Esthétique des Chroniques de l’inquisition de S.P. Somtow.

          L'auteur des Chroniques de l'inquisition, S.P. Somtow, qualifié d'« expatrié thaïlandais le plus connu à travers le monde » ¹, a réussi le pari fou de véhiculer au sein de son œuvre des sphères aussi diverses que la musique, l'architecture, la chromatique, la psychologie, le mystique et le domaine plus traditionnel de la politique. Autant d'interrogations nées de l'imagination prolifique de ce célèbre compositeur connu dans le monde entier pour ses symphonies avant-gardistes et ses airs d'opéra intemporels. Les Chroniques de l'inquisition redonnent noblesse et élégance à ce genre négligé qu'est la Science-Fiction, grâce à un style soigné et exigeant, parfois même un peu complexe et déclamatoire. Les phrases longues et binaires s'opposent à des tournures lapidaires, « coups de poing » accentués afin de pénétrer la psychologie riche des divers personnages qui composent ce chef d'œuvre.

          Comme pour tout space opera, l'intrigue se situe à une échelle interplanétaire, temporellement postérieure à l'abandon de notre Terre et à la conquête de milliers de planètes dominées par une confrérie mystique, l'Inquisition. Le rôle de cette guilde sera révélé dans toute sa noirceur à travers la quête d'un jeune paysan, Kelver, arraché à ses racines dès l'adolescence et contraint de comprendre les rouages d'un système hermétique. Le mythe de la naissance du héros, l'un des thèmes phares du fantastique est ici exploité par la mise en exergue d'un protagoniste de basse extraction manipulé par un inquisiteur hérétique, Davaryush, pour faire tomber les fondements même de l'inquisition dont il est issu.

          L'intrigue est enrichie par la distorsion du temps et la multitude des mondes explorés. En multipliant la palette d'univers visités, S.P. Somtow a pu mettre à profit sa sensibilité esthétique. La musicalité régit l'existence des habitants de Shentrazjit, les cités jumelles Effelkang et Kallendrang affichent une architecture atypique qui défie toutes les lois de la pesanteur. L'auteur joue sur le ressentir inhérent à l'humain, sur la perception de la sensualité des sons, des textures et des couleurs, telles les notes silencieuses d'une partition de musique ancestrale qui prennent toute leur dimension au sein d'une symphonie transcendantale. En déclinant ainsi la pluralité qui est la sienne, SP Somtow a fait des Chroniques de l'Inquisition une œuvre intemporelle et universelle qui associe avec élégance et raffinement l'achromatique et la musicalité afin de créer un univers capable de sublimer l'être humain. L'artiste révèle un caléidoscope de possibilités cultivant sa sensibilité à travers son savoir et ses faiblesses, ses révoltes et ses joies.

          Le thème spirituel de la domination de l'homme par une entité supérieure et néfaste parait récurrent à travers la puissance des Inquisiteurs, mi-hommes, mi-dieux, gageant le sort de quelques milliers de planètes à un jeu de palabres, le makrugh. Compassion rime avec destruction, ténèbres avec lumière, dans cette société interplanétaire basée sur le génocide des autochtones, le dogme de l'obéissance et de la soumission éternelle. La liberté individuelle existe-t-elle au cœur de ces croyances ? Comment se libérer du pouvoir par le pouvoir ? S.P. Somtow magnifie les enjeux de l'espèce humaine dans cette fresque originale où les problématiques contemporaines sont transposées dans l'espace infini. .

          Cependant cette œuvre possède plusieurs niveaux de lectures :

• Une lecture basique fondée sur l'intrigue complexe et captivante,
• Une analyse plus approfondie des questions soulevées par l'auteur sur l'évolution d'un héros impuissant face au fardeau du pouvoir et de la dévotion d'un peuple fanatisé.

          A travers le rideau d'un ballet d'herbes écarlates caressées par la douce lumière d'une étoile vive, Shtoma, la planète utopie, résonne dans toute l'œuvre comme une douce mélodie, le lieu de la paix éternelle qui ne peut être transgressée par le joug de l'Inquisition. Par récurrence l'auteur évoque la perfection triangulaire que les éditions Denoël ont restitué à la perfection avec l'illustration inégalable des deux cités jumelles pyramidales symboles du pouvoir de l'Inquisition et de sa déchéance. Chacun des livres alternent les narrations de trois personnages principaux, liés par des relations sexuelles. La passion ne se décline plus en duo mais en un trio garant de la perfection et de la totalité. L'exemple de Kelver, Siriss et Arryk reste le plus probant et donne une vision moderne et symbolique de l'amour.

          Louons aussi un apport en imaginaire substantiel porté par l'inventivité orientalisante d'un auteur novateur qui privilégiera l'esthétisme d'un univers coloré et géométrique, à la logorrhée scientifique parfois hermétique d'autres auteurs de science-fiction...

          Ainsi cette œuvre aura de quoi surprendre et séduire les fans de space opera comme ceux de Fantasy adeptes de quête initiatique originale.

          Cependant dans un ouvrage de cette envergure et de cette complexité l'absence de carte du monde en début de chapitre est à déplorer. Complexité qui pourra malheureusement rebuter les moins acharnés. Ajoutons que le paratexte des éditions Denoël oriente le lecteur vers une intrigue plus simpliste et plus classique présidée par Touche-Ténébres, enfant du pays obscur qui n'aura qu'un rôle secondaire au cours du deuxième livre.

          Kelver reste bien notre héros malgré lui, naïf et opiniâtre dont la quête sera soulignée par des annales historiques situées en prétexte de certains chapitres, une chronologie inquisitoriale et un lexique regroupant les mots utilisés par les inquisiteurs.

          Tel Tolkien, S.P. Somtow a créé un univers à son image, issu d'une langue aux musicalités inattendues, composé de planètes à la topographie variée coulée dans des nuances aussi belles qu'exceptionnelles.