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Le vampire

ou le sang vainqueur de la mort

Francis LACASSIN

Préface de "Vampires de Paris". UGE, 1981

Il n'y en a plus.
Voltaire (Dictionnaire philosophique)

... Tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire.
Lautréamont (Les Chants de Maldoror, I)



          Le vampire fait son entrée dans la littérature de fiction en avril 1819, à Londres, grâce à The Vampire ; nouvelle parue dans The New Monthly Magazine, sous la signature de Lord Byron. Entrée fracassante.


          Porté moins par ses ailes noires que par celles de la renommée de Childe Harold, Le Vampire fascine bientôt Paris; dès le 7 juillet 1819, dans le très influent Journal des Débats, Charles Nodier rend compte de la traduction d'Henri Faber. Il salue chez lord Byron «cet instinct du poète romantique [...] d'autant plus remarquable, qu'il révèle un secret important du cœur humain, le besoin de vivre hors de soi, même avec la certitude d'être plus mal». Il termine par une conclusion prophétique.

          «Le Vampire épouvantera, de son horrible amour, les songes de toutes les femmes ; et bientôt, sans doute, ce monstre encore exhumé prêtera son masque immobile, sa voix sépulcrale, «son oeil d'un gris mort, qui, lorsqu'il se fixe sur les traits d'une personne, semble ne pas pénétrer au fond des replis du coeur, mais paraît plutôt tomber sur la joue comme un rayon de fer qui pèse sur la peau sans pouvoir la traverser» ; il offrira, dis-je tout cet attirail de mélodrame à la Melpomène des boulevards ; et quel succès alors ne lui est pas réservé !»

          Quant à ce succès, on pouvait compter sur Nodier... dont le ton prophétique a tous les accents d'une énergique publicité clandestine. L'année suivante, paraît à Paris une oeuvre présentée comme une suite au roman anglais. Celui-ci se concluait à Londres, par cette phrase à suspense: «Lord Ruthven avait disparu et la soeur d'Aubrey venait d'assouvir la soif d'un VAMPIRE !»

          Suspense mis à profit par le roman français. Ajoutant un v de plus au nom du monstre, il le faisait réapparaître en Italie, où il devenait, entre autres, le Premier ministre du duc de Modène. Epilogue-pastiche anonyme. La page de titre était ainsi libellée : «Lord Rutwen ou les Vampires, roman de C.B. publié par l'auteur de Jean Sbogar et de Thérèse Aubert». Anonymat transparent. Jean Sbogar avait pour auteur Charles Nodier et C.B. désignait Cyprien Bérard, directeur du Théâtre de Vaudeville.

          C'était la première oeuvre de C.B., il y ajoutera seulement deux brochures exposant ses «Protestations», puis les «Moyens» développés par son avocat lors d'un procès intenté aux propriétaires du Vaudeville. La question est posée depuis plus d'un siècle et demi : Nodier l'a-t-il aidé à plaider la cause de Lord Ruthwen ? Selon les registres de la Société des Auteurs, Nodier semble être responsable avec Carmouche et Jouffroy d'un autre Vampire. Un mélodrame en 3 actes, représenté sans nom d'auteur, dès le 13 juin 1820 au théâtre de la Porte Saint-martin. Les pronostics de succès concluant l'article du Journal des Débats étaient confirmés.

          Et même dépassés. Dans le vent qu'ont fait lever le roman anglais, celui «de C.B.», le mélodrame de la Porte Saint-Martin apparaissent sur les scènes parisiennes, en cette même année 1820.: Le Vampire, mélodrame en 3 actes avec paroles de Pierre de la Fosse ; Les Trois Vampires, folie vaudeville en 1 acte par Brazier, Gabriel et Armand. Signe indéniable du succès, équivalent de la consécration que prodigue aujourd'hui la télévision, voici l'inévitable parodie : Cadet Bouteux ou le Vampire, «ou relation véridique du prologue et des 3 actes de ce mélodrame écrite sous la dictée de ce paresseux de Gros Caillou par son secrétaire Desaugieu ».

          En 1843, avec Le Vampire, opéra en 4 actes de J. Ramoux sur une musique de H. Marschner, l'Opéra apporte sa caution prestigieuse à l'épidémie vampirique. Avec un retard décent : voici déjà vingt ans que le tout Paris, les dramaturges, les poètes, les romanciers, les gens des villes ont cédé avec des frissons agréables à la fascination du mythe ténébreux. Le même qui pendant des siècles, malgré le réconfort de la Sainte Eglise, épouvantait par la seule évocation de son nom les paysans de Hongrie, de Bohême et de Moravie, de Dalmatie, de Serbie, d'Albanie, de Grèce et d'ailleurs...

          Dès 1827, Prosper Mérimée l'évoque dans un recueil (apocryphe) de ballades illyriennes, La Guzla ; avant de lui consacrer en 1869, Lokis, nouvelle d'atmosphère russe. Théophile Gautier en donne, dans le cadre somptueux de Venise, une interprétation baroque et féministe avec La Morte amoureuse (1836). Alexandre Dumas opère un retour aux sources, c'est-à-dire aux Karpathes (montagnes désolées, châteaux lugubres, sépultures peu fiables, gorges au sang généreux) dans l'une des histoires des Mille et un Fantômes (1849). Continuant sur sa lancée, il fait représenter en 1851 un «drame fantastique» en 5 actes, avec un titre sobre et racoleur: Le Vampire.

          Le vampire, arraché à la superstition populaire par l'écriture, semble avoir donné naissance à un nouveau genre littéraire. Un Genre ou une Ecole ?

          Un genre tès caractéristique de la nouvelle école, dirait Charles Nodier. L'année même (1820) où il «parrainait» le roman de C.B. et commettait un mélodrame pour la «Melpomène des boulevards» avec Carmouche et Jouffroy, Nodier insinuait en filigrane le vampire dans Smarra ou les démons de la nuit. Etrange nouvelle dont le héros est tantôt mort et tantôt vivant ; sans qu'on s'en étonne tant le récit épouse les métamorphoses et l'erratisme du cauchemar. Récit-cauchemar annoncé lui aussi dans l'article - décidément très «programmé» - du Journal des Débats.

          Avant de traiter du roman attribué à Lord Byron, cet article définissait le vampirisme, en tant que superstition populaire très répandue en Orient. Et assez obsédante pour pousser certains individus à s'accuser de prétendus actes vampiriques. En réalité des victimes d'une maladie «qui s'appelle en esclavon le smarra [...] la même que nous appelons en français cochemar [...] En effet, le vampirisme est probablement une combinaison assez naturelle mais heureusement très rare du somnambulisme et du cochemar».

          Superstition qui répond à l'imagination de l'homme «si amoureuse du mensonge, qu'elle préfère à la peinture d'une émotion agréable, mais naturelle, une illusion qui épouvante. Cette dernière ressource du coeur humain, fatigué des sentiments ordinaires, c'est ce qu'on appelle le genre romantique [...] On sait où nous en sommes en politique ; en poésie, nous en sommes au cochemar et aux vampires». Nodier ne s'étonnait pas de voir Byron, «un des écrivains dont la littérature romantique s'enorgueillit aujourd'hui» - donner sa caution au cochemar et aux vampires.

          Le vampire littéraire et le romantisme ont en commun des émois et des décors souvent empruntés au roman gothique : amours impossibles dénouées dans la mort, cimetières sous la lune, châteaux défunts. Sous prétexte d'une telle communauté, il serait excessif de les confondre. Et de voir comme Goethe, dans le vampirisme une perversion du romantisme :

          «La littérature française prend une direction ultraromantique [...] Au lieu du noble contenu de la mythologie grecque, on voit apparaître les diables, les sorciers et les vampires Il devait préciser plus tard: «Le Romantisme est déjà tombé dans le gouffre qui le menaçait : les productions actuelles ne peuvent guère tomber plus bas [...] Des corps qui pourrissent pendant leur vie et détaillent avec complaisance le processus de leur pourriture, des morts qui restent en vie aux dépens des vivants... voilà où nous en sommes arrivés. Au Moyen Age, de tels phénomènes n'apparaissaient que comme des cas rarissimes de maladie ; chez les écrivains modernes ils sont devenus endémiques et épidémiques 1

          Ce dégoût des vampires ne l'avait pas empêché de sacrifier au genre, de façon très vénérable il est vrai, dans La Fiancée de Corinthe (1797). Une morte, proprement vêtue de blanc, et le front ceint d'un ruban noir et or visitait non sans effroi et prudence le sommeil d'un jeune homme. Non pour boire son sang, mais - nuance - pour aspirer le sang de son coeur. Elle s'enfuyait au premier chant du coq, après s'être excusée de le condamner à «mourir de langueur en ses lieux». Crime contenant son propre châtiment, reconnaissait-elle «car quand celui-ci sera mort, je devrai me mettre à la recherche d'autres, et mes jeunes amants seront victimes de mon désir furieux ».

          Ces scrupules délicats, ces évanescences sont une exception. Pour parachever sa conquête de l'Europe le vampire littéraire fera preuve de plus de brutalité. Voire de rusticité lorsque, par un retour aux sources, il se remodèlera sur la superstition populaire dans La Famille du Vourdalak (1847) d'Alexis C. Tolstoï et Vij, le roi des Gnomes (1835) de Gogol.

          Tandis ,qu'il ravageait de façon endémique, épidémique et controversée le continent, le mythe s'installait tranquillement en Angleterre. Ou plutôt dans la littérature anglo-saxonne, devenue aujourd'hui pour lui une véritable place-forte où l'ingéniosité des générations d'auteurs lui garantit une postérité éternelle. Et exclusive, si l'on en croit Je suis une légende de l'américain Richard Matheson. Victimes d'un virus épidémique, les membres de la communauté humaine sont tous devenus des vampires exceptés Robert Neville. Il passe ses nuits à se défendre des autres, et ses journées à rechercher les cachettes où ils abritent leur sommeil vulnérable. Jusqu'au jour où, le dernier échantillon de l'espèce humaine reconnaît qu'il n'était plus qu'une légende et disparaît à son tour.

          C'est le triomphe du mythe. Un apogée avant lequel il avait connu des fortunes et des infortunes, des transformations et des humiliations. Après avoir bénéficié du prestige de Lord Byron et des louanges des revues littéraires les plus distinguées, le vampire dégringole dans les faubourgs mal famés du roman populaire ; une infra-littérature qui répand le frisson découpé en fascicules dans les échoppes et les campagnes. Diffusé sous cette forme, l'anonyme Varney the Vampire or the Feast of Blood (attribué à Thomas Prest ou James Malcom Rymer) connaît en 1847 un succès de masse et non plus d'estime.

          Il faut tous les piments promis par le sous-titre (la Fête du sang), toute la candeur populaire, toute 1'inusable patience des classes laborieuses pour digérer cette bouillie massive, à la typographie compacte, entassée sur deux colonnes. Colonnes débordant, il est vrai, de coups d'épée et de coups de théâtre, de flots de sang, de naufrages, d'enlèvements, de passages secrets, de mariages contrariés, d'amiraux en colère, de prisonniers oubliés dans un donjon, de jeunes vierges frappées de démence (temporaire ou définitive), d'épiciers en proie à la vengeance, de chapeaux mystérieux... Le grouillement des Mystères de Paris déversé sur les bords de la Tamise, tout un univers ténèbreux où le vampire a succédé à la Chouette.

          C'est à une autre altitude, dans les demi-teintes du clair-obscur, que se place l'Irlandais John Sheridan le Fanu avec Carmilla (1871). La forme du récit : confession d'une jeune fille qui se dit possédée par un vampire ; un décor romantique mais sans excès : pas d'orages, ni d'assassinats ; un château non pas ténébreux mais familial, tout indiqué pour des vacances ; une tombe mal famée mais paisible. La volontè de rester fidèle à la croyance populaire, mais épurée des surcharges expressionnistes inspirées par le merveilleux ou l'horreur. Un suspense gradué dont le mystère est laissé intact par l'ambiguïté finale. Tous les éléments propres à faire de Carmilla un chef-d'oeuvre du genre.

          Le Fanu a fait mieux: un classique. En abordant le phénomène sous l'angle subjectif ; en faisant dépendre la manifestation du vampire de la rencontre entre deux sensibilités. Celle de la défunte comtesse Micarlla, impatiente de revivre dans la jeune Carmilla en quête d'émois interdits. En privilégiant non plus la possession mais la séduction, bientôt suivie de complicité ; en donnant le même sexe au vampire et à la victime, Le Fanu révélait et accentuait l'érotisme trouble que dissimulaient leurs rapports. Erotisme éludé jusqu'ici par les auteurs ou qu'ils étouffaient sous le macabre : voir la Morte amoureuse de Théophile Gautier.

          L'influence de Le Fanu sur Dracula (l897) est évidente ; Bram Stoker, d'ailleurs, ne la niait pas. Retour aux sources de la croyance et au décor romantique. Subjectivité du récit accrue par la forme épistolaire. Usage du triptyque : séduction-possession-complicité. Erotisme dont la pulsion entraînait la fin du comte Dracula, surpris sur la couche de sa victime par le lever du jour. Les effets dramatiques innovés par Le Fanu se retrouvent, plus accentués ou plus explicites chez Dracula ; mais ils n'auraient pas suffi à en faire un autre classique sans le talent et l'érudition de Stoker.

          Il est le premier à avoir délivré le mythe littéraire de la minorité à laquelle il semblait condamné, à vaincre l'insuccès qui le guettait dès qu'il s'aventurait hors du cadre restreint de la nouvelle. Stoker a su lui ouvrir la dimension du roman sans recourir aux ficelles de Varney the Vampire : digressions, quiproquos, mystères inutiles, meurtres et catastrophes accumulés dans le seul but d'étirer l'intrigue.

          Dans sa conception, Dracula obéit à l'économie et à la structure d'une pièce de théâtre 2: décors et personnages restreints, progression de l'action en actes dont chacun se termine par un effet. Une telle construction, et la préférence donnée (au contraire de Le Fanu) à l'èvènement plutôt qu'à l'analyse, rendaient le roman très facile à porter à l'écran. Le cinéma, grâce à Murnau 3 (1922) et Tod Browning (1931), a contribué beaucoup plus que le livre au succès de Dracula 4.

          Le génie de Stoker est d'avoir su assumer les conséquences de son choix. Ayant choisi de traiter le vampire sans ambiguïté, au contraire de Le Fanu, il lui fallait rendre l'intrigue plausible. Donc la conformer à la superstition populaire issue d'une pseudo-réalité, et demander une apparence d'authenticité aux pièces à conviction qu'elle avait accumulées au cours des sicles. Témoignages et pièces dont une première compilation avait été réalisée dès 1751 par le bénédictin Dom Augustin Calmet, abbé de Senones, dans son Traité sur les apparitions des Esprits, Revenants en corps, Anges, Démons et Vampires de Silésie et de Moravie.

          Dans le foisonnement d'informations contradictoires et éparpillées sur plusieurs siècles et divers pays, Stoker a su dégager les lignes de force, en faire la synthèse avant de les transférer pour la première fois à un personnage unique. Personnage issu de son imagination mais dont le nom et le château appartiennent à l'histoire.

          Le Prince Vlad Drakul, voïvode de Valachie (aujourd'hui province roumaine) au XVe siècle s'était rendu célèbre par sa témérité et sa cruauté. C'est á la seconde que les pauvres gens - n'étant ni preux, ni compagnons ou bénéficiaires de son épopée - furent surtout sensibles. Une cruauté dont les effets ne furent pas effacés par la mort du prince, bien au contraire ! Délivré des contraintes administratives et de la morale terrestres par le mystére de la tombe et la terreur de la nuit, Vlad pouvait librement jouir du plaisir de verser le sang, qu'il goûtait tant de son vivant.

          De ce grand saigneur à la légende à demi effacée, Stoker fit le soleil noir de l'univers vampirique. Les révélations des grimoires et vieux traités, codifiées en attributs positifs et négatifs transférés au voïvode Drakul le métamorphosèrent en un comte Dracula flamboyant, terrifiant et tout puissant... Mais que l'oubli de certaines interdictions fatidiques pouvait instantanément réduire en cendres : splendeur et misère du vampire.

          Côté splendeur: une immortalité transitoire, indéfiniment prolongée grûce au sang de la victime. Une existence nocturne illimitée lui permettant de passer pour un vivant plus couche-tard que les autres. Une ubiquité relative grâce é la faculté de se déplacer très vite d'un point à un autre (sous forme d'oiseau-vampire), et de se matérialiser en des lieux clos inaccessibles aux simples mortels. L'exercice d'une fascination irrésistible sur ses victimes. Enfin, l'impossibilité de faire mourir le vampire une seconde fois... sauf par un seul moyen.

          Côté misère : le risque d'être trahi par l'absence de son reflet dans un miroir. L'obligation d'observer, dans son cercueil, une léthargie diurne. L'interdiction de s'éloigner plus de vingt-quatre heures de sa tombe ; tempérée par la possibilité de prélever de la terre de celle-ci et d'en garnir plusieurs cercueils en cas de long voyage. L'allergie à l'ail dont les gousses réunies en colliers ou chaînes lui interdisent l'approche de la victime. Une forte sensibilité aux brûlures provoquées par l'imposition d'un crucifix ou de tout objet (pommeau d'épée, morceaux de bois entrelacés) en rappelant la forme. L'intolérance absolue à la lumière du jour ; laquelle, en augmentant d'intensité, le réduit progressivement en cendres. (Bram Stoker ayant usé de ce moyen pour conclure son roman, il n'a pas montré la seule possibilité humaine de faire mourir le vampire une seconde fois : en lui plantant un pieu dans le coeur pendant sa léthargie diurne).

          Avec Dracula, Bram Stoker a donné au mythe du vampire sa dimension définitive. Il en a fixé l'archétype littéraire. Un archétype auquel il est désormais impossible de ne pas se référer : pour l'imiter, le contester ou le renouveler. Un archétype fort éloigné de l'esquisse simplette donnée en 1819 par le roman Le Vampire. En comparant ce petit roman à Dracula ou Carmilla, on mesure combien ses qualités minces ont moins pesé dans la balance du succès que le prestige de Lord Byron...

          ...Lequel Lord Byron n'était pas l'auteur du Vampire! Il le démentit avec humeur dans le numéro suivant du New Monthly Magazine; obligeant ainsi le véritable auteur à se démasquer et à s'expliquer sur cette usurpation d'identité. Ce qu'il fit par lettre datée du 5 mai ; c'était John-William Polidori (1795-1821), alors médecin à Norwich.

          En quittant définitivement l'Angleterre pour le continent à la mi-avril 1816, Byron avait recruté Polidori comme secrétaire et en cas de besoin comme médecin. Six mois plus tard, en septembre 1816, il congédiait le jeune homme, trop ombrageux et caustique à son goût. Deux mois avant leur séparation, avait eu lieu sur les bords du lac de Genève, chez Lord Byron (à la villa Diodati), un tournoi littéraire. Y participèrent le maître des lieux, Polidori, le poète Percy Shelley et sa maîtresse Mary Godwin (bientôt son épouse), et la soeur adoptive de celle-ci : Claire Clairmont, enceinte de Byron. Seule Mary Shelley prit au sérieux le jeu consistant à écrire une histoire de fantômes. La sienne allait devenir le célèbre roman Frankenstein, paru en 1818 5.

          Dans une préface à la réédition de 1831, Mary Shelley précise que lors du tournoi de 1816, «le pauvre 6 Polidori avait une idée terrifiante : celle d'une dame à tête de mort, ainsi punie pour avoir regardé par le trou d'une serrure - quoi, je l'ai oublié, mais quelque chose de tout à fait répréhensible et scandaleux bien entendu». Elle ajoute que les deux poètes (Shelley et Byron) «rebutés par la platitude de la prose, abandonnèrent rapidement cette tâche ingrate».

          Se souvenant d'une superstition populaire dont il avait eu connaissance en 1810, lors d'un voyage en Grèce, Byron avait noté le plan d'une histoire de vampire et commence de le développer. Il se résigne à publier ce fragment (dans Mazeppa) comme pièce à conviction, pour appuyer sa protestation contre l'usurpation de sa signature par le New Monthly Magazine.

          Deux ans aprés le tournoi de 1816, encouragé peut-être par la publication de Frankenstein, le docteur Polidori, qui s'ennuyait ferme à Norwich, décida d'écrire des romans. Ainsi exhuma-t-il de ses souvenirs le personnage du conte inachevé par Byron. Il en fit le héros du Vampire, roman entièrement de son cru, signé Polidori, mais honnêtement précédé d'une note précisant la part initiale de Lord Byron. Part très restreinte mais, la rapacité des éditeurs aidant, suffisante pour justifier un détournement d'identité.

          En présence d'un jeune auteur inconnu et d'un parrain illustre, Henry Colburn, le rédacteur en chef du New Monthly Magazine, n'hésita pas. Il supprima la note explicative et remplaça froidement la signature de Polidori par celle de Byron : il s'agissait de ne pas rater une bonne affaire. L'éditeur français ne la rata pas non plus, trois mois plus tard, quand toute l'intelligentsia européenne avait eu connaissance du démenti de Byron. Mais on y croyait... sans y croire.

          Un sujet aussi original pouvait-il être conçu par un petit médecin inconnu, et n'ayant rien publié auparavant ? Le grand poète n'avait-il pas guidé et peut-être même tenu sa plume ? Le désaveu de Byron ne traduisait-il pas sa propre modestie et la volonté de ne pas diminuer les mérites d'un jeune protégé ? A moins que celui-ci n'ait prêté son nom au maître pour endosser la responsabilité d'un sujet que le public aurait pu juger scabreux ? Une abondance d'excuses pour justifier le faux... ou la légende, comme on voudra.

          Admettons pour tous ces gens de l'époque : critiques (Charles Nodier en tête) lecteurs, éditeurs, traducteurs, etc., le bénéfice du doute. Un doute aujourd'hui impossible après la publication - amorcée dès la fin du XIXe siècle - des lettres et journaux de Percy et Mary Shelley, du journal de Claire Clairmont ; sans oublier le Journal de Polidori lui-même... Eh bien, malgré ces pièces irréfutables, il se trouve encore des amateurs de légendes pour croire à la paternité plus ou moins entière de Lord Byron. L'académicien Edmond Jaloux, dans son anthologie Nouvelles histoires de fantômes anglais 7, écrit en note à propos du Vampire : «Ce récit fut longtemps attribué à Lord Byron à qui J.W. Polidori servit de secrétaire. Si le grand poète n'en est pas l'auteur, il l'a certainement inspiré.»

          Un personnage de John Ford, dans le western L'Homme qui tua Liberty Valance, profère ce conseil : «Quand vous hésitez entre la vérité et la légende, choisissez la légende !» Hors du «western», beaucoup de gens choisissent également la légende.

          Le mythe du vampire aurait-il produit des chefs-d'oeuvre tels que Carmilla ou Dracula, si le snobisme ne lui avait pas ouvert à deux battants l'espace littéraire ? Le Vampire, signé par l'inconnu Polidori, aurait peu retenu l'attention des critiques ; sinon pour être jugé de mauvais goût et scabreux. Jugement réservé l'année précédente au Frankenstein de Mary Shelley, paru sous un prudent anonymat en 1818.

          Même traduite en français, l'oeuvre de Polidori n'aurait pas émergé de la production de romans «gothiques» ou noirs qui déferla sur la librairie de 1800 à 1840, et dont les titres extravagants flamboient encore sur les vieux catalogues. Snobé par le réputé Journal des Débats, le Vampire de Polidori n'aurait pas stimulé Charles Nodier dans l'utilisation tous azimuths (roman «de C.B.», mélodrame, nouvelle) ; Paris n'aurait pas frémi devant ses tristes exploits reconstitués sur les théâtres des boulevards.

          Supposons tout cela, soit. L'accumulation de toutes ces circonstances défavorables n'aurait pas contrarié le destin du vampire qui est de «s'éveiller dans la mort» selon l'expression poétique d'Eliphas Levi. Tôt ou tard, en Angleterre, en Allemagne ou en France, il se serait frayé un chemin : de la terreur des simples gens au frisson sur commande des lecteurs, en passant par l'imagination de l'écrivain.

          Le roman «gothique» - châteaux, cimetières, décors ruinés ou lugubres, enlèvements, morts sanglantes, spectres - lui avait préparé le terrain et l'atmosphère. La révolution que constituait le Romantisme en littérature avait balayé les préjugés et conventions qui auraient pu s'opposer à son entrée en scène. Après avoir célébré les anges, les démons, les fantômes, la poésie devait inéluctablement rencontrer le vampire.

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