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Dick et le champignon sacré

Joseph ALTAIRAC

Nous les Martiens n°23, octobre 1993

          Il y a eu des gens bien plus dérangés que Philip K. Dick, et qui ont néanmoins produit des œuvres durablement adaptées à la vie de millions de gens sains d'esprit.

 


          On a parfois tendance à regrouper les trois romans de Philip K. Dick, Siva, L'Invasion divine et La Transmigration de Timothy Archer sous le nom de « trilogie divine », comme si cet ensemble formait un tout parfaitement cohérent. C'est une opinion que ne défend pas, bien au contrare, Norman Spinrad dans sa pénétrante étude, La Transmutation de Philip K. Dick 1.


          Selon l'auteur de Rêve de fer, Siva et L'Invasion divine feraient figure de créations « relativement mineures », alors que La Transmigration constituerait une « œuvre d'une lucidité lumineuse, toute imprégnée de bon sens ». En quelque sorte, le véritable testament littéraire de Dick, bien davantage que la peut-être déjà trop fameuse (et fumeuse) Exegesis 2. Nous le suivrons sans peine dans son appréciation.

 

          La Transmigration de Timothy Archer est conté du point de vue d'un personnage féminin, Angel Archer, la belle-fille de Timothy Archer. Cependant, détail qui ne trompe pas, elle exerce, comme le fit Dick lui-même, le métier de disquaire. On remarquera également, tout au long du roman, la compassion d'Angel vis-à-vis des autres personnages et ses tentatives pour expliquer, sinon excuser, leur comportement souvent fantasque, attitude dickienne s'il en est. Il est donc raisonnablement légitime de considérer Angel comme le porte-parole de l'auteur, ce que je ferai par la suite.

 

          Mais d'abord, résumons l'ouvrage dans ses grandes lignes.

 

          Timothy Archer est un brillant évêque de l'Église épiscopale (diocèse de San Francisco). C'est aussi un esprit fort, qui n'hésite pas à fleureter avec des idées jugées hérétiques par certains de ses coreligionnaires et à entretenir une maîtresse, Kristen Lundborg, qu'il présente comme sa secrétaire. Timothy Archer a un fils, Jeff Archer, qu'a épousé Angel. Jeff, au tempérament dépressif, et peut-être inconsciemment attiré par la maîtresse de son père, ne tardera pas à se suicider.

 

          Kristen a également un fils, Bill, personnage plutôt sympathique mais réservé, habitué des maisons de repos et obsédé par les voitures.

 

          Après le suicide de Jeff, l'intérêt déjà vif de Timothy Archer pour les origines cachées du christianisme ne fait que s'exacerber. Il accomplit avec Kristen des voyages en Terre sainte et se plonge dans l'étude des énigmatiques manuscrits radokites. Il pense avoir découvert la nature originelle du christianisme : les premiers chrétiens adoraient en fait un champigon hallucinogène sacré !

 

          Tout aussi surprenant : Timothy et Kristen pensent mainteant que l'esprit de Jeff se manifeste à eux : il provoque l'arrêt des pendules à l'heure de sa mort et enfonce des aiguilles sous les ongles de la maitresse de son père ! En faisant appel aux services d'un médium, Timothy et Kristen reçoivent des messages de Jeff. L'esprit prédit la mort prochaine de Kristen, prédiction qui se révèlera juste, malgré les doutes d'Angel. En effet, Kristen se suicide à son tour en avalant des barbituriques...

 

          L'évêque Archer connaîtra également une fin tragique. Équipé d'une simple carte routière et de deux bouteilles de Coca-Cola, il se perdra dans le désert de la Mer Morte en quête de son fameux champignon mystique. On retrouver son cadavre « agenouillé comme dans la position de la prière. Mais en fait Tim était tombé d'une falaise ».

 

          L'affaire ne s'arrête pas là. En se rendant à un séminaire organisé par Edgar Barefoot, une ancienne relation de l'évêque, Angel retrouve Bill Lundborg. Et le fils de Kristen affirme posséder maintenant deux personnalités : la sienne propre, et celle de Timothy Archer. La preuve ? Il est désormais doté de xénoglossie, c'est à dire qu'il est capable de parler des langues étrangères qu'il ignorait jusqu'alors ! Barefoot est convaincu de l'authenticité de cette étonnante réincarnation, mais pas la sceptique Angel. « Tim aurait apprécié la situation. S'il avait été encore en vie », conclura-t-elle philosophiquement à l'issue d'une discussion avec Barefoot.


          Pour imaginer Timothy Archer, Philip K. Dick s'est fortement inspiré d'un personnage parfaitement authentique, l'évêque de l'Église épiscopale de Californie, James A. Pike. Norman Spinrad rapporte qu'une parente d'une des épouses de Dick avait eu une liaison avec Pike, et que ce dernier, tout comme Timothy Archer, était parti un beau jour dans le désert du Néguev, équipé de deux bouteilles de Coca-Cola, pour y chercher des vestiges esséniens ! Lawrence Sutin, dans sa précieuse biographie de Dick 3, nous donne de plus amples précisions sur les relations entre Dick et Pike.

 

          L'épouse de Dick à laquelle Norman Spinrad fait allusion n'est autre que Nancy Hackett, dont la belle-mère, Maren Hackett, eut une aventure avec Pike. Elle se suicidera par la suite. Il n'est guère difficile de reconnaître Maren Hackett dans le personnage de Kristen.


          Pike et Dick se lièrent d'amitié. Tous deux, d'après Lawrence Sutin 4, se lançaient volontiers dans des discussions sur des spéculations théologiques. Pike abordait souvent le problème de la communication avec les morts : lui-même tentait d'entrer en contact avec son fils Jim qui s'était suicidé en 1966, et il pensait y être parvenu ! L'infortuné Jim fournira bien évidemment à Dick le personnage de Jeff Archer.


          La mort tragique de Pike dans le désert de Judée, en septembre 1969, affecta profondément Dick, et l'on peut même voir dans la lettre qu'Angel Archer envoie à la critique Jane Marion l'écho d'un texte que Dick adressa en février 1981 à Joan Didion, auteur d'un essai sur Pike. Lawrence Sutin signale également qu'en plus du fils de Pike, Dick s'est inspiré de deux de ses amis, Tom Schmidt et Ray Harris, pour créer Jeff Archer 5.

 

          Fiction et réalité, dans La Transmigration de Timothy Archer, se trouvent donc inextricablement imbriquées, et quelques-uns des événements les plus invraisemblables et des personnages les plus déroutants du roman trouvent paradoxalement leur origine dans la vie et l'entourage direct de l'auteur. D'ailleurs, ne s'est-il pas souvenu de sa propre « révélation mystique » de 1974 pour l'épisode de la soi-disant réincarnation de Timothy Archer dans Bill Lundborg ? Comme le confiait Dick à Charles Platt en 1979 dans une interview plutôt sidérante : « [...] ça a envahi mon esprit, pris le contrôle de mes centres nerveux [...]. Cet esprit était pourvu d'un formidable savoir technique — un savoir qui embrassait la mécanique, la médecine, la cosmologie, la philosophie. Il avait des souvenirs qui remontaient à plus de deux mille ans ; il parlait grec, hébreu, sanscrit, il n'y avait rien qu'il parût ignorer. » Comme plus tard Bill Lundborg, Dick se retrouve brusquement doué de... xénoglossie !

 

          Mais il est une autre source dont Dick s'est inspiré et qu'il serait dommage de négliger : John M. Allegro.


          À deux reprises dans le cours du roman 6, Philip K. Dick cite le nom de cet Anglais, véritable spécialiste des manuscrits de la Mer Morte, qui fut maître de conférence à l'Université de Manchester. C'est que John Allegro, en dehors de celle due à ses talents reconnus de philologue, jouit d'une notoriété plutôt ambiguë pour un ouvrage fort curieux qui, en 1970, défraya la chronique : The Sacred Mushroom and the Cross. Ce volume fut traduit en français l'année suivante aux éditions Albin Michel sous le titre Le Champignon sacré et la Croix.


          À première vue, voilà un travail qui en impose. John Allegro précise, dans une note préliminaire, que ses travaux « sont accompagnés de leurs données techniques, qui dépasseront sans doute généralement la compréhension du lecteur non spécialisé, auquel l'ouvrage est d'abord destiné. » 7. On ne saurait mieux dire ! Les « données techniques » en question occupent une quarantaine de pages en fin de volume : notes en hébreu, arabe, araméen, akkadien, grec, etc., sur deux colonnes, index philologique et index biblique, le tout composé dans un corps microscopique. Pour compliquer encore les choses, l'éditeur français s'est contenté de reproduire ces notes telles qu'elles se présentaient dans l'édition anglaise, sans modifier les renvois de pages, ce qui rend les recherches particulièrement acrobatiques (j'ai essayé), la pagination de la traduction ne pouvant évidemment pas correspondre à celle de la version originale !

 

          Le profane ne manquera pas d'être impressionné par un tel étalage d'érudition. Mais que cherche à démontrer ce discours apparemment si savant ? Tout simplement que les textes sacrés du christianisme sont truffés (c'est le cas de le dire) d'allusions au culte secret d'un champignon hallucinogène, symbole de fertilité ! Et que, de plus, pour faire bone mesure, Jésus n'a jamais existé...


          Voici comment John Allegro interprète un passage de l'Ancien Testament mettant en scène Ezéchiel : « Le langage figuré qui fait allusion au champignon est ici d'une évidence dramatique. Le prophète [Ezéchiel] voit l'Amanita muscaria, son champignon rouge ardent parsemé des flocons blancs de la membrane déchirée de la volve. Dans cette chair se trouve la drogue hallucinogène, qui a le pouvoir d'augmenter les facultés de perception, d'aviver les couleurs et de rendre les objets beaucoup plus grands ou plus petits qu'ils ne le sont réellement. » 8


          Et il ne s'agit que d'un exemple parmi des dizaines d'autres. À tout moment, John Allegro utilise ses connaissances en philologie pour se livrer aux rapprochements étymologiques les plus audacieux. Saviez-vous que dans le Talmud, Jésus est parfois nommé Bar Pandêrâ', « fils de la Panthère » ? Allegro précise que « [cette] épithète est demeurée mystérieuse et a survécu même aux activités zélées des censeurs chrétiens surtout parce que son sens a été oublié » 9. Eh bien, figurez-vous que notre chercheur l'a retrouvé ; l'épithète de « panthère » accolée à Jésus provient d'Amanita pantherina, un champignon voisin d'Amanita muscaria ! Tout s'explique...


          Ne nous y trompons pas. Nous sommes, avec Le Champigon sacré et la Croix, en présence d'un délire de grande classe, d'un niveau bien supérieur à celui de la majorité des élucubrations qui encombrent les collections spécialisées en conjectures farfelues 10. On comprend aisément que de telles idées aient séduit Philip K. Dick, et qu'il ait présenté Timothy Archer comme un adepte du philologue britannique. Ainsi qu'il le fait déclarer à Bill Lundborg, « [...] ce champignon n'existait même pas. C'était une supposition gratuite. Tim avait piqué l'idée à un érudit nommé John Allegro. Le problème avec Tim, c'est qu'il n'avait pas de pensées personnelles : il empruntait les idées des autres et s'imaginait ensuite qu'elles venaient de lui, alors qu'il s'était contenté de se les approprier. »

 

          Mais l'ambition de John Allegro ne se borne pas à vouloir mettre en évidence les traces d'un culte secret du champignon chez les Hébreux et les premiers chrétiens. Cette découverte serait pourtant déjà, en elle-même, tout à fait stupéfiante (si j'ose dire). Il n'hésite pas à proposer, avec un incroyable aplomb, une histoire alternative du judaïsme et des débuts du christianisme.

 

          « La religion israélite était fondée sur le culte du champignon sacré, comme le montrent maintenant les noms de ses tribus et de ses mythes.

 

          « Le fanatisme de certains de ses adhérents provoqua une opposition interne et externe, et après les désastreuses révoltes contre les Assyriens et les Babyloniens aux VIIe et VIe siècles av. J.-C., survint une période de réaction, qui effaça énergiquement le passé lors des mouvements de réforme du judaïsme des VIe-Ve siècles.

 

          « Le culte du champignon disparut pour reparaître, avec des résultats plus désastreux encore, aux Ier et IIe siècles de notre ère, lorsque les Zélotes et leurs successeurs défièrent à nouveau la puissance de Rome.

 

          « Le christianisme se purifia après l'holocauste et chassa ses drogués dans le désert comme »hérétiques« , se pliant tellement à la volonté de l'État qu'au IVe siècle il s'intégra aux puissances gouvernantes. »

 

          Par moment, avouons-le, certaines des idées d'Allegro peuvent faire penser davantage aux farces hilarantes des Monty Python (l'image des « drogués chassés dans le désert » !) qu'à des spéculations historiques sérieuses.


          On imagine sans peine la réaction horrifiée du monde savant à la sortie de The Sacred Mushroom and the Cross. John Allegro avait déjà provoqué l'irritation de plusieurs de ses collègues par des interprétations jugées peu orthodoxes des manuscrits de la Mer Morte. Cette fois, c'en est trop. Dans The Times du 26 mai 1970, quatorze scientifiques britanniques éminents signeront une lettre réfutant les scandaleuses conclusions d'Allegro 11.


          Et pourtant, comme si cela ne suffisait pas, les buts d'Allegro vont encore au-delà d'une réinterprétation déjà radicale de l'histoire des religions. Dans un ouvrage semble-t-il inédit en français, The End of a Road (1970), présenté comme une sorte de complément (« companion volume ») à The sacred Mushroom and the Cross, John Allegro sonne le glas du christianisme : comment, en effet, faire confiance à une religion basée sur le culte de la fertilité et l'adoration d'un champignon hallucinogène ? À l'« idée fixe » du champignon sacré s'ajoutent des prétentions de moraliste et de philosophe 12. Pour John Allegro, les véritables origines (d'après lui !) du christianisme discréditent la majeure partie de son enseignement. Pour Timothy Archer, cet enseignement n'a pas de sens en lui-même. La vérité ne peut se trouver que dans la consommation du champignon magique : « L'anokhi [...]. Le champignon. Il est quelque part là-bas et ce champignon est le Christ. Le véritable Christ, pour qui parlait Jésus. Jésus était le messager de l'anokhi qui est le vrai pouvoir saint, la vraie source. Je veux le voir, je veux le trouver. Il pousse dans les grottes. Je le sais. » Son idée fixe le conduira à la mort.

 

          L'édifice construit par John Allegro s'appuie presque uniquement sur sa spécialité, la philologie. Il a pourtant dû sentir malgré son obsession, que ses idées, heurtant de front tout ce que l'histoire des religions nous avait appris jusqu'ici, nécessitaient une preuve plus concrète. Et quelle plus belle preuve que le « champignon » de la fresque médiévale de Plaincourault ?


          « Toute cette histoire de l'Éden, » écrit Allegro, « est une mythologie fondée sur le champignon, surtout dans l'analogie entre »l'arbre« et le champignon sacré [...]. Aussi tardivement qu'au XIIe siècle, un souvenir de cette vieille tradition demeurait parmi les chrétiens, à en juger par une fresque du mur d'une église ruinée, à Plaincourault, près de Mérigny, dans l'Indre [...]. Nous y voyons l'Amanita muscaria dans toute sa gloire, entourée d'un serpent, tandis qu'Ève se trouve dans le voisinage, se tenant le ventre » 13. À cause d'une indigestion de champignons ? serait tenté de se demander un mauvais esprit...


          Comme on s'en doute, les historiens de l'art, pour leur part, n'adhèrent guère à cette interprétation du champignon, et reconnaissent dans la fresque en question un arbre stylisé 14 . Mais certains certains mycologues ne s'y sont-ils pas laissé prendre ? En tout cas, l'illusion de la preuve « matérielle » est là : le prétendu « champignon » de la fresque de Plaincourault sert très opportunément à illustrer la couverture de l'édition française du Champignon sacré et la Croix.

 

          Il est frappant de voir à quel point l'ouvrage d'Allegro s'inscrit dans la soi-disant « drug culture » de l'époque, même si c'est, ainsi que l'on a pu le constater, au corps défendant de son auteur. Et, à propos de « drug culture », nul ne sera surpris d'apprendre que Philip K. Dick comptait parmi ses fans un certain Timothy Leary...


          En marge de cette idée du culte du champignon hallucinogène, remarquons une autre hypothèse d'Allegro qui, sans doute, ne manqua pas d'attirer l'attention de Dick. « Nous verrons, » écrit Allegro, « comment le culte du champignon était étroitement lié à la nécromancie, c'est à dire à l'évocation de l'esprit des morts pour prédire l'avenir » 15. Voilà qui nous rappelle immanquablement l'épisode dans lequel Timothy Archer (de la même manière que son modèle réel, l'évêque James H. Pike) entre en contact avec l'esprit de son fils suicidé, qui prédira la mort de sa maîtresse. Ce rapprochement mérite d'être fait, même s'il n'est pas indispensable d'en appeler au champignon sacré d'Allegro pour expliquer la dérive spirite de l'évêque 16, qui marche sur les traces de personnalités aussi célèbres et (apparemment) lucides que William Crookes, Camille Flammarion et Arthur Conan Doyle.
 
  
         « Le type de folie caractérisé par l'idée fixe est un phénomène fascinant. Je parle de l'idée fixe obsessionnelle, celle dont l'esprit ne peut se détacher. Cela représente une possibilité insoupçonnée de dysfonctionnement du cerveau humain. Il faut avoirvu une idée fixe à l'œuvre pour en apprécier pleinement la force. Une fois introduite dans un esprit, l'esprit d'un être humain donné, non seulement elle n'en part plus jamais, mais elle consume aussi tout ce que cet esprit contient d'autre, de sorte que finalement l'individu n'existe plus, son esprit en tant que tel n'existe plus ; seule subsiste l'idée fixe qui a tout détruit autour d'elle. »17 Ainsi s'exprime Angel Archer sur les obsessions de Timothy Archer.

           Philip K. Dick, expert en la matière, démonte avec une grande lucidité les mécanismes de l'« idée fixe », et se permet de le faire avec humour. Dans un dialogue extraordinaire entre Timothy Archer et Bill Lundborg 18, ce dernier fait perdre pied à l'évêque en lui montrant, grâce à ses connaissances en matière d'automobiles, l'inanité de ses présupposés sur les soi-disant manifestations de l'esprit de son fils. Un véritable tour de force !

          Dick n'hésite pas non plus à évoquer la logique inductive de l'école hindouiste (l'anumana) pour fustiger les obsessions de Timothy Archer : « En Occident », fait-il déclarer à Angel, « nous ne possédons pas de syllogisme exactement équivalent à l'anumana, et c'est regrettable, car si nous disposions d'une formule aussi rigoureuse pour vérifier notre raisonnement inductif, l'évêque Timothy Archer l'aurait connue, et s'il l'avait connue il aurait su qu'il ne suffisait pas que sa maîtresse s'éveillât les cheveux roussis pour avoir la preuve que l'esprit de son fils mort était revenu de l'autre monde, par delà la tombe. »19

 
          À vrai dire, il n'est peut-être pas absolument nécessaire d'évoquer l'école hindouiste de logique pour mettre en évidence les pièges du raisonnement par induction cher à Sherlock Holmes et dont abusent Timothy Arcer et John Allegro pour justifier leurs obsessions. La logique « occidentale » dispose elle aussi d'excellents outils. On reconnaîtra cependant à Dick le caractère élégant et original de son procédé.

           « On peut s'irriter de ce relent de religiosité en quoi tout se transforme chez lui », regrettait déjà en 1972 un Pierre Versins — par ailleurs admiratif — dans l'entrée « Dick » de son Encyclopédie. Les craintes de Versins devaient malheureusement trouver une trop évidente confirmation avec Siva et L'Invasion divine. Et pourtant, alors qu'en abordant, dans La Transmigration de Timothy Archer, un sujet aussi périlleux que les spéculations sur l'origine du christianisme, il s'exposait au risque des dérives mystiques les plus absconses, Dick en profita au contraire pour donner une surprenante et effiace leçon de lucidité, dont humour et autodérision ne sont pas absents. La rupture avec ses deux romans précédents s'avère spectaculaire autant qu'inespérée.

           Avec ce chef-d'œuvre de théologie-fiction que constitue La Transmigration de Timothy Archer, l'auteur ô combien polymorphe d'Ubik prend le visage du logicien et du sceptique. Qui se plaindra de cette ultime métamorphose ?

 
 
 
 
 
 

Notes :

1. Reproduit dans Regards sur Philip K. Dick, par Hélène Collon (éditions Encrage).
2. Ce qui ne signifie pas, loin de là, que ce journal de deux millions de mots soit dépourvu d'intérêt. À ce sujet, on lira avec profit l'étude de Jay Kinney, « Corps à corps avec les anges : le dilemme mystique de Philip K. Dick », publiée dans le recueil critique déjà cité.
3. Divine Invasions, a life of Philip K. Dick, Harmony Books, New York, 1989.
4. Ibid., pp. 149-150.
5. Divine Invasions, p. 279.
6. Op. cit., pp. 88 et 220.
7. Le Champignon sacré et la Croix, p. 9.
8. Ibid., pp. 127-128.
9. Ibid., p. 162.
10. Le Champignon sacré et la Croix est d'ailleurs paru hors collection, alors que l'éditeur Albin Michel disposait d'une collection particulièrement redoutable de barjoteries, « les Chemins de l'impossible ».
11. Voir Michael Baigent et Richard Leigh, The Dead Sea Scrolls Deception, Jonathan Cape, London, 1991, pp. 62-63. Cet ouvrage (qui sera traduit en français au moment où paraissent ces lignes) contient d'intéressantes précisions sur John Allegro et la réception de ses travaux ; on l'utilisera cependant avec prudence, sachant que Baigent et Leigh sont aussi les auteurs, en collaboration avec Henry Lincoln, d'ouvrages sujets à caution, dont le trop célèbre The Holy Blood and the Holy Grail (L'Énigme sacrée, Pygmalion/Gérard Watelet, 1983).
12. La couverture de l'édition de poche de The End of a Road (Panther Books, 1972) porte plaisamment en accroche : « This back could be the last nail in God's coffin... »
13. Ibid., p. 112.
14. Voir l'article de Michel Meurger, « Lovecraft, Newbold et le manuscrit Voynich », in Études lovecraftiennes n° 11, pp. 27 et 38 (note 10).
15. Le Champignon sacré et la Croix, pp. 147-148.
16. Lire à ce sujet Dialogue avec l'au-delà, de James A. Pike (J'ai lu, col. « l'Aventure mystérieuse »).
17
.  La transmigration de Timothy Archer, p. 101 

18. Ibid.,  pp. 121-127.

19. Les puristes seront intéressés d'apprendre que l'édition française de The Transmigration of Timothy Archer omet un poème de Robert Herrick (1648) que voici, placé en exergue dans l'édition originale:

An Odr for him


Ah Ben!

Say How, or when

Shall we thy Guest

Meet of those Lyreick Fasts

Made at the Sun,

The Dog, the triple Tunne?

Where we such clusters had,

As made us nobly wild, not mad;

Ou-did the meate, out-did the frolick wine.

My Ben

Or come agen ;

Or seen to us,

Thy wits grat over-plus;

But teach us yeat

Wisely to husband it;

Lest we have Talent spend:

And having once brought to an end

That precious stock; the store

Of such a with the world should have no more. 

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