Page 3 sur 3. Revenir page 2 La SF n'est pas à la mode (3)
Pourquoi la science-fiction n'est-elle pas à la mode ?
Vous parlez d'une question à me poser.
Ça me fait à peu près le même effet que si un hypothétique journaliste dans une hypothétique interview me demandait « êtes-vous une vieille conne ? ».
Vous voyez le genre. Mais bon. Admettons que ce soit une question pertinente et posons le cadre d'une réflexion sur ce sentiment qui semble étreindre certains d'entre nous telle une sorte de maladie de l'entre deux-âge, un truc d'entre quarante et cinquante et quelques années où l'on n'est décidément plus jeune et néanmoins pas près d'être mort.
Enfin, j'espère.
Posons donc le cadre.
Je ne sais pas ce qu'est la « mode ». Je ne sais pas ce qu'est « le lectorat ». Je ne sais pas ce qu'il faut faire ou ne pas faire pour qu'il lise de la SF.
En tout cas, pas dans la société où nous vivons actuellement. Elle se compose d'un très grand nombre de groupe socio-culturels. Certains se croisent, se superposent, se regroupent, se mélangent. D'autres pas. Dans certains on lit des livres, dans d'autres pas. Je veux donc bien croire qu'ils sont traversés par des effets de modes, mais de là à dire lesquels, et d'y situer la Science-Fiction précisément ? De quoi parle-t-on lorsqu'on parle de mode aujourd'hui ? D' Harry Potter ? Du portable ? De Second Life ? De la télé-réalité ? De You Tube ? Du consensuel tel que défini par TF1 ou Paris Match ? De best-sellers ?
Je n'en sais rien. Je n'ai pas envie de discourir sur des stratégies supposées attirer les lecteurs. Je ne sais pas comment « on fait » et je ne suis pas en position de le faire. Et je serai prête à parier que fort peu de gens, en dépit de leurs fanfaronnades de traqueurs de tendances et autres créatifs de besoins pour consommateurs en mal d'investissement de leur libido, n'en savent pas plus que moi.
N'oubliez pas ça, j'y reviendrai.
Mais bon, on va faire comme si on savait ce qu'est la mode d'aujourd'hui et dire ceci :
La Science-Fiction ne serait pas « à la mode », ne serait pas « in », ne serait pas « jeune ». Or, la Science-fiction a gagné. Ses images sont partout. Ses clichés sont connus. Je le sais, vous le savez, et nous savons que nous le savons. La différence entre nous et le reste du monde est qu'il ne sait pas qu'il le sait. C'est un peu agaçant, mais ce n'est pas grave.
L'autre jour, j'ai vu une publicité pour un téléphone portable qui rassemblait dans la même image cet objet qui lui, est à la mode, et une fusée, ou un vaisseau spatial quelconque.
Il se trouve qu'il y a quelques années j'avais écrit un texte — c'était dans Yellow Submarine, un fanzine papier, il y a donc prescription et je peux me répéter. Le texte s'appelait « En attendant le 21ème siècle » et on peut le résumer ainsi :
Nous n'avons pas eu de vaisseaux spatiaux et d'extra-terrestres, nous n'avons pas eu le futur de nos douze ans, mais nous avons eu des micro-ondes et des magnétoscopes.
Oui, le texte ne mentionne ni le net, ni le portable, ni toute une montagne d'objets nouveaux qui sont arrivés depuis dans notre quotidien.
Ici, il convient de pontifier et de rappeler ce qui caractérise la Science-Fiction. Ce qui en fait un genre unique, singulier et à nul autre pareil.
Si une chose n'est pas à la mode c'est ça : dire que la SF fonctionne d'une manière qui lui est propre, qu'elle a des buts et surtout, des effets sur les lecteurs qui lui sont propres. Que ces lecteurs ont le droit de rechercher des œuvres qui leur apporte ce plaisir particulier. (Ça ne change rien, que je sache, au droit qu'a le reste du monde de lire et d'écrire ce qu'il veut...).
Je n'entrerais pas ici dans le débat qui consiste à se demander si la SF est trop hard ou pas assez, si les couvertures de ses éditeurs sont trop ou pas assez blanches, s'il faut y ajouter plus de physique, moins de chimie, plus d'allitérations, moins de virgules, plus de théorie des cordes, de sociologie, de neuropsychologie, plus de vers, moins de prose, des tirets, des points de suspension, des voyelles, des consonnes... Ça n'est pas la question. Ou plutôt, ça n'est pas ma question.
Donc, back to basics.
La Science-Fiction est cette littérature qui simule des univers au moyen de l'extrapolation. Ces univers sont basés sur une vision la réalité basées sur les connaissances apportées par la science dans l'acception la plus large du terme. L'extrapolation peut porter sur un élément ou sur tout un monde. Le critique Darko Suvin a appelé novum ces éléments qui construisent l'univers de SF. Avec le temps, un certain nombre de ces novums, comme le voyage spatial, les extraterrestres, l'hyperespace, etc ont constitué un fond commun dans lequel piochent les auteurs. Les auteurs prennent plaisir à jouer avec ce fond commun, et à y ajouter des éléments fournis par la réalité. Le lecteur de SF prend plaisir à ce jeu.
La Science-Fiction que j'ai lue est donc basée sur une vision de la modernité née (grosso modo) avec les Lumières, poursuivie avec le 19ème et le 20ème siècle. C'est la première modernité, la modernité 1.0. Il y aurait beaucoup à dire sur sa nature, mais je n'ai pas la place ici.
Une remarque tout de même : la SF n'a pas seulement gagné parce que son imagerie est présente partout. Elle a gagné parce que sa vision de la réalité en tant qu'analysable et transformable par la science et la technique est un fait. On a construit des cathédrales et des mosquées pour des dieux dont on ne sait rien, sinon ce qu'ils disent du besoin de réconfort des hommes, mais pour autant que je sache, si elles sont encore debout, c'est grâce aux lois de la physique, pas aux priéres des fidèles, aussi sincères soient-ils...
Depuis quelques années, un « quelques années » qui commence avec la chute du mur et se poursuit avec le onze septembre, la prise de conscience du changement climatique induit par l'homme, le dévelopement des biotechnologies, de la micro-informatique en général et de l'internet en particulier, nous avons quitté la modernité 1.0.
C'est ce que j'appelle le novum de nos vies. Le novum de nos vies constitue l'environnement de la bulle de présent. La bulle de présent empêche beaucoup de gens de prendre conscience du nouveau paradigme qui est le nôtre et de voir le futur.
Alors, ils lisent Harry Potter et jouent à des jeux bourrés d'imagerie sf sur leur consoles en ignorant que ces vaisseaux spatiaux, ces extra-terrestres, ces robots et autres gadgets du futur ont été inventés dans les pages des pulps et développés dans celles d'innombrables nouvelles et romans.
Et surtout, ils ne savent plus où ils habitent.
Au sens littéral du terme.
Ils vivent dans un monde qui change et dont on leur dit qu'il ne va pas s'améliorer. Le seul domaine où les chasseurs de tendances (c'est là qu'ils reviennent) semblent faire preuve de l'optimisme de la modernité 1.0 est celui du net, de la télé et de la consommation. Pour tout le reste, c'est cacophonie, conflits d'intérêts, corporatisme, magouilles, course au fric, discours hésitants ou vides, poses pessimistes et cyniques.
Pour ces gens-là, l'imagerie SF de la modernité 1.0 peut paraître hors de propos, désenchantée, poussiéreuse, le recours au fond commun du genre inutile.
Or — et je suis désolée d'en arriver à une telle évidence — mais pour se projeter dans le futur, il faut d'abord avoir observé le présent et s'en faire une certaine idée.
Autrement dit : nous sommes dans la modernité 2.0, mais nous nous croyons dans un tunnel et nous n'en voyons pas la fin. Difficile, dans ces conditions, de nous projeter dans le futur. Difficile de voir la pertinence des images de la SF de papa. Difficile de les réinvestir, de les réenchanter — ou d'en inventer d'autres.
Pour crever la bulle, il faut d'abord assimiler la modernité 2.0. Sortir la tête du guidon. Arrêter d'acheter des Wii en pensant qu'on va dans le mur mais qu'en attendant qu'on rationne la flotte et l'essence, on peut bien s'amuser un peu.
Et pour cela, il existe une littérature qui simule des univers en se basant sur une vision de la réalité. Qui l'analyse, la caricature, la triture, la parodie et la transcende. Et dont le fond commun d'images ne peut qu'être recréé par ceux qui se font les témoins lucides de la vraie nature de leur quotidien.
Cette littérature s'appelle la Science-Fiction et de la même façon qu'elle s'est créé une grammaire d'images pour parler de la modernité 1.0, elle en trouvera une pour parler du novum de nos vies, de la période de mutation formidable qui caractérise notre époque.
À moins de croire que le Temps lui-même va s'arrêter. Ce qui est physiquement impossible. Tant que les hommes auront des enfants, le futur ne sera jamais démodé.
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