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L'écriture de la SF

Claude ECKEN

Bifrost n°32, octobre 2003

          Ecrit-on de la SF comme on écrit de la littérature générale ?
          Rien n'est moins certain. Les contraintes inhérentes au genre vont, dans la plupart des cas, amener de subtiles modifications de la construction et du style. La principale raison réside dans les éléments imaginaires que comporte un récit de ce type : technologies nouvelles reposant sur des concepts scientifiques mal connus, modifications sociales radicales, contexte géopolitique inédit, voire un temps et un lieu totalement inventés.
          Dans un roman normal, le monde va de soi, rien de ce qui constitue le réel n'est remis en question. En science-fiction, il faut faire table rase de ses certitudes et accepter les postulats à partir desquels l'auteur a bâti son récit. La nécessité de remettre en question tout ou partie de l'univers est probablement l'une des principales causes de rejet de la science-fiction : on a déjà eu assez de mal à se familiariser avec celui-ci.
          En science-fiction, il convient de prendre le lecteur par la main et de patiemment lui expliquer les règles et les lois de ce nouveau monde. Le prendre la main l'empêche surtout de se barrer. Un auteur de littérature générale ne connaît pas ce problème. Prenons un exemple au hasard :
          « La flamme du briquet fit rougeoyer l'extrémité de sa cigarette. Sur l'écran vidéo, les pubs débiles qui le faisaient patienter en attendant les instructions pour la manœuvre d'atterrissage disparurent un instant derrière l'épais nuage de fumée qu'il souffla devant lui. »
          Inutile de préciser la fonction d'un briquet, l'utilisation qu'on fait d'une cigarette ou la technologie qui permet de diffuser des images. Sauf si on écrit à destination d'une société ayant vécu des siècles à l'écart de la civilisation — c'est tellement improbable qu'il vaut mieux imaginer une espèce extraterrestre à peine évoluée, auquel cas le passage serait réécrit, une fois qu'on lui aurait appris à lire, à la façon d'un auteur de science-fiction, ce qui donnerait à peu près ceci :
          « Il fit tourner la molette qui, par frottement sur une pierre à silex perfectionnée, lança des étincelles à l'entrée d'un conduit de gaz dont l'ouverture avait été déclenchée dans le même temps par le pouce butant en fin de course sur un poussoir. Une flamme apparut en moins d'une seconde. »
          Pour être plus explicite tout en émerveillant le lecteur avec cette technologie d'avant-garde, l'auteur ajouterait une phrase du type :
          « Il rangea le porte-feu dans sa poche. »
          On voit immédiatement le problème stylistique auquel l'écrivain de science-fiction est confronté. Sa prose se complexifie par tant de techniques dévoilées. Elle devient encore plus aride dans le cas de la description d'une cigarette, parce qu'il faut alors non seulement expliquer le principe d'inhalation de feuilles de tabac séchées, traitées et découpées en brins suffisamment fins pour être roulés dans une mince bande de papier, mais encore préciser le rôle social du tabac, les vertus de cette occupation apparemment inutile ainsi que les nuisances qu'elles provoquent pour l'entourage et la santé du fumeur. Seul un auteur comme Robbe-Grillet, qui a déjà décrit une paire de chaussettes sur plusieurs pages, serait à la hauteur de la tâche. Et encore ! Dans son cas, il avait triché en n'en détaillant qu'une seule, qui comptait pour deux.
          Cela permettrait néanmoins à la science-fiction de devenir une littérature fort respectable, dont les auteurs, invités sur les plateaux télé, gagneraient en audience ce qu'ils perdraient en lecteurs.
          Passons sur l'exemple de l'écran vidéo. Il prendrait, dans un roman de science-fiction, un chapitre entier. D'ailleurs, on n'a pas le temps, les manœuvres d'approche du vaisseau spatial ont commencé.
          ...
          Parce que la vidéo, c'est autrement plus compliqué que la cigarette. On peut évidemment tricher en adoptant le point de vue de l'espèce extraterrestre inculte, en supposant qu'elle a préféré manger l'instructeur au lieu d'apprendre à lire pour dessiner ensuite de jolis pictogrammes qu'on interpréterait ainsi :
          « Il peut faire naître le feu avec ses doigts. Le sorcier crache de la fumée sur des êtres minuscules qu'il garde prisonniers dans une boite transparente. »
          Un missionnaire saura heureusement rétablir la vérité en déduisant de ce passage que l'indigène a participé à un jeu de rôle du type Donjons et dragons, mais là n'est pas la question. Le point de vue de l'indigène n'est évidemment pas valable dans le cas d'une technologie inédite : il est juste un clin d'œil aux connaisseurs. En présentant ses innovations technologiques sous des aspects magiques, l'auteur, s'il respecte en cela la troisième loi de Clarke stipulant que toute technologie suffisamment avancée s'apparente à de la magie, ne fait que reculer pour mieux sauter, car il lui faudra bien, à un moment ou un autre, expliquer que ces prodiges sont bien le fruit de la science.
          Retarder trop longtemps cette révélation est peut être payant du point de vue de la surprise mais risque de décourager un lecteur qui reste encore à trouver, de même que cet auditoire ne va pas tarder à s'évaporer si je ne me dépêche pas d'entrer dans le vif du sujet.
          Le problème narratif auquel l'auteur de SF est confronté est de réussir à présenter un univers original, inconnu, sans alourdir le récit d'explications fastidieuses.
          On pourra objecter que ce problème n'est pas spécifique à la SF mais qu'il est également celui du roman historique et, d'une manière plus générale, de tout roman présentant des lieux, sociétés, situations, thèmes peu familiers, ce qui représentera tout de même, dans moins d'une décennie, 90 % de la production littéraire, au rythme de l'actuelle progression de l'ignorance.
          Mais, comme la SF, le roman historique n'a lui non plus pas si bonne presse dans les cénacles de la Vraie Littérature Qui Compte, sauf s'il est écrit par un auteur issu du sérail ou se résume à une biographie, forcément édifiante, vantant des mérites très conservateurs ; elle n'est pas si bien vue, et pour cause ! Si le roman historique se situe sur l'autre versant temporel par rapport à la science-fiction, c'est donc qu'il appartient à la même montagne : les deux littératures traitent de problèmes collectifs, présentent l'évolution erratique de sociétés empêtrées dans leur complexité, bref restituent des univers entiers. Rien de tel dans l'autre littérature, où l'introspection limite autiste tient lieu de problématique et l'ego inflationniste de l'auteur d'univers haut en couleurs. On ne l'appelle pas pour rien la littérature générale.
          Le roman historique a cependant un avantage sur la SF, à savoir que tout le monde conserve quelques bribes de leçons d'histoire qui peuvent le familiariser avec certaines périodes passées ; ces souvenirs scolaires sont moins prégnants pour ce qui est des sciences et de la philosophie. D'où également le fait que la majorité des lecteurs de SF, selon les statistiques, est plutôt cultivée.

 

          Du temps où les auteurs de SF se préoccupaient moins de technique d'écriture que de leurs idées, les exposés nécessaires à la compréhension du récit étaient délivrés d'entrée de jeu, en une indigeste masse de données. L'arrivée de notre vaisseau spatial, pour un auteur de hard-science, aurait par exemple donné ceci :
          « La vitesse de 65 km/s était encore trop élevée, car le vaisseau avait mal profité du freinage gravitationnel en passant au large de Jupiter. L'ordinateur de bord calcula immédiatement la puissance supplémentaire qu'en compensation les moteurs devraient délivrer. Les réservoirs de deutérium et d'helium3 crachèrent 1000 tonnes par seconde de combustible supplémentaire dans les réacteurs à fusion. Dans la chambre de confinement du plasma, les produits de réaction libérèrent une énergie équivalente à 1014 joules par kilo, qui permit d'atteindre une vitesse d'éjection de 0,047 c pendant une durée suffisante pour que le vaisseau puisse se stabiliser sur l'orbite géostationnaire qui lui avait été assignée. Le champ électromagnétique des chambres de confinement fut coupé tandis que le liquide cryogénique se déversa sur le pourtour de l'enceinte de titane des moteurs dont les défauts étaient régulièrement corrigés par des nanoprocesseurs comblant atome par atome les vides dus à l'usure et la surchauffe. Il n'y avait plus qu'à attendre l'arrivée de la navette douanière. »
          Quelques 170 pages plus loin, le lecteur découvrira donc avec intérêt les charmes de la Terre du futur, augmentées de notations géologiques, écologiques et hygrométriques pour qu'on puisse bien se rendre compte à quel point elle a changé. Malgré la puissance des réacteurs à fusion, on voit combien cette masse de détails est un frein à l'action. Notons toutefois qu'il n'y a pas à réellement parler d'interruption de l'action : celle-ci n'a tout simplement pas encore commencé.
          Une autre méthode consiste à distiller les détails dans le flot de l'action afin de les rendre plus digestes. Dans le cadre d'un space-opera, cela donnerait ceci :
          « Mark Starr prépara les divers documents que les services douaniers lui réclameraient. La navette fonçait déjà dans sa direction, mais à une si vive allure que l'atmosphère ionisée surchauffée rendait pour l'instant impossible toute communication. C'était un Dys-VIII, un de ces nouveaux modèles rendus très maniables par la présence de moteurs latéraux. La dernière fois qu'il était venu fourguer de la marchandise sur Terre, les contrôleurs utilisaient encore d'antiques Eperviers à combustion hydrogène-oxygène. Le bond technologique avait de quoi affoler : pour être en mesure de se payer pareils engins, les taxes à l'importation avaient dû sensiblement augmenter. Mark coupa le champ électromagnétique de quelques milliTesla qui protégeait le vaisseau du rayonnement cosmique afin de permettre à la navette d'accoster. »
          C'est déjà mieux. Mais les digressions restent visibles et elles peuvent devenir irritantes quand elles se multiplient, dans certains nœuds de l'intrigue où les informations sont abondantes. C'est le cas quand des informations techniques et d'autres liées à la société se télescopent :
          « Vos refroidisseurs ne sont plus très performants. La température à proximité du sas dépasse encore les mille degrés. J'espère pour vous qu'ils sont vraiment en panne. »
          En effet, les sas se situant dans l'axe du vaisseau, à proximité des propulseurs, les contrebandiers utilisaient ce prétexte pour gagner du temps lors des opérations de contrôle inopiné et dissimuler les marchandises prohibées. Bien sûr, seuls les moteurs de décélération avaient fonctionné, mais il était impossible de pénétrer par l'autre côté car la navette de Mark stationnait là.
          « J'aimerais bien couper la gravité artificielle, proposa Mark, mais j'ai à bord un extraterrestre qui n'a jamais connu l'impesanteur. »
          Le sas de secours demeurait effectivement impraticable tant que le vaisseau tournait sur lui-même pour assurer une pesanteur à bord.
          « Il n'est pas de la confédération ? »
          Inutile de perdre du temps à justifier cette réplique. On voit bien qu'à chaque phrase un paragraphe d'explication est nécessaire, ce qui peut rend n'importe quelle intrigue passablement décousue si on n'y prend pas garde.
          Après la hard-science et le space-opera, voyons comment un récit de SF traditionnelle traiterait ce passage :
          « A peine le vaisseau spatial en orbite autour de la Terre, Mark vit accoster la navette des douaniers pour un contrôle de la cargaison. »
          En effet, pourquoi s'embarrasser de détails techniques, sachant que l'on aura de toute manière d'autres écueils du même type à surmonter quand sera venu le moment d'aborder le vif du sujet ? Peu importent donc les caractéristiques techniques de la boîte de conserve du futur.
          Il en va de même en fantasy :
          « Les ailes du dragon décrivirent une parabole autour du donjon. Le chevalier Mark-Qui-Touche-Les-Etoiles était encore sur son fier destrier quand il vit les archers venir à sa rencontre. »
          L'inclusion de détails au fur et à mesure des besoins induit un autre effet pervers, à savoir que le lecteur a une mauvaise perception de l'univers au début du récit. Des pans entiers de l'organisation sociale lui sont soudain dévoilés, qui l'amènent à réviser son jugement premier. Ces révélations inopinées ressemblent à des réajustements successifs auxquels l'auteur aurait procédé pour se sortir des ornières de son intrigue.
          Le héros sera-t-il arrêté par les autorités pour avoir illégalement voyagé avec un extraterrestre étranger à la Confédération, un de la pire espèce qui plus est, un Grumm sale, indolent et gaspilleur ? Non, car il exhibe au dernier moment un texte de loi autorisant le déplacement de tout étranger désireux de faire du commerce et que, pour la première fois depuis la découverte de leur planète, c'est le cas avec ce Grumm.
          Un des douaniers surpris par l'arrivée du Grumm en question, plus malodorant que menaçant nonobstant sa quadruple rangée de crocs cariés, et ayant eu le mauvais réflexe de tirer des projectiles paralysants dans sa direction va-t-il créer un incident diplomatique sans précédent, voire susciter une réaction d'une sauvagerie inouïe ? Non ! Car c'est à ce moment seulement que l'on apprend que la rotation du vaisseau assurant la gravité artificielle induit une force de Coriolis perpendiculaire à son mouvement, de sorte que les balles paralysantes sont déviées avec une intensité égale au double du produit de la pulsation de rotation Omega par la vitesse v de l'objet. Ce sera donc Mark qui se prend tout dans la poire.
          Les explications délivrées au fur et à mesure risquent fort de ressembler à un deus ex machina du plus mauvais effet sur le lecteur.
          La juxtaposition ne donnant donc que peu de résultats satisfaisants, l'auteur a intérêt à intégrer l'information dans l'action. Plusieurs techniques ont fait leurs preuves ; elles peuvent encore servir à condition de dissimuler le procédé pour éviter justement qu'il soit reconnu comme tel.

 

          De nombreux débutants attendaient qu'on leur refile des ficelles faciles à celer ; ne reculons devant rien et procédons à l'inventaire :
 
          — la plus éculée consiste à faire intervenir un médium à point nommé : quelle que soit la chaîne télé que le vaisseau est capable de recevoir depuis sa position, elle diffuse justement un documentaire sur ces étranges Grumms, qui ne quittent un monde pour s'établir sur un autre que lorsqu'ils en ont épuisé les ressources ou irrémédiablement saccagé l'environnement. S'il s'agit d'une revue, même périmée, elle contiendra un opportun article traitant de la question. Pourtant, le livre que le personnage ouvrira ne sera ni une encyclopédie, quelle horreur !, ni un atlas des planètes habitées mais un improbable ouvrage de vulgarisation contenant comme par hasard un article ou une entrée qui déborde très vite son propos pour le compléter par un historique succinct de l'histoire mondiale et l'enrichir avec la définition de tous les termes jugés incompréhensibles pour l'improbable lecteur qui n'aurait pas encore lâché son bouquin parvenu à ce stade du récit.
          A l'heure d'Internet et de l'information à portée de tous, ce subterfuge a beaucoup perdu de sa crédibilité. On sait que les 370 623 réponses fournies par les moteurs de recherche ne permettront pas de tomber sur l'information adéquate avant une quinzaine. Ne serait-ce que parce qu'une règle narrative stipule que le héros ne peut rien obtenir sans effort : il n'a aucune chance de tomber juste du premier coup ! Comme ce n'est pas le protagoniste mais le lecteur qui a besoin de l'info, mieux vaut donc s'en remettre au hasard.
          Un héros a intérêt à toujours laisser allumées radio et télé, à éparpiller les bouquins ouverts à n'importe quelle page et à feuilleter le premier torchon venu où qu'il se trouve : les renseignements lui parviendront sans qu'il ait à les chercher. Mais sa crédibilité de héros risquant d'être entamée par un comportement de rat de bibliothèque ou de patate de canapé, il convient de justifier ses lectures ou auditions par un motif quelconque. C'est donc en cherchant sur le Net un formulaire de déclaration de douane que le héros verra passer de nombreux sites consacrés à ces Grumms négligents et gaspilleurs au point de faire de leur planète un dépotoir.
          On remarquera là un autre effet du procédé sur l'écriture : l'auteur ne se torture plus les méninges pour justifier son univers mais pour justifier l'action qui amène la scène de dévoilement. En l'occurrence, comment un douanier en mission peut-il se trouver en manque de formulaire de déclaration ? On imaginera ce qu'on veut, qu'il a utilisé les derniers feuillets dans les toilettes dépourvues du papier du même nom, qu'il a par mégarde remplacé la version numérique de son e-bloc-notes avec la déclaration d'amour à sa fiancée ou que la nouvelle version du formulaire n'a pas encore été communiquée par le service interplanétaire des douanes aérospatiales deux ans après le retrait de l'ancienne. L'essentiel est d'être crédible.
          — un autre procédé consiste à glisser subrepticement les informations dans des conversations très badines d'apparence. Le bavardage remplace ici les médias : n'importe quel sujet abordé par n'importe quel interlocuteur débouchera immanquablement sur un ou deux aspects de l'univers à dévoiler.
          « Mais bien sûr, chère madame Apfelsturm, je serais ravi d'être des vôtres au gala de ce soir, dès que j'en aurai terminé avec les formalités administratives concernant l'introduction d'un étranger à la confédération, formalités dont la sévérité reste néanmoins compréhensible car il s'agit davantage de mesures prophylactiques que de précautions touchant à la sécurité du territoire ou au droit commercial.
          — Je m'en réjouis déjà ! Il y aura le directeur de Trou de ver Corporation, et aussi Genestrauss, vous savez, le seul ethnologue à avoir réalisé une étude sur ces Grumms qui n'intéressent personne parce qu'ils ne tiennent ni à acheter ni à vendre et qui vivent au jour le jour, en autarcie, sur leur nauséabonde planète. »
          Ah ! Que de cocktails mondains et de conversations de bistrot ne trouve-t-on pas en ouverture de récit pour soulager l'auteur d'une partie de sa cargaison d'informations incasables ! Tout héros de science-fiction devrait avoir des relations mondaines par brigades entières ou un sens du contact particulièrement bien développé. N'espérez pas avancer très loin dans l'exposition de votre univers avec un misanthrope agoraphobe, sinon par une maussade rumination de souvenirs.
          Le problème posé par l'usage immodéré de ce procédé, outre l'alcoolisme du héros, est de s'enliser dans des bavardages excessifs aussi rédhibitoires pour l'action que l'exposé brut des données en début de chapitre. Essayez d'imaginer le monde de Dune dévoilé de la sorte : il y en aurait pour des pages et des pages de dialogues, voire même plusieurs volumes.
          L'autre inconvénient est une artificialité de la conversation, qui nuit à sa crédibilité si elle est trop visible :
          « Il est bien regrettable que vous ayez manqué l'ouverture de ce dîner de gala à cause d'une bête disparition de formulaires de déclaration dans des toilettes !
          — Oui, d'autant plus que j'avais réussi à convaincre ce fonctionnaire que le Grumm avait droit de séjour dans la confédération puisqu'il cherche à vendre par mon intermédiaire des portes stellaires qui vous expédient instantanément aux endroits où vous les avez disposées... »
          L'artifice est encore plus visible si le point exposé est censé être connu de tous, dans la société où évoluent les protagonistes ; il est si banal qu'il ne mérite plus de figurer dans une conversation. On préférera donc glisser dans un assaut de mondanités des sujets susceptibles de faire débat : une situation géopolitique plutôt qu'un concept scientifique. Ces derniers sont d'ailleurs difficilement présentables en l'absence d'un spécialiste : aucun protagoniste n'a une culture étendue au point de prétendre comprendre le fonctionnement du moindre zigbull ou désorientateur de spin. En littérature générale, les personnages ne se posent pas la question de savoir comment l'agitateur de molécules permet d'élever la température d'éléments organiques. Ils utilisent tout bêtement un four à micro-ondes.
          Le seul moyen d'intégrer dans un échange des éléments connus de tous est de mettre en scène un naïf dont le rôle se bornera à poser des questions sur ce que contemplent ses yeux ébahis. Avant de multiplier les personnages, profitez de ceux que vous avez sous la main. Par exemple ce Grumm qui pose pour la première fois le pied sur la planète est autorisé à poser les questions les plus stupides :
          « Quel est cet appareil fièrement dressé vers le ciel et qui semble trembler de puissance continue ?
          — Il est dressé vers le septième ciel et c'est un vibromasseur, ô mon frère. »
          On le voit, tout de suite, l'histoire devient plus excitante.
          Mais comme on ne saurait faire passer ce naïf pour plus bête qu'il n'est, car il évolue lui aussi dans un environnement familier, à l'exception de quelques détails exotiques, autant utiliser carrément un idiot intégral, un mongolien stupide qui a besoin de se faire répéter dix fois qu'un sani-broyeur n'est pas une moulinette SEB.
          « Répétons, dit le douanier. Vous affirmez que ce Grumm, dont l'espèce n'a jamais tenu à vendre quoi que ce soit, tient à ouvrir des relations commerciales avec la Terre ? Et il ne s'agit de rien moins que de concurrencer les voyages à travers l'hyperespace avec un principe de téléportation ? Pourquoi alors ne voit-on jamais les Grumms sur d'autres mondes ?
          — Parce qu'ils ne voyagent pas.
          — Ah oui ? Et que fait celui-là dans votre vaisseau ?
          — C'est pas pareil : c'est mon associé.
          — Associé ? Alors que les Grumms ne fraient jamais avec les autres espèces ?
          — Oui, mais lui vient vendre quelque chose.
          — Je croyais que les Grumms n'avaient jamais rien à vendre. »
          Etc. Vous vous arrêtez après trois tours de piste, satisfaits en outre d'avoir dans le même temps diverti votre lecteur. Cet exemple est certes un peu facile, s'agissant d'un fonctionnaire des douanes, des douanes du futur, je me hâte de le préciser au cas où certains spécimens se répartiraient dans cette salle, mais on pourra tout aussi avantageusement utiliser n'importe quel autre personnage un tant soit peu demeuré, comme le frère du héros, blessé à la tête le jour où il lui sauva la vie en pénétrant le premier au domicile conjugal après trois heures du matin, le machiniste qui compense la grossièreté de son esprit par l'intelligence de ses doigts ou n'importe quel autre comparse ramassé en cours de route. Profitez ici aussi de ce que vous avez sous la main : le dîner de gala peut très bien être organisé au profit d'un hospice pour déficients mentaux.
          Tout héros de SF devrait emmener un mongolien avec lui. Le seul problème est de savoir où le cacher quand il est invité dans des soirées mondaines.
          Ici aussi, le procédé peut être inversé et le héros devenir le naïf le temps de quelques échanges. Un expert commercial peut par exemple lui demander s'il croit sincèrement que la Guilde de l'espace l'autorisera à diffuser des portes spatiales qui rendront caducs les transports. Tous les arguments qu'il avancera favoriseront la compréhension de l'univers de l'auteur. Ce n'est pas pour rien que dans les anciennes séries de SF les principaux protagonistes allaient par trois, l'aventurier, le savant et la belle, qui permettaient de confronter des points de vue et de délivrer des informations appartenant à divers registres. L'aventurier analyse la situation, et expose les informations d'ordre géopolitique, le Zarkoff de service délivre les explications scientifiques, les points de vue plus généraux reviennent à la belle... ce qui permet au passage de démolir l'affirmation selon laquelle les femmes dans la SF de l'époque ne servaient que de potiches tout juste bonnes à être enlevées par des extraterrestres ; on voit ici qu'elles avaient un rôle supplémentaire, celui de dinde forçant le héros à délivrer des explications dont profitera le lecteur.
          Il arrive, à ce stade de l'exposé, qu'un auteur débutant avide de mettre en pratique ces conseils caresse le projet de fournir au héros une pulpeuse compagne en guise de naïf. Aujourd'hui, rien ne saurait être plus dangereux pour son avenir littéraire, voire sa sécurité et son intégrité physique : mieux vaut lui conseiller de garder l'idiot congénital.
 
          — Le procédé suivant est plus utile aux informations d'ordre scientifique qui, on l'a vu, passent mal dès que le salon où l'on cause se déroule ailleurs que dans un congrès de spécialistes. Il s'agit du fameux coup de la panne. On remarquera au passage la subtile liaison avec les commentaires qui précèdent.
          En effet, utiliser un objet ou une technique dans des conditions normales ne nous apprend rien sur lui. Par contre, une erreur de manœuvre ou un accident permet de déduire sans délai une foule de renseignements, depuis la fonction première de l'appareil jusqu'à son principe. Ce sera le technicien dépêché sur les lieux qui tout en expliquant les défauts de fonctionnement à l'usager, assouvira dans le même temps le légitime désir de compréhension du lecteur. Ainsi, dans l'exemple suivant, où le héros, avant de quitter son vaisseau spatial, a appuyé sur un bouton resté sans effet. On va tout de suite savoir à quoi ça sert...
          Non. Le réparateur n'a pas l'air de venir. C'est toujours la même chose avec eux. Profitons de cette réflexion pour signaler qu'il est bon de garder quelques constantes d'une époque à une autre, comme cette absence d'intervention, afin de ne pas égarer le lecteur par un dépaysement trop radical, et passons immédiatement à un autre exemple :
          « Distraitement, Marc inséra son index dans l'orifice idoine, puis appuya sur le bouton. »
          Suspense...
          « Cette carte de crédit a un solde débiteur, l'informa le serveur. J'appelle un agent ou vous êtes disposé à faire la vaisselle ?
          — Ce doit être la puce sous mon doigt qui est flinguée... »
          Ici, l'information est intimement liée à la narration. On sait à quoi sert l'appareil et les conséquences du geste du distrait permettent de faire habilement diversion sur les explications à intégrer dans l'intrigue.
          Bien sûr, les aléas qui en résultent retardent un peu la progression de l'action mais rien n'empêche de faire de ce retard un élément de relance de l'intrigue :
          « C'est en faisant la plonge à la cuisine qu'il vit les patibulaires agents de la Guilde de l'Espace se diriger droit vers la table qu'il avait occupée. Ils étaient sur sa piste. »
          Les pannes ont un autre avantage, qui tient à la crédibilité. Quoi de plus réaliste qu'une machine sujette à des défaillances à la place des rutilantes fusées à combustion nucléaire propres de la science-fiction des débuts ? Les objets vieillis donnent à l'univers imaginaire une patine qui empêche le lecteur de croire qu'il vient juste d'être inventé par un auteur pressé de combler son déficit bancaire (cette image, soit dit en passant, est un merveilleux sujet de science-fiction, inépuisable de variations car il renouvelle, comme dirait Gérard Klein, le thème inusé autant qu'inusable de la quête). Le crade, le sale, le dégradé, ça a tout de même une autre gueule !
          Tout auteur de science-fiction devrait donc introduire dans son univers des pannes ou des dysfonctionnements. A défaut de technicien, le héros peut tenter de réparer lui-même l'avarie, une scène banale qu'un auteur doué exploitera pour délivrer des informations annexes : l'auto intervention prouve que Marc a l'habitude de voir son vaisseau tomber en panne ; elle donne une image de l'état de délabrement dudit, une idée de la situation sociale et financière du propriétaire ainsi qu'une estimation raisonnable de la richesse de son vocabulaire dans les moments de tension. Ce n'est jamais très agréable de fourrager dans des toilettes bouchées par des formulaires de déclaration à la douane.
          A ce stade du récit, si l'univers science-fictif a pu être habilement exposé au cours de la narration, le seul problème restant est de savoir comment raconter une histoire qui tienne debout avec un héros malchanceux flanqué d'un imbécile et dont la fusée n'arrête pas de tomber en panne.
          — Si l'ampleur de la tâche rebute, on peut s'en tirer avec une dernière solution, très en vogue actuellement : ne pas délivrer d'explication du tout ! Il est en effet préférable de montrer plutôt que d'expliquer, et les astuces qui précèdent, aussi répandues qu'elles soient, ne sont que des explications déguisées en scènes. L'absence d'explication a le mérite de donner à voir un univers qu'on ne décryptera que progressivement, par déduction et comparaisons successives. Après tout, c'est bien ce qui se produit dans la vie de tous les jours : on ne commence à connaître une question qu'après s'être frotté au problème.
          C'est d'ailleurs ce qui se passe quand Marc se met en quête d'associés. Les gouvernements mis au courant lui ont demandé s'il a réalisé l'ampleur du bouleversement qui découlerait de ce moyen de transport instantané : les faillites prévisibles, l'accélération des échanges entraînant des bouleversements sociaux, augmentant les risques de contrebande et d'attentats terroristes. Pour prendre la mesure de cette révolution, il conviendrait d'introduire la téléportation avec parcimonie dans un premier temps. Marc en est tout secoué, jusqu'à ce qu'il réalise que la parcimonie signifie, pour chaque état, l'exclusivité de la chose. L'auteur sera au contraire ravi : ce problème lui aura permis de citer nombre d'aspects de son univers.
          Le lecteur obstiné glanera donc lui-même les éléments qui éclairciront progressivement sa vision de l'univers présenté. L'avantage qu'il en retire est un temps de lecture doublé pour le même prix : en effet, quand il aura enfin compris, dans les dernières pages, de quoi il retourne dans l'ouvrage, il ne lui reste plus qu'à le relire, en connaissance de cause cette fois. L'inconvénient pour l'auteur est qu'il a des ventes diminuées de moitié, car les lecteurs obstinés ne sont pas si nombreux que ça !
          Ne rien expliquer ne signifie pas non plus que l'auteur n'a plus aucun effort à fournir. Ce qu'il économise en fastidieuses explications, il l'investit dans la clarté d'exposition. L'univers est rendu lisible par l'inclusion de détails au niveau stylistique.
          Le vocabulaire, par exemple, qui, en SF, abonde en néologismes, exotismes, termes anciens récupérés tels quels ou dans de nouvelles acceptions, devient, de fait, transparent : la définition est induite. Ce sont bien la Guilde de l'Espace et ses concurrents Liberty Space, Trou de ver corporation, qui cherchent à faire la peau à Marc Starr, pas la Duni MayCo ou Messier Universal qui ne renseignent en rien sur leur nature.
          De même, la forgerie de termes doit être évocatrice par ses sonorités et ses racines. Dans la littérature policière, on aime créer une ambiance en citant non pas des objets mais des marques. Pour reprendre l'exemple du tout début, on écrirait :
          « La flamme du Dupont fit rougeoyer l'extrémité de sa Marlboro. Sur l'écran Sony, Danone et Loréal disparurent un instant derrière l'épais nuage de fumée qu'il souffla devant lui. »
          L'effet d'un univers saturé de signes est garanti. Certains auteurs de science-fiction utilisent le même procédé pour illustrer leur société dominée par les grands groupes économiques et les trusts industriels. Tant pis si la lecture est brouillée par ces sigles surabondants, cette désorientation participe de l'effet recherché, provoquer un sentiment de déréalisation devant un monde devenu illisible. Ceci ne fonctionne cependant que pour des futurs proches. Dans des avenirs plus lointains, le jeu devient sans objet, se vide de sa substance et si les référents ne sont pas identifiables par eux-mêmes, ils doivent l'être par le contexte ; le sigle ou la marque s'effacera donc au profit d'un néologisme lui aussi porteur de sens. En effet, en l'absence d'explication, il est difficile d'appeler les portes spatiales des FlashMarc ou des MGD, ni même des Corrélateurs ou des Intricateurs quantiques qui ne donnent pas une idée claire de leur fonction ; ce sont plutôt des téléporteurs, des portes télétrans ou distrans que Marc installe aux quatre coins du globe, avec la bénédiction des exoporteurs et des professions annexes... pardon, satellites. Les termes anciens, celui de guilde en est un bon exemple, se parent des mêmes vertus allusives et suggestives, à condition qu'ils ne soient pas ringardisés : on imagine mal Marc chercher la protection de la maréchaussée ni la prévôté demander l'intervention de l'host pour protéger l'acheminement des portes télétrans.
          Point trope n'en faut, cependant : l'accumulation réintroduirait cet hermétisme qu'on avait cherché à dissiper.

 

          La comparaison et la métaphore sont les deux figures stylistiques de base de tout auteur de SF qui se respecte. Les Grumms, ces batraciens à face de requin, prennent vie dans l'imaginaire du lecteur dès qu'on lui fournit des référents auxquels il peut se raccrocher. Ce n'est pas Maître Stolze, sur sa chaire perché, qui me contredira, lui qui ajouterait à la liste l'hyperbole et l'allégorie, voire l'antonomase, dont la seule évocation du terme suffit à nous plonger en pleine science-fiction. Comme on pourrait le paraphraser dans son numéro d'imitation de Brussolo, on aurait dit que la littérature de SF ne fonctionne que par images, ce qui explique peut-être pourquoi le genre nous en met plein la vue au cinéma.
          A cela rien d'étonnant puisque la SF parle de sciences, dures, molles ou à point, et que celles-ci sont justement friandes d'images. Un trou noir n'est pas réellement un trou, pas plus qu'une puce électronique est un insecte de métal ou que les cordes cosmiques serviront un jour à fabriquer des balançoires stellaires. Ces désignations imagées sont d'ailleurs souvent nées de plaisanteries qui avaient l'avantage de caractériser des phénomènes de façon parlante ou bien trouvent leur source dans les circonstances qui présidèrent à leur naissance, lesquelles, si elles ne sont pas rappelées, interdisent d'établir un lien entre l'objet et sa désignation. Ainsi, le big bang ne fut assimilé à une explosion que par dérision, son auteur, Fred Hoyle, étant son principal détracteur, et les dysfonctionnements informatiques devinrent des bugs après que Grace Hopper eut trouvé l'origine de la panne du Mark 1, le premier ordinateur électromécanique, un banal papillon de nuit qui s'est grillé sur un circuit, une nuit d'été 45. La plaisanterie qui donna le nom de bug à une panne informatique vient de la réponse que le capitaine Grâce Hopper et ses collègues donnaient à l'officier de la Marine venu voir comment avançaient leurs travaux : ils répétaient invariablement qu'ils cherchaient des insectes dans le calculateur, ce qui prouve une fois de plus que le règne animal a bon dos quand il s'agit d'excuser les erreurs humaines et de programmation. On pourrait multiplier les exemples : bien que les images ne reflètent qu'imparfaitement la réalité scientifique, elles ont un pouvoir évocateur suffisant pour permettre la vulgarisation des concepts qu'elles recouvrent, voire les débats entre scientifiques à qui ces raccourcis conviennent quand il s'agit d'échanger des idées.
          Comme partout ailleurs, l'image est donc préférable à un long discours — mais je vais continuer celui-ci car je dessine très mal. Cette économie dans la description entraîne une inflation du vocabulaire, des stratégies narratives qui, forcément, donnent naissance à une écriture très distincte de celle de la littérature générale.
          Je n'entrerai pas dans le débat qui consiste à déterminer si la SF est, en raison de cette spécificité, une littérature d'images ou d'idées, Stolze le fait nettement mieux que moi ; je me contenterai de couper la poire en deux en estimant que les images permettent de véhiculer des idées et que l'emploi de ces images véhiculaires favorise la naissance d'un style, ou, en tout cas, modifie le style d'un auteur qui serait passé de la littérature générale à la science-fiction.
          Toutes les techniques mentionnées plus haut visent à effacer ou minimiser les temps d'exposition de l'idée et du décor pour se concentrer sur l'intrigue et les personnages. Intrigue qui concerne, bien entendu l'univers en question, que ce dernier soit ou non la métaphore d'un aspect de notre société, sinon, on voit mal l'intérêt de cette création imaginaire. Ce serait se donner beaucoup de mal pour rien. Si l'intrigue découle de l'univers, le personnage en est le point de vue cher à Spinrad, qui permet de le décrypter. Cela limite déjà les possibilités d'action de ce dernier. Du personnage, pas de Spinrad. Même si l'épouse de Marc est en train de s'éloigner de lui parce qu'il est plus préoccupé de commercialiser la téléportation que de raviver la flamme, on aurait du mal à centrer le récit sur les errements d'un personnage en proie au doute et à l'accablement parce qu'il voit sa vie affective se déliter. Tout simplement parce qu'autour de cette histoire construite autour d'êtres humains, avec un problème humain et une solution humaine, comme le dit Sturgeon, il n'y a pas de contexte scientifique, à moins de supposer que son épouse soit un clone féminin de sa personne ou une Grumm remodelée par la chirurgie plastique, auquel cas le sujet quitte à nouveau la perspective psychologique pour aborder une réflexion qui, à ce qu'on affirme, n'intéresse pas ou n'entre pas dans le champ de la littérature générale.
          Le projet global du texte a donc lui aussi une influence sur l'intrigue et son déroulement, qui aura probablement un impact sur l'écriture. Et encore n'a-t-on pas abordé les questions de plausibilité et d'homogénéité !
          Jusqu'à présent, seul le contexte a été mis en scène. Un auteur consciencieux ou intéressé par le derrière des choses (je ne parle pas des personnages mais du décor et de son envers) pourrait pousser la méticulosité jusqu'à présenter le fonctionnement théorique d'une porte distrans ou justifier le modèle de société Grumm par des comportements d'espèce et un enchaînement d'évènements historiques qui emprunteraient autant à Jay Gould qu'à Bourdieu, en passant par Levi-Strauss. Voilà qui promet de nouvelles conversations intéressantes et une cascade d'accidents faisant apparaître le personnage encore plus malchanceux. L'auteur, qui se débattait déjà avec les néologismes, enrichira ou alourdira son vocabulaire de termes qu'on qualifiera d'abscons pour rester poli et se verra immédiatement coller l'étiquette de hard science, ce qui n'a rien d'infamant mais peut déplaire quand le projet initial était un récit de fantasy.
          Heureusement, il est rarement nécessaire de justifier son univers par un vernis scientifique, du moment que celui-ci reste suffisamment crédible pour que le lecteur veuille bien en accepter les postulats le temps d'une lecture. Ce qui importe, c'est l'impact des éléments imaginaires sur les personnages, la façon dont ils induisent ou modifient des comportements individuels ou de groupe. La prudence recommande souvent de s'en tenir là, surtout si le vernis scientifique, de mauvaise qualité du fait d'une absence de documentation, craquelle dès les premiers chapitres. A l'inverse, une précision maniaque multipliera la masse d'informations et donc le travail de l'auteur pour les intégrer à la narration.
          Sa peine ne s'arrêtera d'ailleurs pas là parce qu'après avoir déployé des trésors d'imagination pour téléporter le lecteur dans son univers imaginaire, il s'apercevra que de nombreux pans de celui-ci sont restés dans l'ombre. Ils concernent souvent des détails de la vie quotidienne jugés négligeables et qui, du coup, ne bénéficient pas du même niveau de progrès qu'on est en droit d'attendre d'une société aussi évoluée. Mange-t-on toujours des escargots de Bourgogne ? Sont-ils toujours fabriqués avec la variété génétique Retardator-III ? Les douaniers ont-ils été remplacés par des intelligences artificielles ? Les tâches domestiques ont-elles été entièrement automatisées ? Marc aurait dû s'en soucier avant d'admettre sur son vaisseau un Grumm qui, conformément à sa nature, l'a transformé en dépotoir itinérant. Une foule de détails sans incidence sur l'intrigue risquent de perturber la lecture s'ils s'avèrent obsolètes pour n'avoir pas bénéficié de mise à niveau technologique ou sociologique. Sans aller jusqu'à écrire un livre-univers, l'auteur ferait bien de s'en soucier, quitte à rester dans le vague au moment des ablutions matinales de son héros ou de lui faire enfiler un pull en cachemire afin de ne pas rendre factice son univers par quelques incongruités.

          Il reste à espérer que l'auteur qui aura réussi à surmonter toutes ces difficultés n'a pas perdu de vue son intrigue ni noyé la problématique du texte dans des rajouts censés préciser son univers. Attention, donc, à la dispersion ! S'il désirait montrer les conséquences sociales et économiques d'une telle révolution des transports, la présence des Grumm est superflue : il suffisait de faire de Marc le génial inventeur de la téléportation, ou le représentant commercial d'un laboratoire de recherches qui vient de mettre la technique au point.
          Peut-être que le propos, plus modeste, critiquait la violence dont les grands groupes industriels peuvent faire preuve pour préserver leurs monopoles, faisant de ce texte une métaphore (Stolze est prié de cesser de s'agiter)... une métaphore des grands groupes pétroliers prêts à tout pour enterrer les innovations comme le moteur à eau tant qu'ils ne seront pas en possession des brevets et n'auront pas épuisé les réserves planétaires d'or noir. Mais ici aussi les Grumms sont de trop.
          Mieux vaut prendre pour thème (sans abandonner les autres qui demeureront en filigrane) l'autre aspect de cette opération commerciale : la rapacité inconséquente du personnage central qui, pour faire fortune, n'hésite pas à provoquer la plus grande crise sociale et économique jamais connue. Son empressement l'empêche de penser aux conséquences. Il l'empêche même de réfléchir tout court, car il se serait sinon méfié de la facilité avec laquelle il a négocié avec un Grumm, sur une scandaleuse base de 80-20 % qu'il n'a évidemment jamais avoué à quiconque, empêchant par là un quidam d'entrevoir la vérité. Le jour de l'inauguration de la première tranche de téléportes, juste un petit millier d'exemplaires aux principaux points du globe, les Grumms au grand complet, dont la planète était à bout de souffle, envahirent la Terre sans aucun effort, ne laissant à leurs habitants d'autre solution que de passer dans la leur ou de s'exiler ailleurs, par des voies conventionnelles. La Confédération coupa les ponts avec les nouveaux occupants de la planète, ce dont se contrefichaient ces derniers. D'ici quelques milliers d'années, ils finiraient par tomber sur une nouvelle espèce ignorant tout d'eux mais très intéressée par la technologie de la téléportation.
          Cette fois, tout est dit. L'auteur peut se reposer en attendant la lettre de refus de l'éditeur.
          L'exemple est crétin mais il montre que l'histoire fonctionne mieux quand le dévoilement de l'univers se confond avec le récit lui-même. Le meilleur moyen d'éviter les passages pesants et les trop longues parenthèses est bien de parvenir à en faire la base même de l'intrigue. Fond et forme sont alors liés : le roman de SF devient un roman du dévoilement et le rôle du personnage point de vue est plus que jamais justifié.
          On aura vu combien, contraint par la spécificité du genre, l'écriture de la science-fiction devient particulière : le style, la narration, la construction de l'intrigue même, sont influencés par la nécessité de dévoiler un univers qui ne va pas de soi et de spéculer sur les thèmes les plus divers. Alors que la littérature générale peut se permettre de déployer une esthétique de la forme qui passe autant par une intériorisation du propos, révélée par l'univers intérieur des protagonistes comme par la symbolique des objets et des lieux ou encore par un corpus stylistique de figures de pensée, la science-fiction est contrainte de sacrifier l'esthétique à l'efficacité, dans une perspective d'extériorisation du propos dans la mesure où celui-ci est étroitement lié à l'univers dévoilé. En d'autres termes, elle fonctionne, malgré ses évidentes qualités littéraires et une imaginative originalité, au premier degré alors que la littérature générale opère une distanciation par rapport à la narration brute, une distinction repérable par le nombre de degrés qui l'éloignent du récit, lequel n'est que prétexte. En SF aussi, mais seulement après avoir réglé le problème du contexte. Or, l'imbrication du prétexte et du contexte ne lui permet pas de réaliser cette distinction, d'où cette extériorisation, cette mise à plat, littéralement, qui l'empêche d'avoir de la profondeur, selon les détracteurs de la SF. Inutile donc de faire la démonstration de son intelligence pour obtenir une reconnaissance des cénacles littéraires, sa tare est de ne pas décoller du récit.
          On ne rigole plus, là !
          La science-fiction s'est malgré tout efforcée de se doter d'une esthétique à partir de son écriture. Elle la trouve justement dans les stratégies d'exposition, dans le montage, le choix de la narration, les figures de style qui permettent d'imbriquer le fond et la forme, d'expédier le contexte et mettre en lumière le prétexte pour enfin s'intéresser au texte. Elle réalise ainsi de belles mécaniques, parfaitement structurées, dont on loue l'astucieux agencement et l'économie de moyens (dans l'exposition) : Le Monde inverti, Les Fables de l'Humpur, ou encore Charisme sont des exemples de roman, exhibant avec des moyens différents, une structure parfaite. Pour la littérature générale, il ne s'agit que d'une belle mécanique, justement ; c'est l'art de l'ingénieur qui trouve beau un système d'horlogerie à la fois efficient et bien agencé, dans sa compacité, alors que le roman traditionnel s'extasie devant la carrosserie et ne médite que devant ses formes. Elle pratique un art poétique.
          L'écriture de la SF est à l'image de son contenu : technique, maîtrisée ; elle manque le plus souvent d'envolées lyriques malgré ses constants efforts pour mettre de l'émotion dans le cérébral, efforts méprisés par la littérature générale pour qui l'art consiste au contraire à cérébraliser ses émotions.
          Tous les romans de science-fiction ne correspondent pas à ce schéma. Il en est même qui sont servis par une écriture qualifiée justement de littéraire. Mais un examen rapide permet de voir qu'ils n'y peuvent prétendre qu'en sacrifiant leur apport sur le plan de l'originalité et des idées. On peut ainsi classer les romans de science-fiction selon trois types :
          — ceux foncièrement originaux, dont le concept est si novateur qu'ils réclament des exposés rigoureux et clairs pour être saisis du public, et dont l'écriture exploitera au mieux les stratégies ci-dessus ; par exemple les romans de Greg Egan traitant de mécanique quantique ;
          — ceux qui reprennent des concepts récents pour les analyser sous d'autres éclairages : leur propos exploite une idée qui s'appuie sur ceux-ci et les dispensent ainsi d'exposés trop scientifiques, ce qui facilite le travail sur la structure narrative ; par exemple le roman de Greg Egan sur la génétique, quand bien même il ne serait pas abouti ;
          — ceux qui reposent sur des concepts et des idées désormais familiers ne nécessitant qu'un minimum d'exposition, et qui peuvent se permettre de libérer leur écriture des contraintes imposées par le genre SF ; par exemple les romans que Greg Egan n'a pas encore écrits.
          On remarquera que les plus célèbres ouvrages, parmi ceux qui ont réussi, un peu, à passer en littérature générale comme Chroniques martiennes et Les Plus Qu'humains, appartiennent justement à cette dernière catégorie faible en éléments purement scientifiques.
          Par ailleurs, on remarquera également que les livres qui parviennent à cette qualité d'écriture sont taxés pour leur défaut d'originalité. On leur reproche de ne plus être qu'à la limite de la science-fiction, car ne provoquant plus cette suspension de l'incrédulité, cette perle rare très recherchée dans l'huître SF (Pardon pour cette image qui n'est destinée qu'à renforcer celle du lecteur resté bouche bée devant ce vertige intellectuel).
          Bref, malgré quelques ficelles et techniques éprouvées, il est donc peu probable, au vu des difficultés et de l'ampleur de la tâche, que la science-fiction devienne un jour un genre très actif au sein de la littérature, qu'elle s'enrichisse d'œuvres fortes : le défi est décidément trop élevé.
          Mais je peux me tromper...
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Thèmes, catégorie Science-Fiction
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