-il pas très fort avec la symbolique religieuse que l'on donne habituellement à cette citation, dans notre pays ?
Le titre premier était « Porn », pour l'évidente nouveauté commerciale de ce futur : la prostitution de l'âme. On a rapidement vu les limites de ce titre, ne nous conférant qu'une petite place en fond de librairie, au rayon « adulte » et dans la poubelle à spam des ordinateurs. Je voulais quelque chose avec un lien charnel, avec une provocation, pour parler d'un monde où l'on investit un corps comme un manteau avant de le jeter, déchiré, démodé. La référence christique est presque un accident, même si le parallèle participe évidemment à sa dimension provocatrice. On entend tous dans notre subconscient culturel : « Prenez et mangez en tous... ». On est très proche de la consommation spirituelle des corps que propose NEED (non, c'est un anagramme d'EDEN ? — Besoin et Paradis ?- Allons bon ! ! !)
Cette jeunesse désoeuvrée, revenue de tout, comment la connaissez-vous ?
Je suis moi-même un Dandy surdrogué ! ! Non... Pas du tout... « Moins que zéro » de Bret Easton Ellis m'a définitivement marqué.
Pourtant, dans cet univers qui semble sans tabou, l'amour a du mal à s'exprimer. Pourquoi cette réserve de la part de Lucas et Jenny ?
Dans un monde où tout ce qui est faux est facile d'accès, il m'a semblé logique, enfin intéressant, qu'un sentiment vrai ait du mal à s'exprimer.
N'explorez-vous pas une forme ultime de la prostitution : vendre son corps en abandonnant son identité ?
Quand on se prostitue, je pense qu'on abandonne déjà un peu de son identité. Je pousse la métaphore là encore à son paroxysme.
Cependant, n'est-ce pas une transposition du rapport auteur-lecteur ? Un auteur ne met-il pas à la disposition de tiers, une partie de ses visions, de ses rêves, de son moi, pour les faire vivre à d'autres personnes ?
Tout acte de création, puis de commercialisation peut-être apparentée à une prostitution si on continue votre pensée. Moi j'en suis resté au principe qui caractérise la prostitution traditionnelle : la location de chair.
Vous reprenez, dans votre intrigue, nombre des grands problèmes liés à l'environnement comme le réchauffement et la fonte des glaces, la raréfaction de l'eau et surtout de l'eau potable. Êtes-vous confiant ou avez-vous une vision pessimiste de l'avenir ?
Je crois que c'est clair : définitivement pessimiste quant à ce qui touche à l'environnement et à la faculté humaine d'y changer quoi que ce soit... Pessimiste mais pas moralisateur.
Vous évoquez également la diminution de la fécondité qui est un problème émergent. Ne pensez-vous pas que c'est le résultat d'une sorte d'autorégulation de l'espèce humaine ?
Cette baisse de la fécondité n'a rien, dans mon histoire, d'autorégulation naturelle. C'est le fruit d'un machiavélisme humain qui tente de créer une nouvelle source de profit.
Pensez-vous que l'homme puisse faire machine arrière avec l'environnement ?
Ce n'est définitivement pas dans les gènes humains. J'ai tendance à nous comparer à un cancer... Des métastases qui se multiplient en brûlant le terrain.
En février, avec Damien Vanders, votre complice de Welcome to Hope vous publiez : Parce que le paradis n'existe pas. Ce roman graphique est-il l'histoire d'un échec, d'un retour aux sources, d'un hymne à la forêt, ou la nostalgie d'une histoire d'amour... ?

C'est un peu tout ça, un condensé de sensations et de sentiments qui trouvent leur place dans ce contexte fantastique.
Vous n'êtes pas très âgé. Pourquoi cette envie de retourner vers votre adolescence, voire votre enfance ?
C'est plutôt de l'enfance qu'il s'agit. A 36 ans, je vis en ville dans une société qui a vraiment changé en 26 ans... Il n'y avait pas d'ordinateur familial, on écoutait la musique sur cassette etc.... On ressent plus vite aujourd'hui l'effet « Madeleine de Proust »...
Mais plus précisément, c'est l'histoire qui nous a d'abord menés ; cet adulte qui se retrouve confronté à son enfance. Le cadre forestier qui ressemble en partie à mon propre cadre d'enfance s'est greffé sur l'histoire parce que je le maîtrisais. C'est en aucun cas lui qui a dirigé l'aventure...
Pensez-vous que se retrouver ainsi à l'âge de ses dix ans présente un intérêt ? Est-ce la possibilité de tout recommencer différemment qui est très tentante ?
Se retrouver la gueule pleine de boutons, mourir de peur face à une dictée ? Non merci... À moins de n'avoir aucun souvenir de mon futur, ni la réflexion et les connaissances d'un homme de 36 ans, mais auquel cas, ce n'est pas « recommencer » mais « commencer à nouveau ».
Une fois encore vous proposez un titre choc : Parce que le paradis n'existe pas. Avez-vous, ainsi, le goût de la formule qui retient l'attention ?
C'est nécessaire, pour un album, d'avoir une entrée en matière qui percute... J'accorde une grande importance à cet élément, parce que c'est le premier texte que le lecteur va recevoir et son impact a une importance majeure pour créer l'envie d'aller plus loin.
Ce roman graphique, à la fois intimiste et fantasmagorique a-t-il une part autobiographique ? Avez-vous voulu, une fois encore, défendre la forêt contre les envahisseurs ?
La forêt m'a accompagné toute ma jeunesse, elle était omniprésente dans mes jeux. Naturellement, dans « Parce que le Paradis n'existe pas », quand j'ai cherché à définir un lieu de « passage » entre les ages, elle s'est imposée. La structure de la forêt lui confère une dimension mystérieuse. Pas d'horizon, des rochers soldats au milieu d'un océan de verdure en perpétuel mouvement.
L'autobiographie s'arrête vraiment à des sensations de jeunesse qui servent ici de cadre à l'intrigue, rien de plus, mais cette forêt, ce village ont permis de créer une vraie complicité avec Damien Vanders. En nous rendant sur place, nous avons partagé ce projet de bout en bout. Il se mêle, à cette aventure fantasque, de vrais souvenirs, de vrais lieux. L'œuvre et notre parcours n'étaient plus qu'une BD. Il y a aussi des photos... « Parce que le Paradis n'existe pas » est devenu un livre protéiforme. On a voulu restituer toutes les facettes de ce parcours pour tenter d'apporter un regard multiple ou « interactif » sur cette histoire. Elle a d'abord existé sous forme de nouvelles, sous forme de photos, aussi de rencontres. Tous ces parcours nous semblaient aboutis, il n'était pas nécessaire de n'en choisir qu'un. Nous avons voulu « Parce que le Paradis n'existe pas » un peu comme une BD, un peu comme un livre, un peu comme une galerie image... Un peu comme une émotion. A vous de choisir le support que vous préférez pour la vivre.
Question incontournable : de quels projets allez-vous nous régaler prochainement ?
Très prochainement, Nous sortirons un album avec Karl T. : « 220 bpm » chez Dupuis Repérage, un thriller contemporain qui traite du « médico-illégal ».
L'aventure continue avec Sébastien dans un second diptyque de Ceci est mon corps et avec un polar contemporain dans le milieu de la mode, en diptyque également. Il travaille si bien et si vite que je suis obligé de mettre les bouchées doubles !
Il y a aussi l'écriture d'un polar, en one-shot, qui s'inscrit dans la nouvelle série Focus de Bamboo.
Avec Damien, on se lance dans un nouveau projet où on retrouve le sel de Welcome to Hope. Un diptyque crasseux dans l'Australie raciste que vous pouvez découvrir ici : <http://backtoperdition.blogspot.com/>
Et enfin, une aventure glauque de piraterie dans un Monde fantastique est en cours d'étude avec Toshy...
Encore plein de projets et d'idées qui bouillonnent...
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