Preuve que la source essentielle de la Science-Fiction, ce n'est pas la science mais le désir : que l'homme se déplace un jour dans le temps comme dans l'espace, rien n'est plus improbable — et pourtant, innombrables sont les variations sur ce « et si » ! Non content de savoir ce que la science historique lui révèle du passé, l'homme — curieux, voire nostalgique — voudrait le voir ; quant à prévoir l'avenir, toutes ses angoisses et tous ses espoirs l'exigent — largement en vain, malgré prophéties et prospective. A mi-chemin entre celle-ci et celles-là, la S-F en donne au moins l'illusion, en imaginant divers appareils — voire un onguent dans L'oeil du purgatoire de Jacques Spitz (Presses Pocket — 1945) — qui jouent le rôle de téléviseur pour le futur — La Cité des asphyxiés de Régis Messac (Lattès — 1937) — comme pour le passé — Le siège de Syracuse d'Alexandre Arnoux (Albin Michel — 1962), Avant l'aube de John Taine (Outrepart — Before the dawn, 1934). Pour un jeune, combien plus vivant sera le passé s'il prend contact avec lui à travers des héros de son âge, par exemple dans Voyage au pays de la pierre ancienne, Naufrage dans le temps et La Horde de Gor de J.-C. Froelich (Magnard — 1962, 1965 et 1967). But didactique somme toute semblable, mais pour transmettre à des adultes ses vues — fort sombres — sur l'avenir de l'humanité et de la planète, chez H.G. Wells avec sa Machine à explorer le temps (1895), dont il se gardait bien d'indiquer le fonctionnement (Alfred Jarry s'amusa à le conjecturer quatre ans après !).
Bien que présent en chair et en os, l'Explorateur de Wells se contente lui aussi de voir et de savoir ce qui aura lieu, sans pouvoir rien y changer : s'il était intervenu, c'eût été sans doute — malgré tout le socialisme de l'auteur ! — contre les effroyables descendants des prolétaires, les Morlocks ... ne serait-ce qu'à cause du charme de la (trop) petite Weena ! Ce motif amoureux prédomine dans Le Maître du temps, de Ray Cummings (Rayon Fantastique — The Man Who Mastered Time, 1924), où Ludo, pour secourir une jolie captive vue dans un appareil inventé par son père, franchit 28 200 ans à bord d'une sorte d'hélicoptère ! Il y a moins de pseudo-technique, et finalement de réalisme, malgré son romantisme, dans Le jeune homme, la mort et le temps de Richard Matheson, base du très beau film de Jeannot Szwarc Quelque part dans le temps, où c'est le cerveau qui est le chronoscaphe et le coeur son moteur. Grâce à la SF, l'amour vainc enfin son éternel ennemi, le temps : si le héros de Matheson rejoint une belle dame du temps passé dans sa jeunesse, celui de Heinlein retrouve nubile une petite fille très attachée à lui, dans Une porte sur l'été, où il récupère du même coup les droits dont il avait été frustré par sa fiancée traîtresse et son associé.
C'est en effet un avantage considérable sur concurrents et adversaires que la possibilité de se déplacer dans le temps ! Dans Les Armureries d'Isher de Van Vogt, Cayle Clarke s'en sert pour faire fortune ; et, dans sa suite, Les Fabricants d'armes, Hedrock fonde dessus un immense pouvoir. De la lutte pour le pouvoir à la guerre, il n'y a qu'un pas ; et, si le temps était accessible, nul traité ne pourrait, comme pour l'espace, empêcher la guerre de s'y étendre. Tactique et stratégie en acquerraient une dimension nouvelle, dont ont magistralement joué, entre autres, C.D. Simak dans De temps à autres (alias Dans le torrent des siècles), Yves Dermèze dans Via Velpa (Masque — 1955), Joe Haldeman dans La Guerre éternelle (J'ai Lu — The Forever War, 1974) et Gérard Klein dans Les Tueurs de temps et Les Seigneurs de la guerre.
Seulement, plus les armes se sont perfectionnées, de la flèche à la bombe nucléaire, plus en tuant des individus on a ravagé l'environnement : qu'en sera-t-il donc du temps ? « L'histoire n'est pas un tissu amorphe, et on ne se déplace pas comme on veut à travers les courants temporels », écrit Michel Jeury dans Le seigneur de l'histoire (Fleuve Noir Anticipation, 1980). Ce qui n'apparaît pas tant que la lutte se déroule dans l'avenir devient flagrant si elle a pour objet la maîtrise du passé — clé des développements ultérieurs — telle celle qui oppose les « Araignées » et les « Serpents » chez Fritz Leiber dans Le Grand jeu du temps et Les Racines du passé (Masque — 5 nouvelles, 1958-65) : des paradoxes temporels. Pour s'en sortir, on peut imaginer que, loin de fausser l'histoire, le « chrononaute » lui donne ou lui rend le cours qui fonde notre réalité, soit par hasard comme dans Autant en emporte le temps de Ward Moore, soit méthodiquement en faisant la chasse aux uchronies comme dans La Patrouille du temps de Poul Anderson. On peut imaginer aussi qu'au lieu de briser le temps, il se brise contre le temps : il est « relégué dans le virtuel » (Klein dans Les Seigneurs de la guerre), tel Saint-Menoux qui, dans Le Voyageur imprudent de Barjavel, tue son ancêtre en voulant supprimer Napoléon ; ou, si l'on ajoute à la rigueur logique la rigueur morale, il est, pour avoir voulu assassiner l'humanité entière en la personne d'Adam, dans Meurtre : facteur infini de Jean-Pierre Fontana (Fiction n°147), condamné à une éternelle répétition de son acte, à la manière d'un disque rayé. Le Disque rayé, c'est d'ailleurs le titre d'un roman signé Kurt Steiner (Fleuve Noir Anticipation, 1970 ; réédité chez J'ai Lu) où, bien que moins coupable — infiniment ! — Matthews subit un sort semblable lorsque l'un de ses moi est tué par un autre.
Mais inversement la boucle temporelle ne peut-elle permettre de satisfaire ce suprême désir de l'homme qui rêve d'être Dieu : « Etre cause de soi, pouvoir dire : je suis parce que je le veux ; être mon propre commencement » (Sartre dans L'Age de raison) ? A la faveur d'Un petit saut dans le passé (1971 — in Le Livre d'or de J.-P. Andrevon), Perry Langdon rencontre sa mère et s'engendre lui-même, cependant que L'Enfant en proie au temps (Child by Chronos, 1953) de Charles Harness (in Histoires fantastiques de demain, anthologie composée par Dorémieux, Casterman, 1966) remonte séduire son père et devient sa propre mère, objet de sa jalousie ! Qu'il y ait là un prolongement nouveau du mythe d'Oedipe, René Sussan le souligne dans Sphynx, (dans L'Anneau de fumée Présence du Futur, 1974) ; mais c'est Heinlein qui, dans La Mère célibataire (Fiction n°108 — All you Zombies, 1959), va le plus loin : au prix d'une triple boucle et d'un changement de sexe, son personnage réussit à être à la fois son propre père et sa propre mère, et peut donc nous dire à tous : « Vous les zombies » (nouveau titre dans Histoires de voyages dans le temps, Livre de Poche, 1975).
Un seul personnage de SF exerce sur le temps un pouvoir plus divin : McAllister qui, dans The Seesaw de Van Vogt (La balançoire, 1941 in le recueil Alpha et Omega — Masque) crée le monde, mais — il s'appelle Chris — en mourant crucifié entre le passé et le futur. A cette courte nouvelle, apothéose romantique du voyage temporel, fait pendant le gros roman d'Asimov qui en est l'aboutissement classique, La Fin de l'éternité, où, lorsqu'il se rend compte que les « Eternels » n'ont assuré la sécurité à l'humanité qu'au prix de la médiocrité, Harlan choisit la voie dangereuse, y compris l'explosion atomique de 1945 : il faut renoncer à la maîtrise du temps pour acquérir celle de l'espace. C'est une fin qui nous console de devoir penser que la conquête du temps restera toujours un fantasme, nous qui voyons, pour la conquête de l'espace, la réalité rattraper la fiction.
Lecture
- Bateaux ivres au fil du temps, anthologie de Jacques Chambon (Casterman, 1978).
- L'Année du soleil calme, de Wilson Tucker
- L'Homme éclaté de David Gerrold (Casterman - The Man Who Folded Himself, 1973)
- Le Temps incertain et Les Singes du temps, de Michel Jeury.
- Histoires paradoxales, anthologie composée par Demètre Ioakimidis (Livre de Poche, 1984)
- La revue Mouvance n°5 sur le Temps
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