Quand un lieutenant-colonel de réserve, diplomate ami des nationalistes chinois et pilier de l'Eglise épiscopalienne écrit de la S-F, on peut s'attendre à du Etoiles, garde-à-vous ! Et quand on sait que la quasi-totalité de son oeuvre S-F - dont la publication s'étala de 1950 à 1968 - a une telle unité qu'elle a été regroupée après sa mort sous le titre Les Seigneurs de Instrumentalité (Presses Pocket - 6 volumes réédités en octobre 1987, en version intégrale, The Instrumentality of Mankind, 1979), c'est encore à Heinlein que l'on pense, avec sa chronologie du futur. Double erreur !
De la S-F, Cordwainer Smith sélectionne les inventions les plus frappantes plutôt que les plus probables (voiliers de l'espace, drogue d'immortalité), quand il n'en crée pas lui-même d'inoubliables (les dromozoaires qui font pousser aux condamnés des membres supplémentaires destinés à des greffes, dans La Planète Shayol, A planet named Shayol, 1961). De même, plus qu'il ne se soucie de rendre claire et convaincante une évolution politico-sociale, il cultive les scènes-chocs (la conquête de Vénus par les Chinois dans Le Jour de la pluie humaine, When the People fell, 1959) dans un style qui doit plus à Euterpe qu'à Clio. Car cet avenir est filtré par la mémoire et l'imagination de générations plus lointaines encore, non sans parallèles, d'ailleurs, avec les grandes figures de notre passé : Paul et Virginie (Boulevard Alpha Ralpha, Alpha Ralpha boulevard, 1961), Jeanne d'Arc (La Dame défunte de la ville des gueux, The dead lady of clown town, 1954), Arthur Rimbaud (Le bateau ivre, Drunkboat, 1963).
Modelé sur ce dernier, le Rambo de Smith n'a rien du foudre de guerre de nos écrans, et les mystérieux seigneurs sont dans l'ensemble plutôt bienveillants : si l'Empire se livre à des cruautés comme sur Shayol, on y met fin ; si trop de perfection tend à la sclérose et l'ennui, on organisera "la Redécouverte de l'Homme" ; et il faudra songer aussi à émanciper ces sous-êtres qu'on a créés pour libérer les hommes des tâches serviles, et qui sont les nouveaux damnés de la terre. Oh ! certes, Cordwainer Smith n'est pas plus révolutionnaire que Paul Linebarger (son vrai nom) : c'est en une renaissance du christianisme que mettent leurs espoirs les animaux devenus humains (bien plus profondément que dans L'Ile du Docteur Moreau de Wells), sous la conduite de Joan, la femme-chien, qui se sacrifie sur le bûcher pour leur cause.
Le plus lyrique des auteurs de S-F, le plus religieux avec C.S. Lewis, sensuel tout en étant pudique, épique par l'immensité des vues tout en ciselant les détails, Cordwainer Smith est le grand poète chrétien des légendes de demain.
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