Vers 1700, le chimiste et physicien allemand Georg Ersnt Stahl énonçait la théorie phlogistique pour expliquer les phénomènes de combustion et d'oxydation. D'après lui, il devait exister un élément indétectable, sans masse, le « phlogiston » (ou « phlogistique »), présent dans les substances combustibles, L'air, nécessaire à la combustion, avait pour rôle d'absorber le phlogiston de la substance combustible.
Évidemment, cette théorie de la combustion était loin d'être la première.
Trois siècles avant J.-C., Philon de Byzance aurait avancé l'idée que, durant la combustion, les particules d'air se transformaient en particules de feu, de taille inférieure aux particules d'air originelles. Il s'était aperçu, en faisant brûler une chandelle dans un récipient renversé dont l'ouverture était plongée dans l'eau, qu'une partie de l'ar disparaissait. Il expliquait cette disparition en imaginant que les particules de feu, extrêmement fines, profitaient de la prorosité du récipient pour s'échapper 1.
En 1760, l'Allemand Carl Johan Wilcke et l'Anglais Joseph Black développaient la théorie calorique, qui tentait d'expliquer le phénomène de la chaleur : il devait exister une sorte de fluide, le « calorique », ayant la propriété de s'accumuler au cours du réchauffement d'un corps et de diminuer lors de son refroidissement 2. Ce « calorique » semblait plus ou moins dérivé du phlogistique, et tout aussi imaginaire.
En 1774, Joseph Priestley parvenait à produire un gaz dans lequel la combustion se poduisait avec une grande vigueur. Il s'agissait en fait d'oxygène, mais Priestley le considérait comme de l'« air déphlogistiqué ». Pourquoi ? Priestley défendait la théorie phlogistique, et pensait que, si la combustion était si vive dans ce gaz, c'est qu'il était formé d'air très pauvre en phlogiston, et qui donc absorbait avidement celui de la substance combustible. Pour mieux comprendre cette théorie phlogistique, il n'est pas inutile de citer une expérience d'un autre de ses adeptes, Daniel Rutherford. Ce chimiste avait remarqué qu'en recueillant l'atmosphère d'un récipient dans lequel on avait laissé se consumer une bougie jusqu'à ce qu'elle s'éteigne, ou suffoquer une malheureuse grenouille, on obtenait un gaz dans lequel aucune combustion n'était plus possible, et qu'il considérait comme de l'« air phlogistiqué ». En effet, si la combustion ne pouvait plus se produire dans ce gaz, c'est tout simplement parce qu'il était saturé en phlogiston !
Il revint à Lavoisier, reprenant les expériences de Priestley, d'avoir compris en 1777 que l'« air déphlogistiqué » était en fait un nouveau corps, qu'il baptisa oxygène. Il découvrit ainsi la composition de l'air, formé d'oxygène et d'azote (l'azote n'étant autre que le soi-disant « air phlogistiqué de Rutherford), ainsi que le rôle de l'oxygène dans la combustion et la respiration animale.
Lavoisier portait ainsi un coup très dur à la théorie phlogistique.
Avant même les expériences de Priestley, cette théorie ne lui semblait plus satisfaisante, et Lavoisier pensait que les corps absorbaient une partie de l'atmosphère pendant leur combustion, au lieu de lui céder quelque chose, à savoir l'imaginaire phlogiston. Dès 1772, il avait déposé une note scellée chez le secretaire de l'Académie française dans laquelle il faisait part de ses propres théories 3.
Mais les tenants de la théorie phlogistique ne désarmaient pas. L'un des plus notables était Sir Robert Athole, un savant anglais qui, en tant que partisan de la rébellion des colonies américaines, avait dû s'exiler aux États-Unis nouvellement créés, tout comme Priestley lui-même, installé en Pennsylvanie. Membre éminent de la Société lunatique, Sir Robert se proposait de réaliser une expérience permettant d'isoler le phlogiston pour en prouver définitivement l'existence. Il n'y réussit que trop bien, puisque son expérience amorça une sorte de réaction en chaine, qui, en libérant le phlogiston présent dans toute la matière (y compris l'eau, en principe l'ennemie naturelle du phlogistique), provoqua la fin du monde.
Le lecteur le moins attentif ara noté que cette présentation, pourtant d'apparence rigoureuse, a dû, à un moment ou à un autre, dériver vers la fantasmagorie puisque, jusqu'à nouvel ordre, la fin du monde n'est pas survenue, tout au moins à l'issue du XVIIIe siècle. En effet, Sir Robert est un personnage imaginaire sorti d'une remarquable nouvelle de Howard Waldrop, « ...the World as we know't » 4. Nouvelle qu'il est possible de considérer comme l'un des textes les plus représentatifs d'un genre que je propose de nommer la Science-fiction-fiction 5.
Comment définir un texte de science-fiction-fiction ? Pour paraphraser Bernard A. Dardinier 6, on peut dire qu'il s'agit d'un texte qui joue avec de « fausses conceptions du monde » ayant connu leur heure de gloire dans le passé, et qui deviennent réalités le temps du récit.
La « fausse conception du monde » que Waldrop a illustrée dans sa nouvelle est basée sur une idée scientifique erronée, celle de la théorie phlogistique. Et ce choix est tout à fait judicieux. Remarquablement choisie également l'époque à laquelle se déroule l'action : celle d'un changement de paradigmes, le terme étant entendu dans le sens que lui donne Thomas S. Kuhn, à savoir les découvertes scientifiques universellement reconnues qui, pour un temps, fournissent à une communauté de chercheurs des problèmes types et des solutions 7.
Waldrop ne donne pas de date mais plusieurs indices semés dans son texte permettent de le localiser dans le temps avec une relative précision. On sait, entre autres, que Benjamin Franklin est mort (« le regretté Franklin » : rappelons que Franklin s'éteignit en 1790) et que la révolution française bat son plein (« Les Français [...] ne sont qu'un ramassis d'agitateurs incapables de faire une révolution en bonne et due forme, comme ce fut notre cas » 9). Il n'est par contre pas question de la mort de Lavoisier (décapité en 1794), événement tragique que les savants de la Société lunatique n'auraient pas manqué de commenter. La fatale expérience de Sir Robert dut donc avoir lieu, si l'on peut dire, entre 1790 et 1794. La théorie phlogistique était alors battue en brèche par les découvertes de Lavoisier, et c'est effectivement le moment idéal pour imaginer une expérience destinée à redorer son blason.
La nouvelle de Waldrop est également particulièrement astucieuse dans la mesure où elle ne se contente pas de metre en scène un monde dans lequel Lavoisier aurait tort et Sir Robert raison. Si le phlogistique existe bien, sa localisation et ses propriétés ne sont pas celles qu'imaginait Sir Robert, d'où la catastrophe finale. Les idées de Lavoisier sont fausses, mais la théorie phlogistique est pour sa part incomplète. Et expérimenter en se basant sur une théorie incomplète peut avoir de fâcheuses conséquences. Le monde de « ...the World as we know't » s'achève dans la combustion du phlogiston de toute la planète, provoquée par l'imprudence d'un savant trop audacieux, dans une vision d'Apocalypse : « Choqué, hébété, Sir Robert se décolla du sol dans la lumière aveuglante. [...] dans les oreilles de chacun résonnait un grondement ersistant. Se protégeant les yeux, Sir Robert s'efforça de rejoindre le sommet du tumulte.
« À l'ouest s'élevait un grand nuage blanc et bouillonnant, trop brillant pour qu'on puisse le regarder en face. S'en échappaient desfleurs incandescentes et des explosions de lumière, comme d'une cuvette où brûlerait du phosphore. » 10
Mais, à cette description imaginaire, fait écho une vision tout aussi effroyable, bien réelle cependant : « La région entière s'illumina sous une lumière éblouissante bien des fois supéreure en intensité à celle du soleil en plein midi. C'était une lumière dorée, pourpre, grise, bleue. Elle éclairait chacune des crevasses, chacune des crêtes des montagnes voisines... Trente secondes plus tard, on entendit l'explosion. Le déplacement d'air frappa violemment les gens et puis, presque immédiatement, un coup de tonnerre assourdissant, terrifiant, interminable suivit, qui nous révéla que nous étions de petits êtres blasphémateurs qui avaient osé toucher aux forces jusqu'alors réservées au Tout-Puissant. » 11. C'est ainsi que le général Farrell décrivait l'explosion de la première bombe atomique dans le désert du Nouveau-Mexique.
Savants et techniciens réunis à Los Alamos autour d'Oppenheimer n'étaient-ils pas un peu des apperntis sorciers ? On se souvient qu'ils travaillèrent sur deux types de bombes, l'une à l'uranium 235 (Hiroshima), l'autre au plutonium (Nagasaki). C'est celle au plutonium qui sera expérientée à Alamogordo, la quantité d'uranium 235 étant insuffisante pour construire deux bombes du premier type. Certains, paraît-il, se demandèrent si l'explosion de la première bombe atomique de l'histoire ne risquait pas de provoquer une formidable réaction en chaîne impossible à arrêter, et devenir ainsi par la même occasion l'explosion de... la dernière bombe atomique de l'histoire. Sur cette idée, on pourrait très bien imaginer un récit de science-fiction-fiction dans lequel la fin du monde n'aurait pas eu lieu vers 1790, mais plutôt le 16 juillet 1945.
Dans son classique de l'uchronie, publié en 1921 et injustement oublié aujourd'hui, Si les Allemands avaient gagné..., Gaston Homsy imagine à qui ressemblerait le monde si l'Allemagne avait reporté la Première Guerre mondiale. Plus original, Harry Harrison, dans sa trilogie West of Eden, inexplicablement inédite en français, part de l'idée que la fameuse comète, soi-disant responsable de la disparition des dinosaures à la fin du Crétacé, n'est pas entrée en collision avec la Terre, et donc que l'évolution a poursuivi une voie différente de celle que nous connaissons, débouchant sur l'apparition d'anthroposaures, rivaux de l' homo sapiens 12. Mais si les univers créés par ces romanciers divergent spectaculairement du nôtre (surtout dans le cas de West of Eden), ils obéissent tous deux aux mêmes règles fondamentales que lui. Les lois physiques qui régissent notre monde, celui des Germains victorieux et celui des anthroposaures, sont identiques.
Une guerre gagnée ou perdue, une comète qui percute ou qui rate la Terre ne sont au fond que de simples événements, certes importants à nos yeux d'humains, mais qui ne remettent pas en cause les fondements de l'univers. Il en va tout autrement dans la nouvelle de Waldrop. La structure de l'univers qu'il imagine diffère radicalement de celle que nous connaissons, d'où la catastrophe provoquée par l'expérience sur le phlogistique, qui n'existe pas pour nous.
Imaginer un monde identique en surface au nôtre, mais ne fonctionnant pas selon les mêmes principes, et aller jusqu'au bout des conséquences de ces nouveaux postulats, n'est pas chose aisée. Mais cela n'a cependant pas découragé l'écrivain qui est peut-être le créateur (et un des théoriciens) de la science-fiction-fiction, je veux parler de Philip José Farmer.
Dans le numéro de décembre 1952 de Startling Stories paraissait une courte nouvelle de Farmer, « Sail on ! Sail on ! ». Le public français n'en prit connaissance qu'une vingtaine d'années plus tard, en mars 1971, dans le n° 207 de Fiction, sous le titre « Par-delà l'océan ». Entre-temps, la nouvelle avait été reprise aux États-Unis dans une anthologie de Harry Harrison, complétée d'une extraordinaire postface de l'auteur. Par bonheur, en 1977, cete postface a été reproduite par Jacques Sadoul dans l'anthologie Les meilleurs Récits de Startling Stories 13. « Sail on ! Sail on ! » y figure également, dans une nouvelle traduction et sous le titre « Faire voile ».
L'univers de « Sail on ! Sail on ! » est des plus déroutants : Christophe Colomb, dans sa tentative d'atteindre les Indes en traversant l'Océan Atlantique, non seulement ne découvre pas les Amériques, mais bascule au bord du monde avec ses caravelles ! Car la Terre est plate (ou presque).
« Sail on ! Sail on ! » est le deuxième texte de science-fiction de Farmer édité et il reflète d'entrée de jeu ce qui deviendra l'une des obsessions majeures de l'auteur : comment rivaliser avec le Créateur 14.
Mais revenons au contenu de la nouvelle.
D'abord, son aspect uchronique. Le moine franciscain Roger Bacon (1214-1294), un savant du Moyen-Âge souvent présenté comme un précurseur de la recherche expérimentale (le choix de Roger Bacon par Farmer n'est certes pas dû au hasard 15), a été canonisé dans cet univers (nous l'appellerons désormais « le Deuxième Monde », à l'instar de Farmer lui-même dans sa postface) et a donné naissance à un ordre savant. Le Deuxième Monde apparaît donc comme en avance sur le nôtre d'un point de vue scientifique, tout au moins pour la fin du XVe siècle : les moines rogériens connaissent la radio, ce qui permet aux caravelles de Colomb de rester en contact avec l'Europe, et des dirigeables turcs survolent l'Europe. On pense avoir à faire, dans la majeure partie de la nouvelle, à une simple uchronie. Mais voilà, la Terre n'est pas ronde, comme le croient Colomb, les moines rogériens et le lecteur.
Farmer a-t-il écrit, avec « Sail on ! Sail on ! », une simple histoire fantasmagorique ? Pas seulement. Il s'en explique loguement dans sa postface. Commentaires sur « Faire voile », peut-être plus passionnante encore que la nouvelle elle-même. Il s'agit, pour Farmer, de construire sa propre cosmologie, en s'inspirant plus ou moins des conceptions d'Aristote et de Ptolémée, tout en postulant que la Terre est plate, ce qui aurait attristé Pythagore ! Ce mélange pose des problèmes de cohérence quasi insolubles, et l'auteur en est bien entendu conscient : « J'aurais autant de mal à expliquer mon univers que Ptolémée en avait avec ses cycles, épicycles et déférents » 16.
Et ce n'est pas peu dire. Arthur Koestler, dans un ouvrage consacré aux grands cosmologues du passé 17, donne une description pittoresque du système géocentrique de Ptolémée qu'il n'est pas déplacé de reproduire ici :
« On se représentera peut-être plus aisément l'univers de Pythagore en imaginant, au lieu d'un système d'horlogerie, une Grand Roue [dont la Terre occupe le moyeu, géocentrisme oblige] qui tourne lentement en entraînant les sièges ou les cabines suspendus à sa jante. Imaginons un passager solidement attaché à son siège, tandis que la machine s'emballe : la cabine au lieu de rester sagement à la verticale, se met à tourner autour du pivot qui la tient, et en même temps ce pivot tourne avec la Roue. Le malheureux passager (ou la planète) décrit dans l'espace une courbe qui n'est pas un cercle, mais qui est néanmoins produit par une combinaison de mouvements circulaires. En faisant varier le diamètre de la Roue, la longueur du bras auquel la cabine est suspendue, et les vitesses de rotation, on peut obtenir une étonnante variété de courbes. [...] On donne le nom de déférent à la jante de la Grande Roue et celui d'épicycle au cercle décrit par la cabine. En choisissant un rapport convenable entre les diamètres de l'épicycle et du déférent, il était possible de représenter approximativement les mouvements des planètes, en ce qui concernait leurs arrêts et leurs reculs et aussi les variations de leur distance. »
Et Koestler conclut sa description par une anecdote surprenante. Alphonse X (1221-1284), roi de Castille, protecteur des sciences, aurait déclaré un jour que l'on tentait de l'initer aux mystères du système de Ptolémée : « Si le Seigneur Tout-Puissant m'avait consulté avant de commencer la Création, j'aurais recommandé quelque chose de plus simple. »
La Terre « plate » du Deuxième Monde présente d'autres caractéristiques des plus curieuses : « Ainsi la terre vue de biais de l'espace ressemble au profil d'une lentille ou à un dôme aplati. [...] Les eaux océaniques se jettent en cataractes rugissantes, s'incurvent et retombent sur les côtés de la structure de la planète. Ensuite, elles s'étalent sur le dessous. Certains effets singuliers devraient résulter de l'attraction de la Lune sur la surface, le fond et les flancs de cette étendue d'eau.
« Avec le temps, les océans s'assècheraient sur le dessus de la planète. Cependant, j'imagine une muraille rocheuse le long des bords, pour retenir la majeure partie de l'océan. Çà et là, il y a des fissures, par lesquelles l'eau se déverse. Mais l'eau, coulant »en bas« le long des côtés et en travers du dessous plat, s'élève (ou »tombe« ) par les fissures dans le corps de la planète et remplit ainsi la cuvette océanique du dessus. C'est le seul moyen d'expliquer pourquoi Océanus ne se vide pas. » 18
Pour ne rien dire des difficultés posées dans le Deuxième Monde par, entre autres, l'âge de la Terre (qui devrait être de 6000 ans comme dans la Bible !), les lois de l'évolution, etcelles de la gravité...
On comprend bien ce que tente de faire Farmer : bâtir un univers obéissant apparemment à des conceptions du monde errnées (système géocentrique de Ptolémée, physique d'Aristote, Terre plate). Il conçoit un monde complètement artificiel, qui semble correspondre à certains idées que nos ancêtres se faisaient de l'univers, mais qui semble seulement. Farmer se pose en démiurge, ou mieux, en sorte d'ingénieur du cosmos un peu paranoïque certes, mais non point naïf qui avoue : « [...] dès que je songe à une facette de ce petit cosmos, quelque chose d'autre vient la contredire, et je dois repartir de zéro et rééquilibrer les forces et les positions. »
La postface de Farmer à « Sail on ! Sail on ! » porte fort justement en sous-titre : Un exercice d'extrapolation logique. Cette logique nous mène à la conclusion que relever de façon rigoureuse le défi de la science-fiction-fiction. Une conception fausse de l'univers reste une conception fausse. Si un univers lui obéit effectivement, alors cet univers ne peut fonctionner. L'idée de base de « ...the World as we know't », quand on y réfléchit, n'est que pure fantasmagorie quant à ses présupposés : un monde dans lequel la théorie phlogistique serait vraie ne pourrait exister, ou tout au moins ne pourrait pas être superposable au nôtre, même si Sir Robert ne réalisait pas sa fameuse expérience. Farmer a bien compris ce problème fondamental, et il propose, pour tourner la difficulté, d'accepter les contraintes incontournables imposées par l'univers tel qu'il est, et de fabriquer en son sein un monde artificiel qui, extérieurement, obéirait à des conceptions erronées, mais qui, fondamentalement, serait régi par les vértables (ou supposées telles) lois de l'univers ? Même ainsi, les problèmes d'ajustements constituent un casse-tête chinois, comme il le souligne sans cesse dans sa postface. Pour gagner le pari, il faut tricher et se contenter d'à peu près. Mais, comme on le sait, Farmer est passé maître dans l'art de truquer les univers.
« Ici je veux prévenir une question que tu me fais intérieurement ; et je dirai que c'est la foudre qui a fait descendre sur la terre pour les mortels la première flamme, foyer de toutes les autres. Combien de corps voyons-nous embrasés par les flammes célestes, quand un coup de foudre a répandu ses feux ! Mais cependant il arrive que sous l'effort des vents un arbre penche ses épais rameaux sur ceux d'un autre arbre et s'échauffe au contact : la violence du frottement fait jaillir le feu qu'ils contiennent et parfois brille une flamme éclatante dans l'entrechoquement des branches. De ces deux causes, l'une et l'autre ont pu donner le feu aux mortels. » 20
On peut se demander où Lucrèce (98-55 av. J.-C.) est allé chercher cette histoire de feu provoqué par le frottement des branches d'arbres, à laquelle il tenait visiblement, puisqu'elle apparaît au moins deux fois dans De la nature, au Livre Premier et au Livre Cinquième. Il n'était pourtant pas homme à avaler n'importe quoi : par exemple, il ne croyait pas à l'existence des centaures, ni des dragons. Comment la gueule de ces derniers aurait-elle pu supporter la chaleur des flammes 21 ?
Lucrèce a-t-il réellement assisté à l'événement, ou ne fait-il que rapporter un témoignage ? En tout cas, le philosophe romain présente ce phénomène comme un fait, et non comme l'interprétation d'un fait. Car, par ailleurs, des interprétations, il y en a pléthore dans De la nature. Elles valent ce qu'elles valent : certaines nous font sourire aujourd'hui, d'autres en imposent par leur pertinence.
Le lecteur se dira sans doute qu'il est bien audacieux de distinguer ainsi un fait de son interprétation. Tout témoignage est conditionné par un faisceau dense de paradigmes inhérents à la condition du témoin, et le même type d'événement décrit par un Romain antique et par un homme contemporain risque de revêtir des formes bien différentes. Ian Watson, pour sa part, n'a pas hésité à prendre les dires de Lucrèce au pied de la lettre dans sa nouvelle « Ghost Lecturer », une autre œuvre phare de la science-fiction-fiction.
Roseberry est un physicien génial qui a inventé le champ qui porte son nom. Une invention proprement ahurissante qui lui permet de ramener dans le présent des hommes du passé. Il est ainsi possible de dialoguer avec telle ou telle gloire mythique. Et Roseberry jette de préférence son dévolu sur des scientifiques. Après Galilée et Darwin, c'est Lucrèce (qualifié plaisamment de « Carl Sagan de la Rome antique » par la narratrice de « Ghost Lecturer ») qui va faire les frais de l'opération. Mais les choses vont tourner plutôt bizarrement : après l'arrivée du docte Romain, le monde autour de lui se met à obéir aux principes décrits dans De la nature ! Il faudra renvoyer en catastrophe Lucrèce dans le passé, mais une zone restera cependant à jamais imprégnée des conceptions du Romain.
De quelle manière se traduisent les altérations de notre monde par celui de Lucrèce ? Par exemple, le frottement des branches d'un arbre sous l'effet du vent se met à provoquer réellement des flammes. L'anecdote rapportée par Lucrèce s'avère vraie, au grand étonnement de l'aéropage de savants modernes qui l'entoure. Mais ce n'est rien encore, car le monde des sens se met à obéir aux conceptions de Lucrèce sur le sujet, exposées en détail dans le Livre Quatrième de De la nature : « Le groupe d'arbres que j'observais paru soudain, eh bien, se jeter sur moi — ôtant ses voiles un à un pour les laisser flotter vers moi. Je ressentis l'impact de chacun des exemplaires de la scène, malgré sa finesse, comme un coup qui me cinglait les yeux. Ce que je regardais faisait rayonner sa surface vers moi. Je crus une seconde revivre un trip sous acide, des années auparavant. » 23 La narratrice de « Ghost Lecturer » fait ici l'expérience de la façon dont Lucrèce concevait la vision : pour lui, de la surface des corps émanent des simulacres 24 qui, en frappant nos yeux, nous renseignent sur la forme des objets, leurs couleurs, leur éloignement, leur mouvement, etc. « Ma thèse, écrit Lucrèce, est donc que la surface des corps émet des figures et images subtiles, auxquelles nous pourrions donner le nom de membranes ou d'écorces puisqu'elles sont la même forme et le même aspect que les corps, quels qu'ils soient, dont elles émanent pour errer dans l'espace. C'est ce que mon raisonnement pourra faire comprendre à l'esprit le moins pénétrant. » 25
Ian Watson use avec beaucoup d'habileté des divergences surprenantes entre notre conception de la vision et celle de Lucrèce. Elles sont telles que l'univers du Romain et le nôtre semblent totalement différents, d'où les scènes à la fois stupéfiantes et réjouissantes qui parsèment sa nouvelle.
On peut se demander, cependant, si Ian Watson ne fait pas preuve, dans la manière dont il utilise le discours de Lucrèce, d'une certaine superficialité. Prenons le cas des branches d'arbres qui s'enflamment par frottement. Il s'agit bien d'un fait, que l'on suppose avoir été observé par Lucrèce, mais que l'on n'observerait plus de nos jours. Mais lorsque Ian Watson fait voir à la narratrice des simulacres qui se précipitent sur elle et dont elle ressent l'impact, il confond le phénomène de la vision avec l'interprétation du phénomène de la vision qu'en donne Lucrèce. S'il s'agissait d'une simple description d'un fait, le sage romain ne déploierait pas des trésors de rhétorique pour convaincre son lecteur de la validité de son interprétation.
Lucrèce ne précise-t-il pas lui-même, à propos de ces sortes d'écorces qui émanent des objets, qu'« il n'est pas étonnant que les simulacres qui frappent nos yeux restent invisibles, alors qu'ils nous font voir les objets. » 26 Ian Watson ne tient guère compte de cette remarque. Le savant romain use de métaphores pour exprimer de nouveaux concepts, et l'auteur de « Ghost Lecturer » prend ces métaphores au pied de la lettre. Il met sur le même plan le fait que les branches d'arbres s'embrasent par frottement et l'interprétation de la vision selon Lucrèce. Si nous observions en compagnie de Lucrèce ces branches d'arbres agitées par le vent, nous les verrions (peut-être) s'enflammer, phénomène déroutant mais dont nous partagerions l'expérience avec le philosophe romain. Par contre, si nous discutions avec Lucrèce de l'interprétation du phénomène de la vision, il tenterait de l'expliquer par des simulacres, et nous par des photons ou des ondes lumineuses. Mais nous ne verrions pas se précipiter sur notre visage des simulacres, pas plus que nous ne verrions de petites boules d'énergie (les photons) ou de belles courbes sinusoïdales (les ondes) foncer vers nos yeux !
Ian Watson postule que non seulement la conception du monde, mais le monde même de Lucrèce est différent. L'observateur façonnerait en quelque sorte l'univers qui l'entoure. Mais, dans « Ghost Lecturer », aucune altération ne s'est produite avec les autres personnages historiques ramenés à la vie : « Avec Darwin, et même avec Galilée, nous étions sur la même longueur d'onde. Une conception de l'univers moderne, scientifique » 27, précise l'un des protagonistes de la nouvelle. C'est vite dit. On aurait aimé une analyse comparée plus fine des conceptions du monde respectives de Lucrèce, Darwin et Galilée, qui aurait peut-être révélé quelques surprises.
Il est heureux, d'autre part, que les altérations provoquées par Lucrèce dans « Ghost Lecturer » ne portent pas sur la cosmologie. Par exemple, Lucrèce considérait comme folie que des êtres vivants puissent exister aux antipodes 28 et pensait que les astres « ne sont que très légèrement plus petits ou plus grands que leur apparence » 29.
Ian Watson n'est pas allé jusqu'au bout de son option, mais pour de bonnes raisons, il faut bien l'admettre.
Waldrop, en choisissant l'épisode de la théorie phlogistique comme base de « ...the World as we know't », souligne l'ambiguïté dérangeante de ces périodes précédant une révolution scientifique fondamentale, un changement profond de paradigme qui bouleverse notre conception du monde.
Il précise, dans sa présentation de la nouvelle 30, qu'il a dû consulter trois douzaines d'ouvrages pour se documenter, avant de tomber sur une thèse contenant tous les renseignements qu'il recherchait. Il ne serait guère surprenant, cependant, que l'étude classique de Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions ( La Structure des révolutions scientifiques), soit essentiellement à l'origine de « ...the World as we know't ».
On notera également que, derrière le ton ironique de la nouvelle, perce peut-être une certaine gravité, si l'on veut bien voir dans l'expérience, malencontreuse mais fictive, de Sir Robert, un reflet déformé du Projet Manhattan.
Avec « Sail on ! Sail on ! », c'est Farmer le démiurge qui se révèle : comment devenir un petit dieu ? 31 La postface à la nouvelle constitue en quelque sorte l'ébauche d'un manuel pour faiseur d'univers. Construire un univers-jouet est la réponse de Farmer au défi de la science-fiction-fiction : si une conception de l'univers s'avère fausse, pourquoi ne pas la rendre vraie artificiellement, pour les besoins de la cause ?
Dans « Ghost Lecturer », Ian Watson tourne les problèmes de cohérence inhérents à la science-fiction-fiction : plutôt qu'avec les concepts, c'est avec les mots et le langage qu'il préfère jongler, ce qui ne surprend guère de la part de l'auteur de The Embedding ( L'Enchâssement). Le résultat, moins excitant pour l'esprit que les conjectures de Waldrop et de Farmer, qui jouent franchement le jeu de la science-fiction-fiction, s'avère en revanche très impressionnant d'un point de vue esthétique.
Notes :
1. Voir John Grant : A Directory of discarded ideas (London, Corgi, 1981), pp. 112-113.
2. Voir Gérard Messadié : Les Grandes Inventions de l'humanité (Bordas, collection « Les Compacts », 1988), p. 59
3. Voir Thomas S. Kuhn : La Structure des révolutions scientifiques (Flammarion, collection « Champs », 1983), p. 88.
4. Cette nouvelle est parue pour la première fois dans la revue Sayol (6e année, hiver 1982). Traduction française sous le titre « Ainsi va le monde » dans le recueil Ces chers vieux monstres (Denoël, « Présence du Futur » n° 513, 1990).
5. Francis Valéry m'a fait remarquer que ce terme de science-fiction-fiction prêtait à confusion. C'est juste, et j'ai été un moment tenté de reprendre celui fort élégant d'« Ulogie », proposé par Pascal J. Thomas, et bâti sur le modèle d'« Utopie » ou d'« Uchronie ». Mais Ellen Herzfeld a alors souligné qu'« Ulogie » pouvait tout aussi bien qualifier les univers de la fantasy. Cette remarque a beaucoup tempéré mon enthousiasme initial pour l'idée de Pascal J. Thomas...
6. Voir l'éditorial de NLM n°19.
7. Voir Thomas S. Kuhn : La Structure des révolutions scientifiques, p. 11.
8. Ces chers vieux monstres, p. 95.
9. Ibid., p. 92.
10. Ibid., pp. 107-108.
11. Témoignage cité par Claude Delmas dans son ouvrage : 1945 : la bombe atomique (éditions Complexe, collection « La Mémoire du siècle »), p. 71.
12. Voir Michel Meurger : « Le Serpent d'Eden », in NLM n° 18.
13. J'ai lu n° 784..
14. Le premier étant la version primitive de The Lovers (Les Amants étrangers). Curieusement, dans sa présentation de « Sail on ! Sail on ! » pour Fiction, Alain Dorémieux déclare : « Cette œuvre d'un Farmer débutant est assez déconcertante pour qui connaît l'écrivain et voudrait juger cette tentative à la lumière de ses écrits postérieurs. » Il me semble, bien au contraire, que « Sail on ! Sail on ! » annonce parfaitement le Farmer des cycles du Monde du Fleuve ou des Faiseurs d'univers mais peut-être l'absence de sexe dans cette nouvelle aura-t-elle un tant soit peu traumatisé le chroniqueur ?
15. Sur l'importance de Roger Bacon à la fois dans le domaine de la fiction et des spéculations historiques plus ou moins sérieuses, on lira avec profit l'article de Michel Meurger, « Lovecraft, Newbold et le manuscrit Woynich » (in Études Lovecraftiennes n° 11).
16. Les Meilleurs Récits de « Startling Stories », p. 35.
17. Arthur Koestler : Les Somnambules (calmann-Lévy, 1960), pp. 62-65.
18. Les Meilleurs Récits de « Startling Stories », pp. 38-39.
19. Ibid. p. 36.
20. Lucrèce : De la nature (GF-Flammarion, trad. de Henri Clouard), p. 184..
21. Ibid., p. 179. À noter cependant que Robert A. Heinlein, dans Glory Road (Route de la gloire), parvient à concevoir uen sorte de tyrannosaure cracheur de feu, à l'instar de l'inénarrable Godzilla ! Décidément, l'imagination des écrivains de science-fiction ne connaît pas de limite.
22. Parue pour la première fois dans Isaac Asimov's Science Fiction Magazine en 1984, et traduite dans le recueil Les Oiseaux lents (Denoël, « Présence du Futur » n° 448, 1987) sous le titre « Le Conférencier fantôme ».
23. Les Oiseaux lents, p. 94.
24. Ce terme assez dickien de « simulacre » est employé par Henri Clouard dans l'argument qu'il a rédigé pour présenter le Livre Quatrième (De la nature, p. 117), et dans sa traduction même.
25. De la nature, p. 120.
26. Ibid. p. 125.
27. Les Oiseaux lents, p. 96.
28. De la nature, pp. 45-46.
29. Ibid. p. 172.
30. Ces chers vieux monstres, p. 85.
31. Pour reprendre le titre d'une étude fameuse de Gérard Klein sur Farmer parue dans Fiction n° 174 et 175, mai et juin 1968.
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