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Les fictions spéculatives de William Burroughs

Roger BOZZETTO

Fiction n°305, 1979

          I — Ancrage de William Burroughs dans les lagunes de la SF


          Il ne s'agit pas d'une annexion arbitraire, d'un désir d'arrimer la SF dans la modernité en lui rattachant William Burroughs (WB). Inutile. En d'autres temps, certes on tentait de légitimer la SF en lui trouvant des sources et des marraines lointaines, dans les traditions mythiques, ésotériques, dans l'épopée dans la légende, ou dans tel fragment des papyrus sacrés. On n'en est plus là. D'ailleurs, pour la majorité des critiques la chose ne fait aucun doute : entre WB et la SF, il existe plus qu'un réseau d'affinités. Cette évidence se retrouve à la fois chez les amateurs de SF et chez les critiques de type « mainstream » : c'est assez rare pour être signalé. Voyons. Dans le champ SF, à tout Seigneur... Versins dans son Encyclopédie note (p. 136) « la plupart des œuvres de WB sont conjecturales en tout », ...« la SF de WB est du genre : un animal sous marin fit surface dans son visage ». Plus loin, à propos de Nova express (NE) « la 2e éd., moins conjecturale en général comporte de nombreux passages de SF ». Dans une optique différente, chez des auteurs plus jeunes, on trouve Frémion, Douay etc. Mais ce sont les critiques de mainstream qui accentuent le plus ces rapprochements entre WB et la SF (c'est bien la première fois que cela se passe ainsi ! en général c'est plutôt l'inverse !). Serait-ce que la SF de WB dérange l'institution SF et ses confortables habitudes ? En tout cas s'il est de bon ton de faire référence à WB, les analyses de son œuvre, par les amateurs de SF, sont rarissimes. Que disent les critiques de littérature générale ? P. Dommergues, qui consacre 200 p. de sa thèse 1 à Burroughs le situe dans la tradition de la dystopie (contre-utopie) il ajoute (p. 191 ) « il est, plus qu'Huxley et que Orwell, proche de la SF. Le combat se situe sur le plan interplanétaire, des galaxies blessées qui s'entr'envahissent ». Dans le monumental recueil du Colloque de 1975 2 les analyses se multiplient. Exemples : F. Collins (p. 67) « La pratique textuelle de WB se développe non pas sur la ligne de la science mais sur celle de la SF — avec tout ce que cela comporte de dérive fantasmatique et d'éléments burlesques ». Kostelany (p. 151) « l'auteur crée une des plus fabuleuses cité de l'écriture moderne — l'ultime anti-Utopie ». Denis (120) « parler de SF est à la fois « légitime » et « inexact » — Oui c'est vrai, mais comme il nous ressort la vieillerie académique selon laquelle c'est « inexact »parce que la SF c'est de la crotte et que WB est un inventeur formel, son témoignage restera au vestiaire ! Prenons la préface de Métro Blanc 3. Barry Miles présente une démarche très intéressante — à quoi renvoyait Douay dans un texte qui affleure à ma mémoire — : d'une part Nova express est « un roman de SF, entre autres », tout comme les textes de la Fiction Spéculative. Et c'est le moment de rappeler que la version américaine de La Foire aux Atrocités (titre US : Love and Napalm, export USA) a été préfacée par WB. Que la trilogie de Moorcock, où apparaît Jerry Cornélius doit beaucoup à WB. Une preuve supplémentaire des liens unissant WB à la SF : lorsque GG Lemaire 2 tente de présenter WB, il est amené à employer un vocabulaire d'ancienne SF (p. 155) : dans sa prose apparaissent « univers en expansion, brisures d'espaces, utopies » etc. Donc une unanimité, c'est-à-dire un consensus bien pratique pour voiler tous les malentendus possibles. On est d'accord, cela signifie qu'on reste en surface. Car si l'on creuse... Personne n'est plus d'accord sur les points de rencontre, de fécondation, d'interactions possibles. Pour les uns, il est à mettre dans la tradition thématique de l'utopie/dystopie, à quoi Versins ajoute le « thème du complot ». D'autres le rapprochent de la SF par l'usage d'images et de vocabulaire (Galaxies, Vénus, mutants, manipulations génétiques, conditionnement sexuel, usage de super armes, etc.), Mais il en est peu pour s'interroger sur l'importance de ces thèmes, de ce vocabulaire, en relation avec ses recherches d'écriture et avec la construction de son upivers. En somme, il existe un consensus pour voir dans la SF un aspect ornemental (exotique ? ?), et non une nécessité de sa pratique d'écrivain. Prenons l'hypothèse inverse : La SF a telle une fonction spécifique dans l'univers-WB ? ?

 

          II — STRATIFICATIONS SF

 

          a) De la périphérie au centre, de l'ornemental au moteur

 

          Cette présence est reconnue, on l'a vu. Elle change, cependant, selon qu'on s'attarde sur la première trilogie Nova Express, Le ticket qui explosa. La Machine Molle, ou qu'on se laisse emporter par la seconde Les garçons Sauvages, Exterminateur, Havre des Saints. La première met en scène le fonctionnement de la dystopie, la création incontrôlée de l'oppression : on remarquera que ce sont des textes où la proportion de cut-up et d'autres techniques de manipulations textuelles est très grande. Cette oppression est donc à la fois thématisée (elle est le sujet des romans) et en même temps les ouvrages eux-mêmes manipulent l'information qu'ils véhiculent. Ils la distordent, affolant le sens dans des rencontres imprévues : le but est de donner un équivalent de la machine programmatrice qui confectionne notre (pseudo) réel. L'équivalent de notre univers fondé sur la (pseudo) représentation. Dick n'est pas loin, avec sa Substance Mort. Le héros de l'Homme Saturé de Ballard est le frère du lecteur. La seconde trilogie voit plutôt le développement de la rébellion, joyeuse et burlesque, polarisée sur les « garçons sauvages », sortes de Tarzan revus par Farmer, vêtus par moments comme les nymphettes qui hantaient les Planètes interdites, belles astronautes des années 30. Ils dévalent vers la civilisation/l'armée, sur leurs patins à roulettes, armés de fusils à image, devenant crabes, démons, mutants, etc. selon les nécessités ponctuelles de la lutte. Qui se termine toujours par leur victoire et dans l'orgie. Cette montée de fa force libératrice au niveau des thèmes s'accompagne d'une diminution des cut ups (voir la préface de Havre des Saints) et, par un retour à des séquences mieux focalisées sur des héros. Voilà pour les traces de SF, et à en rester là ce serait, en effet, peut-être uniquement décoratif. Une thématique d'enjolivement.

          Cependant, s'il en était ainsi, comment justifier que WB se serve de la SF, qu'il connaît bien 4 dans des textes théoriques ? Or la chose est évidente : lisez La Révolution Electronique 3 ; et certains articles du Colloque 2 comme La chute du mot (p. 15). La SF fait partie des instruments de base dont il se sert pour raisonner sur le monde et sur la littérature. Le parallèle est même poussé assez loin : « La SF à sa manière à elle de se réaliser... le but de l'écriture est de faire en sorte que ça arrive dans l'esprit du lecteur », (p. 15-17). Avec la SF, des auteurs utilisés par les auteurs de SF : Korzybski, par exemple (p. 19) dont on connaît l'influence sur Van Vogt — et que Vian voulait traduire. Notons encore les multiples images empruntées à la SF pour parler des rapports de soi et d'autrui et insister sur l'aspect cosmique de la solitude. Ou de la fusion. Ou bien les perspectives dans lesquelles il se situe pour parler du conditionnement sexuel (p. 25-26). Ce.tte présence massive dans des textes non-fictionnels ne peut se justifier par des arguments de type : décoration, enjolivement. Elle dénote au contraire la présence d'un niveau central, profond, de SF dans la conception du monde-WB. On va montrer qu'elle se revoie aussi dans la production de sa fiction.

 

          b) Dissémination stratégique et fonction spécifique de la SF dans le texte-WB

 

          Le ticket qui explosa (p. 15)
          « Combien de temps pourrai-je tenir ? Je ne sais pas. Les réserves d'oxygène sont pratiquement épuisées. Je suis en train de lire un roman de SF intitulé Le ticket qui explosa. Assez proche dans l'ensemble de ce qui se passe ici. Alors de temps en temps je fais semblant de croire que cette scène d'hôpital n'est qu'une scène coincée dans un vieux livre lointain. »
          Idem p. 39.
          « A propos de la peau vénusienne (devenue p. 13 la « peau sexuelle » note RB) on trouve 2 citations extraites de FURY (Kuttner). »
          Idem p. 221.
          « Je dois cette conception Dernière Heure à une histoire de New worlds SF, le VIRUS ETOILE de J.B. Bayley. »
          Comme le dirait Vonnegut : Et ainsi de suite...
          Ces citations « directes » de textes explicitement SF, leur dissémination à des moments et dans des lieux choisis du récit-WB marque, que dans l'engendrement du texte-WB la SF joue un rôle à la fois banal et spécifique. Banal : le texte-WB n'établit aucune différence entre les divers textes qu'il utilise et qui sont empruntés à l'ensemble du discours social (ce qui élimine les différences : fiction/non fiction, littéraire/non littéraire, documentaire/non documentaire, philosophie/fait divers, scientifique/non scientifique, etc.). De ce point de vue le texte-WB se présente comme le lieu du montage, du mixage ; le produit, l'artefact d'une « nouvelle réalité », simulacre de celle produite par la grande « machine molle » que représente la société, conçue comme machine à influencer, conditionner, normaliser-en d'autres termes comme engendrant sa « trame de réalité ». La SF, là-dedans a le même statut qu'un quelconque autre discours, voilà pour la banalité. Car « la conscience est un cut up... la vie est un cut up » (p. 18 de La chute du mot).

 

          II — STRATIFICATIONS SF

 

          Reste la spécificité. Outre l'abondance des citations directes, la SF est présente par de nombreuses allusions thématiques : en vrac, voyages temporels, ubiquité, doubles, complot, utopie/dystopie, guerre des sexes, des générations, de deux types de culture, mutants, conquêtes de la Terre, des étoiles, des planètes, invasions de divers ordres, réduplications par clones, bouturage, homoncules, guerres psychologiques, destruction des niveaux de réalité, importance des univers-médiums, trucages du réel, sexualité cosmique, etc. Le tout cité, malaxé, démembré, recomposé. Dans la première trilogie, l'avancée du récit ne se distingue pas de la prolifération de ces thèmes. Le monde « réel » est recomposé à l'aide d'éléments fournis par le bricolage des produits-SF. La SF est donc l'horizon de référence de la fiction-WB : la trame sur quoi le texte-WB se déploie, avec ses variations propres. Pour tenter une comparaison, la SF joue dans cette trilogie, le même rôle que le mythe sudiste chez FAULKNER. Deux écrivains du Sud, d'ailleurs : Faulkner hanté par ce passé qui ne peut s'abolir, WB par l'obsession de ce futur imaginaire et mythique qui a avorté et dont le fœtus empuantit le présent. Ce rôle spécifique de la SF dans l'univers-WB peut aussi se comparer à ce que devient la vieille SF dans le monde de la Spéculative Fiction d'un Ballard par exemple. Chez lui aussi (voir l'Astronaute Mort, Plage terminale in Univers) l'univers de la SF Héroïque sert de toile de fond dérisoire à des aventures de non-héros qui tentent de retrouver un semblant de vérité dans l'exploration d'un espace intérieur. L'articulation des deux univers (héroïque/intérieur) créant la possibilité d'une poésie tragique. De la même façon, on peut mettre en relation de régénérescence des héros de Ballard (in IGH par exemple) avec la joyeuse épopée sexuelle des Garçons Sauvages. La Spéculative Fiction, comme l'Univers-WB sont des œuvres et des mondes d'après le grand délire mégalomane de la SF. Et dans cette optique, il faut voir en WB un des pionniers d'une SF différente, celle de Burgess, dans Orange Mécanique, qui lui aussi joue sur l'adéquation d'un langage à une réalité. Et sur la création d'une nouvelle trame de réalité par des manipulations du langage. L'important n'est pas tant de mettre l'accent sur l'originalité de tel ou tel auteur, mais d'insister sur le changement de paradigme qu'une telle modification implique pour l'écriture de la SF, son devenir, le type de dérive qu'elle peut procurer, l'action/les actions qu'elle est susceptible d'inspirer. Mais ce qu'il est bon de rappeler est ceci : l'univers WB est l'une des galaxies de la SF. Voyons en quelques aspects.

 

          III — METAMORPHOSES

 

          a) Inversions

 

          WB récrit Van vogt, le représentant le plus abouti de la SF héroïque. Le texte-WB est celui de Van Vogt, translaté dans les plages d'un quotidien à la Kafka, investi par les précogs de Dick. Le monde des journaux, des média mac luhanniens, la prison parfaite et incompréhensible qui relègue au stade naïf les prisons de Piranese, le Panopticon de Bentham, les praticiens d'Orwell. Voyez l'entrevue entre Lee (un des premiers pseudos de WB) et le SD des « chasseurs blancs » (TQE p. 20-22), ou la Police-Nova qui hante cette trilogie. L'horizon est « le film Dieu ». La réalité est « rewritée » par un « centre » qui comme le dieu pascalien n'a son centre nulle part mais règle tout. La vérité, la drogue, et la moindre excitation sexuelle. Qui envahit quoi ? Où sommes-nous ? Ceci au niveau des thèmes, dont on a déjà parlé. En fait, tout le texte proclame à l'évidence que le réseau immense, les interconnections de la SF sont telles qu'elle a pu devenir une clé ; le modèle générateur de l'ensemble des métaphores explicatives du réel. Le présent n'est compréhensible qu'à travers la grille d'interprétation fournie par la SF. Beau renversement de l'extrapolation qui permettait de saisir le futur à partir du présent. La distanciation cognitive a changé de direction, elle se charge d'un sang/sens neuf.

 

          b) bricolages, anamorphoses


          Dans les textes de la SF classique, comme dans la littérature générale ce qui importe c'est le développement d'un thème, d'une idée, d'un personnage. Comme le rappelle WB, in La chute du mot 2 « l'écriture est encore confinée dans la camisole des représentations séquentielles du roman forme aussi arbitraire que le sonnet, et aussi éloignée des faits réel de la perception et de la conscience humaine ». C'est donc au nom de la nécessité d'une vision décapée que la fiction-WB va entamer ses « bricolages ». La SF ancienne, si elle avait donné lieu à une efflorescence de l'imaginaire, l'avait toujours coulé dans les mômes moules. Ceux de la littérature générale. Et comme par hasard, des moules qui datent du XIXe siècle.

          En d'autres termes, la SF héroïque fait couler le vin (fort et neuf) de l'imaginaire dans des outres pourries, des schémas de précontrainte du sens, élaborés lors de la montée de la classe bourgeoise libérale. Mais pas plus que la « peinture d'Histoire » — le style pompier — , elle ne permet de rendre compte de la réalité du présent, avec sa dose d'imaginaire actif. Cette allusion à la peinture n'est pas gratuite : B Gysing, l'un des inventeurs du cut-up, est peintre, et il écrit. Il a mis en évidence le retard de l'écriture sur la peinture : le cut-up est l'un des moyens de combler ce « gap » 2. Il n'est pas le seul : Ballard aboutira à sa notion d'espace intérieur-Vermillon Sands à l'aide de Dali et des Surréalistes ; c'est en relation avec le pop-art qu'il écrira ses textes de la Foire aux atrocités. C'est par les cut-up, le fold in, les diverses épissures de bandes magnétiques, les artifices créatifs du montage, des collages, des farcissures, que WB va élaborer la dynamisation de son univers-WB. On a déjà dit à quel point les matériaux-SF y jouent un rôle : métaphores cognitives, dérives fantasmatiques, parodies destructrices, tremplin vers l'indicible. La question qui se pose est alors celle-ci : qu'est-ce que ces manipulations vont produire comme texte, quelles retombées sur la SF ? Il n'est pas question ici de faire le tour de la question (il y faudrait plus de 80 jours !) mais on peut hasarder quelques hypothèses.

 

          IV — SF/WB/Univers/WB/SF

 

          a) De la thématique à la production textuelle

 

          La SF, au plan thématique, propose des univers parallèles, des changements de plan de réalité (microcosme/macrocosme, gullivérisation, etc.) des manipulations de la trame du réel (voir Dick, au moins dans UBIK). Mais, comme on l'a déjà dit plus haut, ces thèmes demeurent pris dans le développement aristotélicien — voir La Poétique — d'une action. En intervenant dans le texte même, par des manipulations uniquement mécaniques (collages, pliages, farcissures) on PRODUIT des univers parallèles, des manipulations dans la trame du réel (de référence) : la fiction n'est plus l'ILLUSTRATION et la MISE EN ŒUVRE de thèmes, elle ne se distingue plus des conditions de sa production. Le texte devient un dispositif à produire la Fiction, et non plus le lieu où elle est illustrée. C'est ici, et à juste titre que l'on peut parler de l'univers-WB comme du lieu de la FICTION NON-A. Cela est si évident que certaines pages de Nova Express sont des « pages pratiques » d'explication de cette production (NE p. 11). Avec les raisons éthiques de cette pratique : il s'agit d'« occuper le studio-réalité ». Et comme WB utilise la thématique SF, la fiction a un double effet : elle renvoie à un horizon dépassé du sens/elle fragmente et, des éclats, une lumière nouvelle se produit comme imaginaire imprévisible, à la fois création et mise en perspective critique. Alors donc que la SF, encore chez Dick, distingue la trame du récit des thèmes qui l'illustrent, ici l'écriture est à la fois moyen et but : le texte ne décrit pas une autre réalité (imaginaire, thématisée comme telle), il crée une réalité de remplacement et donne les moyens de prolonger l'expérience — avec la maîtrise des dispositifs. Aucun exemple fragmentaire ne peut remplacer ici le contact avec les textes : commencer par les derniers, plus faciles : Les Garçons Sauvages, Havre des Saints et remonter à la première trilogie, comme le saumon vers la source.

 

          b) Articulation sur/désarticulation du « pseudo-réel »

 

          On pourrait croire qu'il s'agit là de jeux littéraires, comme le corbillon de l'Ecole des Femmes, ou la Guirlande de Julie. Mais la position de WB se veut autre : il entend se poser comme un guérillero dans la grande bataille pour le contrôle de l'imaginaire, commencé par la mondialisation des média. Ce n'est pas pour rien que les garçons sauvages se battent à coup de fusil à images. C'est parce que l'image comme la drogue est l'essence de la marchandise. Les méditations de WB sur la drogue et son insertion dans le système sont parallèles à celles sur l'image. Apomorphine annonce Révolution électronique.
          La SF, au plan génétique, a été le lieu où les discours non littéraires sur la science montante s'inséraient dans la littérature (par le biais du paralittéraire, de la lecture pour enfant). Depuis, le « modèle bourgeois libéral » en littérature a laissé place à autre chose. Grâce surtout à l'irruption de nouveaux modes de manipulation de l'imaginaire : le cinéma, la télévision, les magnétophones, les vidéo : cela laisse la possibilité aux pouvoirs mondialisés de créer des conditionnements parfaits à l'aide de « pseudo événements » plus efficaces que ceux proposés par les livres. Mais cela n'empêche pas les livres de paraître et de s'inspirer de ces techniques nouvelles des média. Comme Mac Luhan l'a montré, ce qui caractérise les média c'est l'importance du montage qui oblige, indépendamment de toute motivation, le spectateur à suivre le fil ARBITRAIRE des séquences. Cet arbitraire, et les possibilités de manipulation qu'il offre avait déjà tenté les cinéastes de l'école d'Eiseinstein : il n'est que de se reporter à Cuirassé Potemkine. Cet arbitraire, qui n'est pas innocent, motive l'affiche, la page de magazine, le spot : WB en tire ses conséquences (et de ce point de vue à l'idéaliste Village planétaire de Mac Luhan répond la Révolution électronique). WB pousse à leur aboutissement logique les intuitions de Dos Passes dans sa trilogie USA (1919, 42e Parallèle, La grosse Galette). Comme lui, mais plus en profondeur il articule les discours sociaux, les distord pour en faire surgir la fausse rationalité, le désir d'asservissement, de contrôle, de contrainte — comme les effets sur les victimes conditionnées, contrôlées jusque dans les tréfonds où gisent et agonisent leurs fantasmes). Et parmi ces discours dominants, le technico-bureaucratique, appuyé sur « la science et la technique comme idéologie » (cf Habermas) et qu'a si bien chanté Van Vogt -par exemple. Produisant par-là la possibilité d'une alternative au moins sur le plan de l'imaginaire : ne plus être soumis au discours imaginaire dominant, récupérer ses fantasmes. Les vivre, les faire produire, proliférer, envahir, parasiter la belle ordonnance pseudo logique d'un ordre inhumain et qui se présente comme le seul « normal ».

 

          c) Naissance de l'Utopie

 

          L'Utopie, de More, est née au moment où s'accomplissaient les premières démarches qui allaient conduire à l'Ordre Bourgeois. Le texte de More se présente comme une solution « alternative » ironique. Elle est, cette construction, la trace d'un échec dans la réalité. Le signe qu'il n'y a rien à opposer à ce nouvel ordre qui s'annonce, sinon la protestation, ou le passage par l'écriture. Paradoxalement ( ?) cette trace de l'échec a polarisé l'imaginaire des générations qui ont suivi, et jusqu'à la nôtre. Il nous a aidé à penser la réalité, par la netteté avec la quelle More s'était situé « ailleurs ». Belle revanche de l'écriture, et de l'imaginaire, sur le flou du réel. Comme dans l'Utopie, qui présente deux versants : l'un critique sur l'état de l'Angleterre, l'autre, ironique sur la solution imaginaire à ces problèmes, on trouve chez Burroughs deux trilogies. La première, qui déconstruit le « réel » en donnant une image hallucinée, démystificatrice, nous amène comme chez More, au ras de l'horreur banalisée. La seconde, c'est la réponse, moins ironique de chez More ( ?), plus enjouée, plus lacunaire, plus hantée par le désir que chez le père de l'Utopie en tout cas. Cette partie est la plus tonique, la plus gargantuesque, la plus surréaliste aussi. Par elle on a l'impression que le discours SF nouvelle manière peut avoir son mot à dire. Et comme dans l'Utopie, la frontière s'efface entre le prophétique, le pragmatique et la pure fiction. Mais celle-ci, luxuriante, a bien tôt fait de reconquérir l'hégémonie. La SF-WB apporte à la SF d'une part la mise à jour de l'inconscient de son propre discours, d'autre part un lieu de branchement sur le « réel normalisé » en train de se construire pour/contre nous. Il en découle une pratique textuelle, une revalorisation de l'imaginaire, une réactualisation de la nouvelle Utopie. Comme dit Jeury : battons-nous avec nos rêves. WB nous indique quelques combats possibles.

 

          V — LES NOUVEAUX GUERRIERS SONT FATIGUES ?


          Curieusement ( ?) la rencontre avec l'univers-WB n'a pas révolutionné le monde de la SF. Sur le plan des manipulations, on trouve déjà beau de connaître Roussel ; sur le plan thématique, Dick est l'ultime réalité. Certains, certes, n'hésitent pas à chambouler l'ordre de certaines séquences, mais à part quelques jeux sur avant/après, cause/conséquence... WB reste un nom à l'horizon, on le connaît surtout par référence à la New Wave, à quoi il est bon de tirer son chapeau. Certes, je l'ai dit, WB revient sur l'usage trop abondant du cut up, dans sa deuxième trilogie — celle peut-être qui a inspiré certains auteurs de la Nouvelle Vague Française. Mais, ce qui les a retenus ce n'est pas tant l'aspect euphorique de la libération, que l'aspect — comme dit Blanc pour s'en détourner — « de violence et de cul ». C'est-à-dire un côté exhibitionniste et un peu infantile. Rien que de triste dans ces mondes qu'on nous présente .ainsi. Quelle différence avec le côté iconoclaste et burlesque de WB ! Seuls peut-être Jeury, et surtout Douay ont tiré quelque profit de la fréquentation de ces ouvrages débridés. Dans Aline Liane par exemple, Douay joue le jeu du thème qui s'engendre par le jeu du texte. Et peut-être la chose est-elle visible dans Les temps changent 5. Mais il est rare de trouver cette présence de WB ailleurs. Pourquoi ? La question reste ouverte. Peut-être parce que prématurée. La SF a rarement été en avance, on le sait !
          Je n'ai voulu poser que quelques jalons, ouvrir quelques sulfureuses perspectives : en somme inciter à la lecture de WB, à une re-lecture de la SF. A d'autres de se laisser prendre aux leurres de ce parcours piégé. Quitte à en ressortir vivant.

 

R.B.

 

          N.B. Le concept de « pseudo événement » provient de Boorstin L'image, in 10/18, 1967.
          — Cut-up et fold-in sont des techniques de manipulation du texte (coupure et entrelacement de 2 textes pour un nouveau texte pour le cut-up ; pliages à but identique pour le fold-in).
          — Pour WB ces manipulations ne sont pas gratuites : elles veulent subvenir le texte et entrer à leur manière dans une guérilla, qui avec les nouveaux média deviendra électronique.

 


Notes :

1. Dommergues. L'aliénation dans le roman US. 10/18 (1978) 2 Tomes. WB analysé en détail in Tome 2.
2. Colloque de Tanger. Burroughs/Gysin. Bourgois. 1976.
3. Œuvres de Burroughs, citées : La Machine Molle (10/18-1968), Le ticket qui explosa (10-18, 1969), Nova Express (10/18-1970), Les garçons sauvages (1973, 10/18, Exterminateur (10/18, 1974). Ceci pour la fiction narrative, à quoi s'ajoute Havre des Saints Flammarion 1978. Les dates sont celles des traductions françaises. Le Métro Blanc (1976) Bourgois/Seuil (textes spéculatifs sur l'écriture). La révolution électronique. Champ Libre 1974. Théories/Pratiques.
4. Cahier de l'Herne Burroughs. 1968.
5. 5 solutions pour en finir Douay Denoël 1978.

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