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Graham Masterton et le renouveau de l’horreur gothique

Roger BOZZETTO

nooSFere (tiré d'une communication), octobre 2009

          Aborder les textes de Masterton sous l'angle du gothique semble pour le moins bizarre. En effet, les titres de ouvrages renvoient surtout à la magie : magie vaudou, magie maya, magie des eaux, magie des neiges. Les titres des cinq romans que j'ai choisis, pour avoir un éventail assez large depuis les premiers textes : Manitou, Le Portrait du mal, Apparition, Katie Maguire non plus que La magie des flammes ne renvoient pas directement au gothique. Manitou narre la réincarnation d'un sorcier indien du XVI°siècle dans le corps d'une adolescente. Le portrait du mal est une variante actuelle du Portait de Dorian Gray. Apparition met en scène une variante de La maison de la sorcière de Lovecraft. Katie Maguire présente des rituels abominables afin d'obtenir les faveurs d'une sorcière, et dans La magie des flammes, un tableau maléfique et un appareil photographique jouent un rôle hallucinant. Rien donc qui renvoie explicitement au gothique. Je propose pourtant une lecture de ces textes sous l'angle du gothique et de ses effets, en rattachant cette présence sous-jacente une visée gothique moderne 1.

 

          Du gothique ancien
          Le roman gothique depuis le Château d'Otrante jusqu'au début du XX°siècle met en place un certain nombre de signifiants dont la présence rythme et nourrit la diégèse. On retrouve la présence d'une Surnature chrétienne, un château avec ses souterrains où se cache un passé trouble. Un passé d'où provient une menace sous la forme d'une malédiction écrite ou orale. Plus une héroïne et un monstre/tyran dans des décors qui orchestrent une montée des périls et l'angoisse des persécuté(es). La malédiction renvoie quelque part à un aspect incestueux, et la « Chute de la Maison Usher » relie poétiquement l'écroulement du château dans le miroir des eaux et l'étreinte finale des jumeaux Roderick et Madeline. Nous nous situons encore dans un univers qui n'a pas encore abordé la modernité. C'est un monde où les valeurs chrétiennes sont connues et reconnues, et leur transgression est un sacrilège.
          Il n'en va plus de même dans les romans du gothique moderne : que l'on se reporte au Tour d'écrou d'Henry James, ou à Misery de S.King, : les signifiants gothiques sont toujours là, mais dans des configurations renvoyant à des univers mentaux différents. En particulier, le rapport au surnaturel est métaphorisé par la vision des personnages, le traitement littéraire est plus important que le versant thématique. On se heurte moins à des Surnatures et à des lois à transgresser, qu'aux formes et aux déformations de l'esprit des narrateurs ou des personnages. Pour autant, n'y a -t-il plus de barrières ? N -y a -t -il plus de transgression ?

 

          Masterton et la présence du gothique à l'ancienne
          Tout roman gothique, selon la préface donnée par Walpole au Château d'Otrante, présente un mixte de « romance » et de « novel ». Il est donc nécessaire d'y articuler la vraisemblance, issue des détails réalistes, à l'aspect délirant de l'intrigue romanesque, appuyée sur la présence d'un « merveilleux » plus ou moins démoniaque. Masterton, insiste, pour ancrer son surnaturel, sur les détails les plus quotidiens, comme la description de l'hôpital fonctionnel et hyper technologique de Manitou, ou « les fenêtres pourries au loquet rouillé » d'Apparition. Masterton focalise même des gros plans sur des détails sordides comme le regard halluciné que porte une victime écorchée vive sur son membre inférieur exposé :
          « à l'endroit ou sa jambe droite devait se trouver il n'y avait qu'un long fémur blanchâtre » (p.97)
          ou encore dans Le portrait du mal sur le cadavre d'Edward contaminé par Cordelia et que les vers font bouger (p.144)
          Ces décors et ces objets ont à voir avec un passé, qui se marque par la récurrence du mot « gothique ». Le portrait du mal situe ses personnages dans « un gigantesque château gothique » (p.17), Apparition situe la bâtisse à rénover, proche d'une « chapelle gothique » (p.11), dans Katie Maguire avant d'aborder le lieu maudit on passe «  à proximité d'un donjon en ruines » (p.300)

          Ces textes font aussi référence à des éléments supposant une Surnature : Le portrait du mal s'appuie sur un pacte démonologique, qui permet à une famille de vivre éternellement, et dont on nous donne le mode d'emploi (pp.322 et 387) , Manitou renvoie à la sorcellerie indienne qui permet le retour du sorcier et d'autres entités lovecraftiennes, Apparition invoque aussi la mythologie de Lovecraft, et en particulier à « La maison de la sorcière » 2 (p.274), Katie Maguire est fondé sur la reprise d'un « rituel mythologique » (p.298), et des «  rites païens » (p.192). Enfin La magie des flammes, s'appuie sur le fait que les négatifs, comme les vampires sont détruits par la lumière .

 

          Gothique et horreur moderne

          Les références au gothique ancien servent surtout à créer un effet d'arrière-fond, une atmosphère. En premier lieu grâce à ce qui constitue une « encyclopédie » propre aux lecteurs des ouvrages publiés dans les collections où ces ouvrages apparaissent, et dont les labels sont évocateurs : « terreur » ou « thriller fantastique » 3 . Mais les ouvrages de Masterton ne se contentent pas d'un simple signe de connivence au monde gothique, ils le transforment afin de rendre palpables, aujourd'hui, les émotions engendrées par l'horreur moderne.
          Moderne par la situation dans notre époque, grâce un certain nombre de références : marques de voitures, jeune américaine faisant en stop le tour de l'Irlande, hôpital high-tech, ordinateur, photographie, site sur le Web, femme commissaire de police etc. C'est dans notre monde physique et prétendument rationnel que l'impensable va survenir. Cette proximité du lecteur avec des victimes actuelles va accentuer les degrés de l'horreur, car tout est présenté comme des catastrophes pouvant arriver au lecteur.
          Et ce qui advient est à la fois une horreur qui se présente en rupture avec notre croyance en la rationalité de l'univers social, et présenté de façon à la rendre vraisemblable et même probable.
          En rupture, par ce que nous n'imaginons pas comme possible qu'un tableau soit un garant de l'immortalité des personnages représentés, dans Le portrait du mal. Rupture car nous ne croyons pas qu'un sorcier indien puisse dans Manitou, venir se réincarner sur la nuque d'une jeune fille étasunienne, après avoir fui dans le temps le débarquement au seizième siècle d'un navire hollandais devant Manhattan. De même, il nous est difficile d'imaginer qu'on puisse écorcher vives treize jeunes filles, et les préparer selon des rites anciens, afin d'obtenir dans Katie Maguire des bienfaits d'une déité archaïque,. Pas plus que de penser qu'une partie de soi puisse être volé par une photographie, et conservée sur des négatifs pour La magie des flammes, ou enfin qu'il existe des « portes temporelles » et des « géométries perverses » comme en découvre le personnage d'Apparition.
          Masterton, par référence implicite aux œuvres fantastiques du passé nous conduit à accepter, cette nouvelle réalité, pour nous faire jouir de nos frissons.

 

          Masterton mode d'emploi
          Il mixte le high-tech et la sorcellerie, par exemple en notant que l'examen par les rayons X a endommagé le pseudo fœtus du sorcier Manitou qui se développait sur la nuque de la jeune fille. Les deux univers sont mis sur le même plan de réalité. De même il pose comme évident que c'est le manitou de l'ordinateur Unitrack qui vainc le manitou du sorcier. Dans Le portrait du mal, la référence à Oscar Wilde est explicitée (avec humour) dans l'épilogue. Mais on assiste dans l'univers du tableau familial (d'où le titre anglais Family portrait) à une lutte physique entre les personnages du monde réel et ceux du tableau. Ceux-ci intervenaient dans notre monde pour se procurer des peaux humaines afin de se refaire un corps... d'où le dépiautage de l'adolescent, lui aussi « littéralement écorché » (p.55) . Dans Katie Maguire, nous avons à la fois une enquête policière sur des meurtres anciens, puis sur des nouveaux, avec un(e) meurtrier(e) qui tente de reconstituer un rituel. Pour l'assassin, et donné comme vrai dans le cadre sur roman
          « Il existe d'autres mondes que celui-ci. D'autres existences. Des endroits plus sombres, habités par d'autres monstruosités (p.79)
          Mais indépendamment des horribles séances de dépeçage à vif des victimes, la modernité du projet de l'assassin provient du fait qu'il fait tout cela afin de trouver une identité sexuelle. Ce qui lui fait dire, à propos de ses actes, que l'on pourrait qualifier de « fous »
          « Vous n'êtes pas fou si vous observez scrupuleusement un rituel mythologique dans l'intention d'en obtenir quelqu'avantage [...] à mon avis, l'auteur de ces atrocités est un être parfaitement rationnel » (p.298)
          Dans La magie des flammes, il utilise l'analogie avec les mœurs supposées des vampires, qui ne peuvent supporter la lumière du soleil, mais appliquée aux négatifs de photos, et même renvoyée à un portrait diabolique d'homme voilé —  qui, lui non plus, ne peut que se voiler la face, pour éviter la lumière. L'arrière-fond justificatif repose sur l'idée qu'en photographiant on vole la part mauvaise du sujet. « Une secte, les Benandanti, lors de la découverte de la photo ont cru avoir trouvé un moyen scientifique d'éradiquer le mal [...] ils ont envoyé des photographes partout pour chasser le mal. Mais dès que le mal avait été ôté les personnes devenaient vulnérables » .
          Les négatifs, contiennent la part mauvaise, se répandent alors et sèment la terreur comme des vampires. Seule la « magie des flammes », l'incendie de leur habitus, en viendra à bout.
          On retrouve donc dans ces romans, comme dans le gothique, l'hybridation du « merveilleux » lié à la Surnature et du réalisme des références actuelles.

 

          Modernité gothique de Masterton
          Mais Masterton s'inscrit de façon originale dans la modernité du gothique. Il fonde la terreur ou l'horreur sur le surgissement d'une entité surnaturelle dans l'espace du monde « normal » de notre époque, où elle est impensable et donc horrifique. Mais chez Masterton il ne s'agit pas d'une Surnature chrétienne, soumise à des transgressions connues, dont on connaît les formes ainsi que le prix à payer. Les entités surnaturelles, chez Masterton sont excentriques : sorcier, entité lovacraftienne, pacte avec on ne sait quoi, superstition à propos de la photographie qui volerait l'âme du sujet, ou rituel supposé faire advenir une entité maléfique. Il s'agit d'entités surnaturelles que dans notre monde on ne sait plus combattre puisqu'elles ont disparu, ou sont impensables aujourd'hui. Ce qui justifie des errances et des errements signalant l' impuissance des acteurs. On fera alors appel à la police, au spiritisme, aux autodafés ou à des combats physiques.

 

          Comparaison avec gothique ancien

          Dans le gothique ancien la malédiction, comme dans la Bible pour le péché originel, est liée à une faute familiale qui remonte dans le temps, et qui renvoie à une sorte de mésalliance, une entorse au droit légitimé par la Surnature qui en était garante. Dans Le château d'Otrante il s'agit d'un meurtre par le grand père du tyran. Celui-ci doit alors rendre le château à son légitime propriétaire. Il n'est pas coupable mais se révolte, il en est puni, et rendre dans l'ordre ( ou dans les ordres ?). Dans Le moine, Ambrosio est le fruit d'une mésalliance, et son grand père aussi a maudit son fils. Dans les deux cas, la transgression qui se fait l'est en référence aux valeurs nobiliaires. Notons donc que ce gothique ancien est écrit par des nobles, au moment où la noblesse perd son pouvoir au profit de la bourgeoisie. Cette perte prend la forme d'une catastrophe dans Le Moine, ou de la mélancolie dans Le Château d'Otrante. Elle se présente comme la dernière mise en scène exacerbée du désir de puissance dans l'imaginaire par Sade dans son combat contre le Dieu chrétien, sa rage devant la perte de son pouvoir de noble 4.
          Dans le gothique moderne, tel qu'il apparaît chez Masterton, La dimension chrétienne cesse d'être opérante. Dans Manitou les entités indiennes se rient des crucifix qu'on tend vers eux pour les exorciser, car ce ne sont pas des démons chrétiens. Dans Katie Maguire, il est question d'une entité Mor-Rioghain qui demande des sacrifices sophistiqués pour accéder aux désirs de qui l'invoque. Dans Le portrait du mal, il est bien question d'un pacte démoniaque, mais cela n'a rien à voir avec les démons chrétiens habituels.
          Les auteurs modernes de fantastique ont le choix entre deux directions. Celle de la sidération ou de la terreur devant l' « impossible et pourtant là » et qui le reste, sans autre explication que le fait d'être là. Ce choix existe avec les premiers écrits fantastiques et se prolonge jusqu'à Cortázar ou même certaines nouvelles de Stephen King.
          La seconde est celle de l'horreur qui trouve une justification surnaturelle par référence à des surnatures exotiques. Les divinités indiennes, Manitou, nordiques avec Mor-Rioghain, ou des traditions non chrétiennes comme les Grands Anciens de Lovecraft — auxquels se réfère aussi Masterton. Ou encore des références à des traditions culturelles littéraires comme le texte de Wilde dans Le Portait du mal, ou à des références traditionnelles mises au goût du jour, comme l'intolérance à la lumière, connue pour être celle des vampires et appliquée aux négatifs meurtriers de Magie des flammes.
         
          Masterton n'emprunte pas la voie de la terreur, les auteurs de gothique moderne le font rarement. Ils préfèrent l'horreur. Sans doute cela est-ce dû à l'importance de l'image, que véhicule le cinéma et qui influe sur la littérature. Ils donnent libre cours à leur imagination dans des scènes qu'ils veulent hallucinantes. Elles ont l'avantage de viser à un effet de sidération, qui a pour but de faire en sorte que le lecteur oublie l'invraisemblable au profit de l'émotion qu'elles engendrent.

          Mais il manque à ces textes gothiques modernes, incarnés ici par Masterton l'arrière fond mythique sur quoi se déployaient les premiers romans gothiques, et qui donnaient, pour les lecteurs d'alors, le sentiment d'une véritable transgression dans l'ordre du sacré. Les scènes d'horreur de Masterton permettent, certes, d'invoquer des forces surnaturelles où l'imagination de l'auteur se déploie, mais elles gardent quand même un air de déjà vu, de remake — elles ne provoquent qu'un léger frisson, comme les thrillers 5.
          Roger Bozzetto


 


Notes :

1. Graham Masterton, Manitou, (1975) Manitou, Pocket, Fleuve noir 1990 ; Family portrait (1985) Le portrait du mal Pocket, Fleuve noir,1989 ; Apparition (1990), Apparition, Pocket, Fleuve noir, 1992 ; Katie Maguire (2001) Katie Maguire, Fleuve noir, 2003 ; Darkroom (2003) La magie des flammes, Fleuve noir, 2006.
2. Howard Philip Lovecraft « The Dreams in the Witch-House » (1932) ; « La maison de la sorcière », in Lovecratf, Collection Bouquins, Laffont, 1991.p.462-493
3. Ce sont les noms des collections où ces ouvrages paraissent, choisis par le défunt Patrice Duvic et traduits (sauf le dernier) par François Truchaud.
4. Goubier-Robert Geneviève, « L'Histoire de Juliette de D.A.F. de Sade : fantasmatique érotique ou figuration fantastique ? » Cahier du Cerli, Eros et fantastique.1991. PUP.Aix en Provence, p.155-165
5. Et lorsqu'il marie chasse aux vampires et roman d'espionnage comme dans Descendance, Bragelonne, 2008. Il semble s'essouffler.

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