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Les représentations de la science moderne dans l'utopie, à travers les oeuvres de Tommaso Campanella et de Francis Bacon

Ugo BELLAGAMBA

Communication sur l'utopie, Grenoble, 17 novembre 2008, novembre 2008

INTRODUCTION

 

          Dans une lettre à Galilée, datant de 1632, Tommaso Campanella écrivait : « Par rapport aux vérités anciennes, ces nouveautés sur de nouveaux mondes, de nouvelles étoiles, de nouveaux systèmes, de nouvelles nations, etc, sont le début d'un nouveau siècle ». Ce qu'il évoque, bien sûr, c'est la « révolution » des connaissances et des méthodes d'investigation de la réalité, qui amène, petit à petit, la science médiévale à céder le pas face à la science moderne. De fait, si pour les historiens les Temps Modernes commencent en 1492, avec la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb, l'histoire des sciences situerait plutôt le moment premier de la Modernité entre 1543 et 1610.

 

          Le 20 mai 1543 sort des presses de Nuremberg le De revolutionibus orbium coelestium, ouvrage de Nicolas Copernic. Réaffirmant que les corps célestes sont des sphères tournant sur elles-mêmes, l'astronome polonais choisit l'héliocentrisme de préférence au géocentrisme. En 1573, le danois Tycho Brahé publie De Nova Stella et, remet en cause l'immuabilité des cieux. En 1596, l'astronome allemand Johannes Kepler, assistant du précédent, démontre, à partir de l'observation de Mars, que le mouvement des planètes est une ellipse. La mise au point de la lunette astronomique par Galilée, en 1609 apporte les preuves observationnelles d'un « système solaire », qu'il relate dans Le Messager Céleste (Sidereus Nuncius) en 1610. La nouvelle cosmologie ouvre la voie à une nouvelle façon de « faire de la science ». Il ne restait plus qu'à comprendre que lorsqu'une planète, comme la Terre, tourne autour du soleil, c'est qu'en fait, elle tombe vers lui, subissant son attraction. Sir Isaac Newton, en 1687, rassemble en un tout cohérent les révolutions scientifiques de la Renaissance et du Grand Siècle, pour formuler sa théorie de la gravitation universelle.

 

          C'est un changement de paradigme qui va bien au-delà de la seule astronomie. La Terre n'est plus qu'une planète parmi les autres, et la vérité théologique, par ricochet, qu'une question de point de vue. Non seulement la Physique a définitivement changé, mais les certitudes médiévales relatives aux rapports du Temporel et du Spirituel, en ressortent totalement balayées. Les auteurs politiques de l'époque, utopistes en tête, ne pouvaient évidemment ignorer l'impact de la nouvelle science. Pour autant, la science ne joue qu'un rôle très secondaire dans l'Utopie de Sir Thomas More, pourtant contemporaine des frémissements de la nouvelle cosmologie. Il est vrai que, définie au sens strict comme un projet de connaissance du monde physique, la science semble avoir peu de rapport avec la fonction de critique sociale et politique que l'on prête aux utopies. A l'inverse, Le Songe de Johannes Kepler, n'est-il pas une utopie purement scientifique ? En 1634, le physicien tente d'introduire dans une fiction utopique le langage tout neuf de la science. Depuis une Lune peuplée de Sélénites qui se protégent des écarts de température brutaux en se réfugiant dans des cavernes, Kepler y décrit l'ensemble du système solaire, selon les perspectives coperniciennes.

 

          Pour en revenir aux auteurs proprement politiques, il en est deux qui présentent clairement la science comme un instrument d'émancipation de l'homme, un moyen d'accroître à la fois ses connaissances et son confort matériel, sans oublier son perfectionnement moral : Tommaso Campanella et Francis Bacon. Ces deux auteurs, s'ils sont, de l'avis même de leurs contemporains, les premiers à forger des utopies caractéristiques de l'ère des « novatores », c'est-à-dire se servant de la science comme élément à part entière de leur utopie, sont très différents l'un de l'autre.

 

          D'abord parce qu'ils livrent leur utopie à plus de vingt années d'écart. Si elle a été publiée en 1623, en France, La Cité du Soleil a été écrite en 1602, durant l'emprisonnement de Campanella consécutif à l'échec de sa conjuration pour libérer la Calabre, alors que La Nouvelle Atlantide de Bacon, elle, date de 1627. Compte tenu de la progression rapide des connaissances scientifiques au cours du Grand Siècle, c'est considérable : Campanella n'avait pas les moyens de proposer un système cohérent. Il fut plutôt l'homme de la transition philosophique, l'un de ceux qui contribuèrent à « déblayer » le terrain, en stigmatisant les vieilles conceptions aristotéliciennes.

 

          Ensuite, parce qu'ils n'ont pas le même héritage, ni le même environnement culturels. Campanella est catholique, membre de l'ordre dominicain qu'il ne quitta jamais. Il fait partie, avec Giordano Bruno et Telesio, de ces clercs qui, confrontés à un dogmatisme religieux par trop étroit, se sont érigés en « libres penseurs » et ont tenté d'édifier un nouvel ensemble de vérités, au prix de leur vie, ou de leur liberté. Bacon, lui, évolue dans un milieu infiniment plus libéral. Sa Nouvelle Atlantide s'inscrit dans la mise en place, par l'Europe protestante, d'une fraternité des « gens de science » et des penseurs, le long d'une ligne qui relie Londres au nord de l'Italie, en passant par l'Allemagne, et qui s'oppose, précisément, aux restes du Saint-Empire.

 

          Enfin, c'est aussi et surtout, par la manière dont ils intègrent la science dans leur construction utopique, qu'il se différencient : pour l'italien, la science modèle littéralement la cité, qui en représente l'aboutissement ; pour l'anglais, la cité toute entière est au service du développement de la science à venir. De garantie de la stabilité de la cité, la science devient le moteur de sa dynamique. Cependant, chez l'un comme chez l'autre, la dialectique de la réflexion et de l'action, du « sophos » et de la « praxis », positionne la science, et l'ensemble des techniques qui en découlent, comme un enjeu politique, au sens premier du terme.

 

          Ainsi, si la cité utopique est, d'une part, considérée comme le laboratoire où s'acquièrent les nouveaux savoirs, où se forgent les nouvelles méthodes de réflexion (I), elle est aussi le lieu d'une véritable ingénierie, faisant des siences appliquées un pouvoir majeur de la Cité, grâce au développement de techniques d'une percutante modernité (II).

 

I — LA SCIENCE COMME SAVOIR : L'UTOPIE-LABORATOIRE

 

          La figure du Sage antique est remplacée, à la Renaissance, par celle du Savant. Celui-ci ne dispense plus sa sagesse sur le forum, mais préfère s'isoler dans son étude pour percer les secrets les mieux gardés du monde. Lieu clos, soumis à des règles rationnelles permettant à l'Homme d'accéder à une véritable connaissance de la nature, le laboratoire présente de nombreux analogies avec l'île à laquelle se réfèrent volontiers les utopistes qui succèdent à Sir Thomas More : comme la fiction utopique, le laboratoire est à la fois extérieur à l'agitation du monde, et investi d'une fonction critique à l'égard de fausses vérités qui y sont diffusées. Comment ne pas évoquer, ici, en guise de modèle, l'île-laboratoire de Tycho Brahé, Uraniborg, « Le Palais d'Uranie », muse de l'astronomie, quie lui offrit Frédéric II du Danemark sur l'île de Ven et qui fut considéré comme le plus important observatoire astronomique de toute l'Europe ? Le laboratoire ouvre donc, naturellement, sur l'image d'une « cité savante », politiquement idéale, socialement équilibrée, parce que dirigée par les sages. Dès lors, la Science est utilisée dans l'utopie, à la fois comme modèle de la cité elle-même (A), ce qui est particulièrement sensible dans La Cité du Soleil, et comme méthode d'éducation, jusqu'à forger une nouvelle manière de « penser le monde », dont la Maison de Salomon est le réceptable le plus évident (B).

 

          A. La science comme modèle

 

          Si, avec Tommaso Campanella, la nouvelle cosmologie sert de modèle à l'architecture de la Cité elle-même (1), l'auteur n'en recherche pas moins la compatibilité avec la théologie chrétienne (2).

 

          1. Cosmologie et Architecture

 

          La Cité du Soleil de Tommaso Campanella est bâtie en cercles concentriques, plus exactement en « sept grand cercles qui portent le nom des sept planètes (...) » et « l'accès de l'un à l'autre est assuré par quatre routes et quatre portes orientées sur les quatre aires du vent » (C.d.S., p.3). Tommaso Campanella n'a pas, bien entendu, la primeur de la cité bâtie en cercles concentriques. Il ne fait que reprendre la correspondance platonicienne entre l'architecture de la cité et l'architecture du cosmos, qui doit rappeler à l'Homme qu'il participe de l'unité du Monde, et que ses actes se doivent d'en respecter l'Harmonie. L'Atlantide, décrite dans le Critias, lui fournit un modèle antique évident. Quant à ses contemporains, on peut affirmer que le schéma utopique d'Anton Francesco Doni, traducteur italien de l'Utopie de More, rappelle beaucoup celui de Campanella. Botero, dans ses « Relazioni », raconte la conquête par le Grand Mogol de la ville de Campanel, « fameuse cité qui a sept enceintes de murailles et s'élève sur une montagne sise au milieu d'une plaine », et décrit, ailleurs, le temple mexicain de Vitzipuiztli qui « avait quatre portes tournées vers les quatre parties du monde ».

 

          Cependant, c'est bien la cosmologie des novatores qui lui en dicte l'organisation interne, résolument héliocentrique : dans le septième cercle, au coeur de la Cité du Soleil, s'érige le temple du « Métaphysicien », également appelé « Soleil », dans lequel se trouvent « deux mappemondes de grande taille, l'une qui représente le ciel tout entier et l'autre la terre » ; et, sur la face interne de la nef centrale, sont dessinées « les grandes étoiles du firmament, désignée chacune, en trois vers, par son nom et l'influence qu'elle exerce sur les choses terrestres ». Quant à la décoration du temple, elle est constituée par sept sphères sur lesquelles brûlent sept lampes portant le nom des sept planètes (à l'époque de Campanella, il s'agit de : Mercure, Vénus, la Terre, la Lune, Mars, Jupiter et Saturne). Le message est transparent : la Cité reproduit harmonieusement la structure de l'univers. Au sens copernicien du terme, car les solariens de Campanella « sont ennemis jurés d'Aristote » (C.d.S., p.51).

 

          Formulée un peu antérieurement à Galilée, cette cosmologie apparaît trop empreinte de métaphysique au regard de la science moderne. Pour le moine stilite, l'Univers forme un Tout indivisible qu'il appelle la « machina mundi » : pierres, plantes, animaux, hommes et étoiles constituent un immense ensemble d'éléments interdépendants, dont les relations sont assurées par un certain nombre de liens occultes et d'influences réciproques. Campanella utilise une métaphore originale : « le monde est un grand animal, et nous sommes en lui... ». C'est sans doute parce qu'il fut emprisonné, et donc empéché de poursuivre ses observations sur les plans microscopique et astronomique, qu'il se tourna vers la métaphysique. Et, en en dépit de son acceptation de l'héliocentrisme, il semble que Campanella a toujours été plus défenseur de Galilée que de Copernic, comme le prouvent certaines de ses lettres au pape Urbain VIII. Il entend concilier foi et science.

 

          2. Le modèle galiléen est-il soluble dans le christianisme ?

 

          Alors même que, dans La Nouvelle Atlantide, Francis Bacon fera en sorte de couper la science de toute forme de « révélation », Tommaso Campanella, lui, cherche à démontrer qu'il n'y a pas d'incomptabilité entre la nouvelle cosmologie et l'essence même de message chrétien. C'est dans son Apologie de Galilée (Apologia pro Galileo, 1616) que Campanella reprend la plume alors qu'il est sur le point d'obtenir une relative liberté que son intervention risque fort de compromettre. Mais, c'est aussi ce qui démontre l'importance de la science et de la liberté philosophique, pour l'auteur de La Cité du Soleil : il suggère au Pape que pour pouvoir intégrer les nouvelles lois naturelles dégagées par cette cosmologie galiléenne, le christianisme doit revenir à sa simplicité première, celle des Evangiles.

 

          Dans un raisonnement en boucle, Campanella pressent que la fin du christianisme est de redevenir une religion naturelle dans laquelle l'homme doit vouer tous ses efforts à « la vraie religion et honorer l'auteur de la vie qui l'habite, chose qui ne peut se réaliser sinon dans l'examen des oeuvres de la création » (C.d.S., p.58). En somme, la science est un chemin vers la divinité et, loin d'être des pré-chrétiens sans foi révélée, les solariens pratiquent un christianisme rationnel et naturel fondé sur la science et l'amour du Dieu créateur... Campanella fait de l'astronomie, une propédeutique à la théologie.

 

          B. La science comme méthode

 

          La perception de la méthode scientifique semble différente chez Campanella et Bacon. Si le premier retient surtout l'observation comme clef d'une correcte transmission du savoir (1), le second, plus ambitieux, échafaude, au-delà de l'expérience, une véritable politique de la Recherche, placée sous la responsabilité de l'Etat (2).

 

          1. L'observation, une méthode éducative.

 

          La lecture du De Rerum Natura de Telesio a imprimé en Campanella une admiration sans borne pour cette « philosophia sensibus demonstrata (philosophie démontrée par les sens) »qui repose sur le droit à la libre investigation dans le monde, dans l'homme et dans la nature. C'est pourquoi, de Telesio, on retrouve dans l'éducation campanellienne, le mépris des livres et l'importance de la connaissance de la Nature. Les enfants solariens ne consultent aucun livre : leur éducation se fait toute entière dans ce « musée à ciel ouvert » qu'est la cité elle-même. Campanella condamne les livres comme des « choses mortes » (C.d.S., p.14).

 

          La Cité du Soleil est donc conçue comme un laboratoire à ciel ouvert. Dès son sevrage, vers deux ans, « l'enfant est remis, comme les autres entre les mains des maîtresses si c'est une fille, des maîtres si c'est un garçon. Ils apprennent l'alphabet, s'exercent à marcher, courir, lutter et comprendre les fresques historiées. » (C.d.S., p.22) Ce que Campanella appelle « les fresques historiées » fait référence aux murs des sept enceintes concentriques de la Cité. Elles sont dépeintes de sujets scientifiques, de connaissance historiques et littéraires mises en images, qui permettent aux enfants de s'instruire directement et à chaque instant, en marchant simplement dans les rues. A partir du Temple nodal, dont les murs extérieurs sont recouverts d'étoffes sur lesquelles « l'on peut voir, en bon ordre, chaque étoile représentée et les trois vers qui lui sont consacrés » (C.d.S., p. 7), chaque science à sa place : le premier cercle s'orne d'un côté, de « toutes les figures mathématiques qui dépassent en nombre celles d'Euclide et d'Archimède » et de l'autre, de « la carte du monde, les planches de toutes les provinces avec leur us et coutumes, leurs lois et leurs lettres confrontées avec l'alphabet de la ville. » Ce sont les mathématiques, la géographie, l'ethnologie, la linguistique ; le deuxième cercle est décoré, vers l'intérieur, de « toutes les pierres précieuses et non précieuses, les minéraux, les métaux réels ou figurés, avec deux vers d'explication pour chacun » et, vers l'extérieur, de « toutes sortes de lacs, de mers et de cours d'eau, de vins, d'huiles et autres liqueurs... » (C.d.S., p.7). Il s'agit ici de minéralogie, de géographie et même d'oenologie ; le troisième cercle traite de « toutes sortes d'herbes et d'arbres du monde (...) où ces plantes furent trouvées, quelles sont leurs vertus (...) et leur usage spécifique en médecine » d'une part, et de « tous les poissons des fleuves, des lacs et des mers, leurs caractères, leur genre de vie... »(C.d.S., p.8), d'autre part : botanique, pharmacologie et zoologie marine ; le quatrième cercle offre des peintures d' « oiseaux, avec leurs caractères distinctifs... » et de « reptiles, serpents, dragons, vermine, insectes (...) avec leurs conditions de vie... » (C.d.S., p.8). Ce sont l'ornithologie, la zoologie terrestre et même l'entomologie ; le cinquième cercle comprend des images de « mammifères terrestres, dont le nombre est si grand que l'on en reste stupéfait... » (C.d.S., p.8) et qu'il couvre les deux côtés de l'enceinte ; enfin, dans le sixième cercle, le plus vaste, les solariens peuvent accéder à la connaissance de « tous les métiers, leurs inventeurs respectifs et les techniques... » d'un côté de la muraille, et, de « tous les inventeurs au complet des lois, des sciences et des armes (...) Moïse, Osiris, Jupiter, Mercure, Mahomet (...) Jésus-Christ avec les douze apôtre, puis César, Alexandre, Pyrrhus et tous les romains » (C.d.S., p.8), de l'autre. Ce qui, pour conclure, correspond à l' Histoire générale de la science, des religions, des civilisations et des hommes. Ainsi, « les enfants, en jouant, ont tout appris d'une façon historique, sans peine, avant d'avoir atteint dix ans. » (C.d.S., p.8), même si, précise Campanella, ils ont aussi des maîtres qui prennent par à l'enseignement, plus poussé, de certaines de ces matières. Il s'agit bien là d'une représentation au sens premier du terme, selon le Littré : « action de mettre devant les yeux ».

 

          Francis Bacon, quant à lui, ne voue pas la même confiance absolue aux sens : l'un des départements de la Maison de Salomon n'est-il pas tout entier consacré « aux erreurs des sens » et à la façon dont on peut les reconnaître ? Si Tommaso Campanella avait pressenti la grandeur de la recherche, persuadé qu'il était que « ce que nous connaissons est minime par rapport à ce que nous ignorons » (C.d.S., p. 73), c'est surtout à Francis Bacon que revient tout l'honneur d'avoir posé les bases d'une véritable politique de recherche scientifique dont la modernité étonne.

 

          2. « Une certaine idée de la science » : le modèle baconien de la recherche.

 

          En guise de frontispice de La Nouvelle Atlantide, Bacon fit graver l'image d'un vaisseau toutes voiles dehors franchissant les colonnes d'Hercule, limites traditionnelles du Vieux Monde, affirmant implicitement la nécessité de renouveler la pensée en rejetant la philosophie d'Aristote et en optant pour la méthode expérimentale. Et il ne s'agit pas de se restreindre à la Cité, comme chez Campanella. Dans La Nouvelle Atlantide, des délégations de membres de la Maison de Salomon sont envoyés dans tous les pays étrangers, pour observer et « faire connaître les affaires et l'état des pays où on les envoyait, et notamment tout ce qui pouvait concerner les sciences, les ars, les techniques et les inventions du monde entier ». L'observation du monde, telle est l'ambition des altantes. Mais, ce n'est qu'un point de départ.
          Chez Bacon, il ne s'agit plus seulement de donner à voir les connaissances scientifiques, mais bien de faire de la cité l'écrin privilégié de leur développement, par le biais d'une activité collective. De ce point de vue, La Nouvelle Atlantide est « la version ramassée, apparemment fabuleuse mais de fait visionnaire, d'une grande idée que Bacon a cherché à promouvoir toute sa vie ». A savoir que la réforme des savoirs ne peut s'opérer sans la réforme des institutions qui sont destinées à les diffuser, ce qui pose la question, au début du Grand Siècle, du destin des Universités. Pour Francis Bacon, les vieilles structures, centrées sur l'enseignement quasi-exclusif de la théologie, ne correspondent plus au monde qui naît des Grandes Découvertes.
          C'est que, à ses yeux, la connaissance scientifique ne peut désormais être considérée que comme un « processus ouvert ».
          Il faut promouvoir une recherche scientifique libérée de toute contrainte matérielle, de tout dogme religieux, de toute célébrité ankylosante. Le sage, devenu savant, devient finalement un laborantin, travaillant en équipe. De célèbre, il glisse vers l'anonymat pour servir le bien commun. S'inspirant de la fondation, en 1598 à Londres, du Gresham College, dont la vocation évidente était de former aux mathématiques, à l'astronomie et aux différentes sciences et techniques, les futurs navigateurs d'Angleterre, Bacon conçoit la Maison de Salomon comme un institut entièrement consacré à la recherche, placé sous la protection de l'Etat, qui lui garantit les moyens matériels et lui confère sa légitimité. Non seulement « la Maison de Salomon est l'oeil même de ce Royaume » puisqu'elle détient le pouvoir d'envoyer des observateurs « dans toutes les parties du monde », mais, de surcroît, l'île de Bensalem toute entière est un laboratoire : les grottes sont utilisées pour « coaguler, solidifier, réfrigérer, et conserver des corps » ; et, à ciel ouvert, « toutes les expériences possibles concernant les différentes techniques de greffe sur des arbres fruitiers comme sur des espèces sauvages » sont menées dans de grands vergers.
          Au-delà de la réflexion sur la réforme des universités, incarnée dès 1605, par Du Progrès et de la promotion du savoir, cette solution alternative de La Maison de Salomon aura une pérennité remarquable, puisqu'elle servira de modèle à la fondation de la Royal Society anglaise. Au fond, le combat intellectuel qui s'exprime dans La Nouvelle Atlantide est celui de la diffusion de la méthode scientifique. Et, aujourd'hui encore, le débat relatif à la place des sciences dans la société, n'est pas clos.

 

          Mais, au-delà du laboratoire, au-delà de diffusion du savoir scientifique et des méthodes pour l'étendre, la représentation de la science chez les « novatores » met de plus en plus l'accent sur le pouvoir de changement qu'elle porte en elle, soit en offrant à ceux qui la maîtrisent de dépasser les règles de la Nature, soit, en devenant le moteur de la dynamique sociale elle-même.

 

II — LA SCIENCE COMME POUVOIR : L'INGENIERIE UTOPIQUE

 

          La Renaissance est indubitablement l'époque des « ingénieurs » : les nouveaux Princes veulent des demeures à la mesure de leurs richesses, des armes à la mesure de leurs ambitions, des ressources à la mesure de leur territoire. Il leur faut des machines pour bâtir, extraire, transformer ou détruire. C'est de la nécessité politique que vont naître les principales branches de ce que l'on appelle les « sciences instrumentales », appliquées dirait-on aujourd'hui. Ainsi, en 1550, sous la plume alerte de Nicolo Tartaglia naît la balistique, ou l'étude des trajectoires des corps mobiles. En 1586, Simon Stevin, ingénieur néerlandais, redécouvre le plan incliné qui contribue à généraliser la notion de poids et de vitesse. Galilée invente le thermoscope en 1606. William Gilbert, médecin londonien, parvient à détecter de très petites attractions en posant un aiguille métallique près d'un morceau d'ambre : la « vis electrica ».
          Après les concepts, c'est le temps des outils. Sur un mode purement pratique, détachée de toutes les théorisations copernicienne ou galiléenne, la révolution scientifique s'engage au quotidien. La technique est, à ce stade, un double moteur de l'utopie : elle devient d'abord un instrument au service de la société utopique (A) avant d'être intégrée dans un processus idéologique qui fait d'elle le moyen d'accéder à la société parfaite, même si celle-ci n'est, en définitive, qu'une « expérience de pensée » (B).

 

          A. La technique au service d'un projet de société utopique

 

          La technique est d'abord envisagée comme le moteur d'épanouissement du citoyen (1), mais finit par assurer la pérennité de la Cité elle-même (2). Si Bacon domine sur la question des innovations instrumentales, c'est Campanella qui se révèle d'une audace stupéfiante sur la question de la procéation.

 

          1. La technique comme moteur d'épanouissement civique

 

          Dans La Cité du Soleil, Campanella décrit comment, les solariens grâce à des connaissances scientifiques poussées, peuvent disposer de techniques extraordinaires pour l'époque : « Ils ont découvert le secret de voler, la dernière chose qu'il manquait au monde, et ils comptent sur une lunette qui permettra de voir les étoiles cachées et un écouteur pouvant capter l'harmonie que produit le mouvement de planètes. » (C.d.S., p.61) Il évoque même, en navigation, un système mécanique de propulsion, proche des futures roues à aubes.
          Francis Bacon généralise tout cela dans La nouvelle Atlantide. La Science n'est plus une recherche des lois de la Nature, mais une instrumentalisation d'icelles pour décupler les potentialités de l'Homme. Sur l'île de Bensalem, les savants non-A (i.e. débarrassés de la méthode aristotélicienne), organisés en groupes d'études, des Pilleurs aux Interprètes, en passant par les Compilateurs et les Flambeaux disposent aussi de machines permettant de voler loin dans les airs, ou de plonger sous les océans. C'est même sur le plan mécanique qu'ils sont le plus efficients, puisqu'ils peuvent produire « des mouvements plus rapides (...) plus puissants, plus violents », et disposent d'instruments « qui produisent de la chaleur par leur seul mouvement ». Mais, de surcroît, ils créent de nouvelles espèces végétales et animales. Ils pratiquent, sans réserve, la vivissection, voire l'expérimentation génétique sur les animaux.

 

          Toutefois, la clairvoyance de Bacon a ses limites. Ainsi, si, en optique, les Pères de la Maison de Salomon savent décomposer la lumière, la réduire, l'intensifier, s'ils ont fait l'expérience de « toutes les illusions qui peuvent tromper la vue en ce qui concerne la figure, la grandeur, le mouvement et la couleur », ils ne savent rien de la projection d'images, alors même que Johannes Kepler a mis au point la « camera oscura » en 1620. D'une certaine manière, dans son appréhension techniciste de la vie intellectuelle, Bacon a le regard encore tourné vers le passé. C'est à l'Alexandrie hellénistique qu'il pense lorsqu'il façonne son utopie. Celle dont le Moyen-Âge avait fait une « prodigieuse école dans laquelle les savants se consacraient aux sciences les plus techniques, concernant les conduites d'eau, les pompes, les orgues hydrauliques ». Et, étonnamment, en retour, c'est Campanella qui, pour le compte, semble plus audacieux dans sa présentation des techniques optimisées de procréation chez les solariens.

 

          2. Les nouveaux « enfants de la science » : l'eugénisme utopique.

 

          Les solariens de Campanella sont libérés de presque toutes les maladies et dotés d'une longévité surprenante : « Ils vivent au moins cent ans, au maximum cent-soixante-dix ans, mais fort rarement deux cent ans. » (C.d.S., p.40). Ce n'est pas uniquement parce qu'ils disposent d'une médecine avancée. C'est aussi l'un des résultats directs d'une procréation dirigée qui s'appuie, une fois encore, sur la philosophie de Telesio qui percevait la chaleur comme l'un des grands principes du vivant. Pour Campanella, la femme n'est pas un simple « réceptacle » de la semence de l'homme, comme le croyait Aristote. Outre l'utérus qui reçoit l'enfant à naître, la femme possède des organes génitaux propres et une semence maternelle. Simplement, par manque de chaleur, elle n'a pu les « projeter à l'extérieur » comme l'homme. Mais, tous les enfants sont le fruit de la rencontre de deux semences et ils ressembleront tantôt plus au père, tantôt plus à la mère.

 

          La résultante directe de cette conception, encore novatrice pour l'époque, c'est précisément que la procréation est une affaire de rencontre, d'équilibre, entre deux héritages « génétiques » et Campanella pressent que la science peut, sinon doit, aider à la contrôler. Pour Campanella la génération a pour but le perfectionnement de l'espèce humaine. Elle ne peut pas être laissée au hasard. Elle est très règlementée, par les officers publics concernés, selon les arcanes d'un eugénisme rigoureux ne laissant place à aucun facteur personnel ou affectif, ainsi que le justifie le Bien Commun. Le cadre de la génération est strictement défini, à commencer par un âge nubile minimum : « Les filles ne sont pas exposées à un homme avant qu'elles aient atteint 19 ans et les hommes ne s'adonnent pas à la génération avant 21 ans, ou plus, s'ils ont mauvaise mine. » (C.d.S., p.19).
          Pour Campanella, cet eugénisme ne revêt toutefois aucune finalité élitiste. Bien au contraire, son but est de rendre l'humanité plus égale, tout en l'améliorant dans sa globalité, la rendant plus intelligente et plus belle, en somme plus harmonieuse : « après force ablutions, ils font l'amour tous les trois soirs, les grandes et belles filles avec les hommes grands et intelligents, les grasses avec les maigres, et les maigrelettes avec les gros, de manière à tempérer les excès. » (C.d.S., p.19)
          C'est le premier pas vers un « imaginaire biopolitique » qui fera flores dans les formes suivantes de l'utopie : la transformation de l'Homme, à la fois en tant qu'individu et en tant que société.

 

          Chez Francis Bacon, il n'y a pas de démarche eugénique. Toutefois sa conception du mariage et de ses buts, montre qu'il mesure l'importance de la procréation pour la pérennité de la Cité. Ainsi, la « Fête de Famille », cérémonie en l'honneur de « tout homme qui vit assez longtemps pour compter, issus de sa chair, trente descendants vivants, âgés de plus de trois ans », entièrement donnée « aux frais de l'Etat », et portant délivrance d'une chartes de privilèges, prouve que celui-ci se considère « débiteur » de ceux qui garantissent la « prolifération de ses sujets ».

 

          Il apparaît, en définitive, qu'évaluer la place des techniques, et notamment de l'eugénisme, dans l'utopie, c'est évaluer aussi la charge humaniste du récit : s'agit-il de faire le bien de l'humanité en tant qu'ensemble unitaire ou le bonheur des individus qui la composent ?

 

          B. Vers l'extrapolation scientifique comme fondement du récit ?

 

          Campanella et Bacon ont indubitablement une vision idéologique de la science. Il sont les précurseurs du scientisme qui caractérisera les utopies de l'ère post-révolutionnaire (1). La science, à force d'être représentée dans l'utopie, finit par permettre l'éclosion d'un nouveau genre qui, sur le plan épistémologique autant que politique, assurer le relais de la capacité critique de l'utopie : la « science-fiction » (2).

 

          1. Des « novatores » aux ingénieurs sociaux

 

          Il faut revenir à La Nouvelle Atlantide de Bacon : l'enjeu scientifique, on l'a vu, y est double : épistémologique (conférer son automonie à la méthode scientifique) et politique (lui donner un cadre institutionnel idoine sans lequel elle ne peut s'épanouir) : Bacon met au point une réforme structurelle, une véritable ingenierie institutionnelle, centrée non seulement sur la réforme des savoirs, mais aussi sur « la transformation concomitante de leurs modes et de leurs lieux de production ». Il pense la science en mouvement, fondamentale, mais surtout appliquée, ses progrès offrant des applications dont la mise au point peut s'étaler sur plusieurs générations d'hommes. De ce fait, le savant isolé ne suffit plus et il doit être remplacé par un corps d'ingénieurs agissant sous l'impulsion d'un centre décisionnel, sous un encadrement qui ne peut qu'être politique. C'est bien à l'Etat auquel, en dernière limite, Bacon assigne la responsabilité d'articuler politique et science.
          Cette vision idéologique débouche naturellement sur le scientisme, dont on peut voir en Campanella et en Bacon les grands précurseurs. La lignée du scientisme, sera notamment illustrée par une utopie française de Sébastien Mercier, paru à Londres en 1772 : L'An Mille Quatre Cent quarante, dont le personnage principal, narrateur qui émerge d'un long sommeil, décrit un Paris de l'avenir, éclairé et vertueux, sans pour autant avoir renoncé aux bienfaits de la civilisation matérielle. Son auteur n'hésitera pas à déclarer, très symboliquement d'ailleurs, que « le télescope est le canon moral qui a battu en ruine toutes les superstitions, tous les fantômes qui tourmentoient la race humaine. » Cette profession de foi du scientisme prouve à quel point le message des utopistes des XVIème et XVIIème siècles s'est transmis, par-delà la révolution industrielle. Les utopies scientistes et socialistes de Saint-Simon, de Charles Fourier et d'Étienne Cabet, en sont d'excellentes d'illustrations.
          Saint-Simon confie le pouvoir à un « conseil de Newton » qui, aidé d'un « parlement industrialiste » votant les « grands travaux », doit remplacer « le gouvernement du hasard par celui de la science ». Quant à Charles Fourier, il fonde ses Phalanstères sur la loi physique de l'attraction universelle, prônant le respect des attractions passionnelles qui garantiront l'élan créatif et l'efficacité au travail de chaque individu. Au XIXème siècle, note Fredric Jameson, s'opère « un changement structural dans la résolution utopique des problèmes, changement déterminé par l'émergence du capitalisme industriel lui-même (...) la Fantaisie devient le centre de gravité de la construction utopique et commence, inlassable, à échafauder des plans pour améliorer ou neutraliser le capitalisme, ou pour construire en pensée le socialisme ».

 

          2. Des ingenieurs sociaux à la science-fiction.

 

          Touchant à la fin de cette communication, il faut élargir le débat, en le détachant de son contexte : la science doit-elle aider l'Etat à dominer la Nature pour le bienfait des citoyens, comme dans La Nouvelle Atlantide de Bacon, ou doit-elle, à l'inverse, guider l'organisation politique dans la recherche d'une adéquation de la Cité avec l'Univers, comme cela est plutôt le cas chez Campanella ? Il faut se méfier, ici, des réponses hâtives : dans l'utopie de Bacon, bien que dirigée par l'Etat, la recherche scientifique ne débouche ni sur un type de régime politique ni sur un contre-modèle social ; tandis que, chez Campanella, il n'y a effectivement qu'un seul modèle politique, rendu nécessaire par l'infaillibilité du Sage : la « sophocratie », sur le modèle platonicien.
          La réponse n'a d'ailleurs pas besoin de la concrétisation dont rêvait les utopistes du XIXème. Elle peut être apportée sous la forme d'une « expérience de pensée », sous couvert de fiction. On passe alors de la « représentation » de la science à « l'extrapolation » des possibilités techniques qui en découlent. Bref, à des textes où « le merveilleux est soumis à un strict principe de régulation ; il ne peut être que l'amplification émerveillante de choses connues ou d'idées raisonnables ». C'est là que l'utopie, mâtinée de science victorieuse et omnipotente, débouche sur la science-fiction.

 

          Dans la toute première acception du genre, la science-fiction associe un optimisme fondamental, la croyance au bonheur par la science, et un désir profond d'anticipation. L'oeuvre de Herbert G. Wells (1866-1946), et en particulier, Quand le dormeur s'éveillera et La machine à explorer le temps, l'incarne parfaitement, puisque l'auteur y conjugue l'utopie scientifique avec des thèmes tels que les manipulations génétiques, le voyage dans le temps, la civilisation de demain, tous promis à une grande postérité.
          Lorsqu'elle glisse vers la dystopie futuriste, au tournant du XXème siècle, avec des auteurs comme Aldous Huxley ou George Orwell, la science-fiction devient, à la suite de l'utopie, l'outil rêvé des sciences sociales, au point de provoquer la formation de Science Fiction Studies, sur le modèle anglo-saxon déjà éprouvé, y compris en France. En ouvrant la voie à bien des types de sociétés, elle prouve, en définitive, sa dimension humaniste. Selon Fredric Jameson, l'utopie est, aujourd'hui, « un sous-ensemble socio-économique de la science-fiction » dont la « gravité », épistémologique autant que politique, rappelle celles qui sous-tendaient La Cité du Soleil et La Nouvelle Atlantide.
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