Introduction :
Il était une fois l'espace et la science-fiction...
Permettez-moi de commencer par une citation qui me permettra d'illustrer mon propos, de faire l'économie de définitions ennuyeuses, de vous faire ressentir, par la fiction, ce que recouvre la notion de space-opera. Il s'agit des premières lignes des Cométaires, un roman datant de 1936, écrit par Jack Williamson (1908-2006), docteur en littérature anglaise, diplômé de l'Université du Colorado, inventeur du terme de « terraformation », et l'un des plus grands productifs auteurs américains du genre du XXème siècle :
« Phobos tournait au rythme de la Terre, car les anciens conquérants de cette petite lune de Mars avaient réglé son mouvement selon leur impériale convenance. Ils avaient couvert ses roches stériles de verdure, l'avaient enveloppée d'un air artificiel, et, de ses palais, ils avaient gouverné les planètes telles des îles captives. Mais, leurs orgueilleuses flottes spatiales avaient été vaincues et étaient tombées dans l'oubli bien avant le milieu de ce trentième siècle. Autour du soleil, les îles humaines étaient de nouveau libres, et dans le Hall Pourpre humilié, le plus jeune héritier de cet empire perdu n'était plus qu'un prisonnier impatient. »
Tout mon sujet est là, ou presque : la pédagogie de l'espace, celle du système solaire (Mars, Phobos, la Terre, le Soleil), est ici mariée, à un sens aigu de l'épopée et de l'émerveillement (un empire en crise, un prince héritier, un palais majestueux), ce que les anglo-saxons appellent le sense-of-wonder.
Mariage, disais-je ? À dire vrai, je préfère considérer l'histoire des rapports entre la science-fiction, littéraire comme cinématographique, et l'espace lui-même, celui que les sciences peuvent explorer et comprendre, astronomie en tête, comme des « fiançailles » qui durent depuis près de deux siècles, disons, par commodité, depuis De la Terre à la Lune de Jules Verne ; depuis si longtemps qu'elles ne peuvent plus être rompues ou concrétisées par une union définitive, tant elles sont tissées de promesses tenues et non tenues, que représentent des oeuvres intemporelles, cultes, ou irrémédiablement datées, telles que Buck Rogers, Flash Gordon, Les rois des étoiles, La faune de l'espace, La légion de l'espace, le cycle de Fondation, l'Histoire du Futur, Destination Moon, Planète interdite, Les Seigneurs de l'Instrumentalité, la série TV Star Trek, les six épisodes de Star Wars, 2001, l'odyssée de l'espace et ses suites, Dune, Hypérion, Le cycle de la Culture, etc.
Ce jeu de séduction mutuel a entraîné les « fiancés » dans une valse énivrante depuis l'étroite salle de danse de notre système solaire, jusqu'aux pistes étoilées des plus lointaines galaxies. Mais la fête terminée, il arrive que les amants s'éveillent en proie à une mélancolie grise comme le régolite lunaire, ou hantés par une déception aussi profonde que les grands canyons martiens. Chacun reprend ses habitudes, en se faisant la promesse qu'on ne l'y reprendra plus. L'espace s'en retourne auprès de la science, qui, de prouesses techniques en typologies révisées, fait avancer notre connaissance de l'univers, établit la composition des anneaux de Saturne, redéfinit à l'envi la notion de planète, classe les soleils comme s'ils n'étaient que les pièces de la collection d'une humanité philatéliste. La science-fiction, de son côté, se détourne parfois de l'espace au sens astronomique du terme, pour plonger dans l'exploration d'autres thématiques. Conservant son impertinente liberté , elle spécule alors, sans restriction ni prétention, sur le futur proche, l'apocalypse nucléaire, le désastre climatique, l'histoire et les passés qui auraient pu être, l'existence de mondes parallèles, le voyage dans le temps, l'émergence de l'intelligence artificielle, et sur l'impact politique et social des réseaux informatiques. Délaissant le space-opera, elle se fait tour à tour anticipation, utopie, uchronie.
Mais, lorsqu'elle renonce ainsi à l'embrasser, l'espace, son exploration sinon sa conquête, ne se pare plus des rêves épiques que peut produire la science-fiction, seule capable d'enchanter les défis qu'il représente, de montrer qu'ils ne sont pas seulement techniques ou scientifiques, mais aussi et surtout, humains. En retour, le public en vient à considérer que l'avenir « stellaire » de l'humanité, sa conquête du système solaire, voire l'établissement programmé de colonies humaines sur des mondes extrasolaires, n'est que le fruit des élucubrations de raconteurs d'histoires. Ainsi, alors même que nous fêtons cette année les quarante ans du programme Apollo, que les Américains s'apprêtent à retourner sur notre satellite et évoquent un projet de mission sur Mars, que les Chinois accélèrent leur programme spatial, que des sondes automatisées visitent la quasi-totalité de notre système solaire, que des télescopes, à l'acuité améliorée, fouillent l'espace à la recherche des exoplanètes, la poésie et l'émerveillement semblent ne plus être au rendez-vous. En cette année mondiale de l'astronomie, la conquête spatiale semble boudée, alors même qu'elle accomplit sa révolution conceptuelle et technique.
Aujourd'hui, le space-opera (au sens classique du terme) fait figure de curiosité un peu surannée, dans laquelle les afficionados se replongent avec nostalgie, comme dans des souvenirs d'adolescence. Pourtant, il ne faut pas minimiser la dimension pédagogique qu'a su assumer le space-opera, familiarisant des générations entières de lecteurs avec les notions cosmologiques fondamentales de galaxies, d'étoiles, de systèmes solaires, de planètes et de satellites, ou, démontrant de façon concrète, sous la plume d'un Robert A. Heinlein, la faisabilité, économique et technique, du voyage jusqu'à la Lune, sinon sa nécessité patriotique, et ce, bien avant l'alunissage d'Apollo XI en 1969, et la course à l'espace face à l'Union Soviétique.
Une chose est certaine : l'âge d'or du space-opera remonte aux (déjà lointaines) années cinquante, quand, selon les propos de Gérard Klein, grand théoricien du genre, les romans de science-fiction donnaient à voir « des empires immenses et bouleversés, des hommes dont la puissance maléfique s'étend sur des centaines de mondes, mais que leurs gardes géants ne parviennent pas à protéger de l'arme d'un tueur » ; quand les auteurs, Américains en tête mais sans exclusive, rivalisant d'audace, imaginaient des techniques de propulsion et de communication interstellaires leur permettant de donner corps à « cette incroyable, cette admirable toile d'araignée qui relie les mondes, qui est une altération du temps et de l'espace, et qui emprisonne l'univers exploré dans un filet de voies qu'empruntent les grands navires ». Si l'espace est le miroir métaphysique que l'Univers tend à l'Humanité, la science-fiction de cet « âge d'or », probablement, en a été le meilleur tain.
Pour autant, faut-il considérer que la valse entre l'espace et la science-fiction, appartient définitivement au passé ? De mutation en mutation, les auteurs, toutes nationalités confondues, les francophones ne sont pas en reste, continuent pourtant de livrer leur lot de rêveries spatiales, étayées par des considérations scientifiques plus ou moins poussées. À tel point qu'à l'aube du XXIème siècle, le genre a cru bon de se doter d'une nouvelle étiquette, qui manifeste une énième « résurrection » : le Nouveau Space Opera. Après une phase de désamour, l'espace et la science-fiction, s'attireraient donc, à nouveau, des étoiles dans le regard comme au premier jour ? Pour le vérifier, pour mesurer l'authenticité de ce nouvel élan, il faut revenir à la quintessence du space-opera et en retracer l'histoire.
Puisque le titre de ma conférence postule une dimension pédagogique de la science-fiction, je vous propose de suivre le cursus de l'éducation à la française : nous commencerons donc, naturellement, sur les bancs de l'école primaire, puis nous entrerons au collège et au lycée, étapes nécessaires afin d'acquérir les outils de base de la réflexion et de l'évasion, avant de plonger, baccalauréat en poche, avec mention j'espère, dans la myriade des spécialités universitaires de toutes galaxies, des écoles supérieures d'Imaginaire aux Instituts Universels de Technologie ; nous pousserons peut-être, jusqu'au doctorat es « amas galactiques » auquel vous n'aviez jamais osé penser ; à moins qu'à la faveur de notre parcours, vous ne préfériez entrer de plain-pied dans la vie active en embrassant la carrière, fort ingrate mais fascinante, des ingénieurs du système solaire.
I — DES FUSEES ET DES EMPIRES
(DES ORIGINES DU GENRE JUSQU'AUX ANNEES CINQUANTE)
Résumé :
Les premiers chantres de l'exploration de l'espace furent européens, à la fin du XIXème siècle, et n'hésitèrent pas à embrasser l'univers, se faisant les maîtres de l'espace et du temps avec une audace que certains de leurs successeurs ne possèderont pas. Puis, dans le creuset de la culture américaine, marquée par la notion de colonie et de frontière, naîtra le véritable « space-opera » dans les années quarante, entre comics, serials et pulps. Enfin, dans la décennie suivante, une nouvelle génération d'auteurs fera le choix d'une approche plus épurée, plus pédagogique, sinon plus scientifique, livrant ainsi les clefs d'un âge d'or, marqué par une mythologie propre : celle de la conquête spatiale.
A — Le regard ébloui de l'enfance : les maîtres de l'espace et du temps.
Dans La République, Platon préconisait, à partir des enseignements de Socrate, d'imprégner l'âme des enfants avec le sens du beau, et ce, dès l'âge de sept ans. Cette première phase de l'éducation idéale pourrait être ici incarnée par les maîtres de l'espace et du temps que furent les premiers auteurs de « proto-science-fiction », selon le terme consacré. Tous, ou presque, sont européens : Jules Verne, bien sûr, Joseph Henri Rosny Aîné, Herbert George Wells, Sir Arthur Conan Doyle et Rudyard Kipling, pour ne citer que les plus connus d'entre eux, auxquels il faudrait ajouter les américains Edgar Allan Poe et Howard Philips Lovecraft. Tous firent de l'univers en lui-même, avec une belle générosité, le voyage le plus extraordinaire, le spectacle le plus vaste, cherchant à atteindre, selon les termes de Sir Arthur Conan Doyle, « l'enfant qui n'est qu'un petit homme et l'homme qui n'est qu'un grand enfant ».
Le but sous-jacent de leur fiction est d'offrir une réflexion philosophique sur la place de l'homme dans l'univers, la destinée qui le pousse à l'explorer, sinon à le conquérir, et les moyens techniques d'y parvenir. L'entre-deux siècles (1860 à 1930), est propice au questionnement sur les espaces et les mondes extérieurs, qui excède largement la fiction. Rappelons que l'empire britannique est encore à son apogée et s'appuie sur la technologie pour se pérenniser. Et les Etats-Nations nés du XIXème siècles s'affronteront bientôt. L'astronome français Camille Flammarion publie en 1862, La pluralité des mondes habités, un essai de vulgarisation dans lequel il postule l'existence de nombreuses planètes et civilisations au-delà de la Terre ; et, dans l'Homme de Mars, en 1887, Guy de Maupassant, clame qu'« il faut être un sot, un crétin, un idiot, une brute, pour supposer que les milliards d'univers brillent et tournent uniquement pour amuser et étonner l'homme, cet insecte imbécile, pour ne pas comprendre que la terre n'est rien qu'une poussière invisible dans la poussière des mondes, que notre système tout entier n'est rien que quelques molécules de vie sidérale qui mourront bientôt ».
Du côté de la proto-science-fiction, c'est d'abord la Lune qui s'impose comme la destination privilégiée (et elle le restera, ou le redeviendra à plusieurs reprises, dans l'histoire du genre), avec des déclinaisons différentes, tantôt plus didactiques, tantôt plus fantastiques, selon la plume : en 1835, avec l'Aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall, Edgard Poe n'y croit pas vraiment, puisqu'il fait de son texte un canular journalistique, narrant le voyage d'un modeste raccommodeur de soufflets jusqu'à la Lune en ballon expérimental (on n'est pas très loin, encore, de la fantaisie satirique, des Etats et Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac, ou de celle, échevelée, des Aventures du Baron de Münchhausen), et bafouant délibérément les lois de la physique élémentaire ; avec son dyptique De la Terre à la Lune (1865) et Autour de la Lune (1870), Jules Verne s'avère, lui, plus timoré mais plus pédagogue. Michel Ardan, l'aventurier et Barbicane, l'ingénieur, le capitaine Nicholl, préparent minutieusement leur voyage en obus, et opèrent une véritable révolution lunaire ; avec ses Premiers Hommes dans la Lune, en 1901, Herbert George Wells marie l'audace narrative à une apparente scientificité : grâce à la cavorite, métal capable de créer l'apesanteur, son expédition atteint la Lune et opère le premier contact avec les étranges sélénites.
Les auteurs de l'époque, toutefois, ne se contentent pas tous de la Lune. Dans Les navigateurs de l'Infini (1925), J. H. Rosny Aîné (par ailleurs auteur de La Guerre du Feu), si la destination des personnages est la planète Mars, leur vaisseau et leur équipement semblent tout à fait capables de les emmener plus loin : « Les cloisons du Stellarium, en argine sublimé, d'une transparence parfaite, ont une résistance et une élasticité qui, naguère, eussent paru irréalisables et qui le rendent pratiquement indestructible. Un champ pseudo-gravitif, à l'intérieur de l'appareil, assurera un équilibre stable aux êtres et aux objets (...) Notre vaisseau vogue dans la nuit éternelle ; les rayons du soleil nous frapperaient durement, à travers l'argine, si nous ne disposions pas d'appareils qui atténuent, diffusent ou suppriment la lumière, à notre gré (...) La prodigieuse vitesse qui nous entraîne équivaut à une suprême immobilité. Profond silence : nos appareils — générateurs et transformateurs — ne font pas de bruit ; les vibrations sont d'ordre éthérique... Ainsi, rien ne décèle le bolide lancé dans les solitudes interstellaires ». Outre le jargon pseudo-scientifique qui tente de suspendre l'incrédulité des lecteurs, le passage est d'une pertinence remarquable pour l'époque (danger des rayonnements solaires, le silence des moteurs, sensation d'immobilité, etc). Cinq ans plus tard, l'auteur britannique Olaf Stapledon incarne l'apogée de cette veine scientifique et métaphysique de la science-fiction européenne. Avec son roman Les premiers et les derniers, il relate le lointain futur de l'humanité (plutôt de plusieurs « humanités » successives) sur deux milliards d'années ! Les hommes y sillonnent tout le système solaire, de Vénus à Neptune, en passant évidemment par Mars, jusqu'à ce que la mort du soleil ne les menace d'extinction définitive. Là encore, l'appel de l'espace résonne comme le chemin le plus logique de la survie de l'Homme, et les merveilles offertes à sa curiosité semblent inépuisables : « Il devint évident que l'humanité devrait abandonner sa planète natale. Les recherches portèrent dès lors sur la possibilité de voler à travers l'espace vide et de s'établir sur des mondes voisins (...) il ne fallut pas beaucoup de siècles à la cinquième espèce pour trouver un moyen supportable de voyager dans l'espace interplanétaire. On construisit d'immenses fusées dont le moyen de propulsion était l'énergie dérivée de l'annihilation de la matière (...) Une fois que le navire était sorti de l'atmosphère terrestre et avait atteint sa vitesse maxima, il pouvait bien entendu la garder constante sans utiliser l'énergie du moteur-fusée ».
Tout concourt à susciter des visions d'une ampleur démesurée, les auteurs embrassant à la fois le temps et l'espace, comme l'attestent idéalement les romans de Herbert George Wells, tels que La machine à explorer le temps (1895) et La guerre des mondes (1898). Pourtant, c'est bien la Lune qui inspirera les premiers pas de la science-fiction au cinéma, avec le très célèbre Voyage dans la Lune de Georges Méliès, qui date de 1902. Illusionniste professionnel, Méliès conçoit ses films comme le prolongement de sa magie et invente les premiers effets spéciaux, en opérant un habile syncrétisme entre la vision « scientifique » d'un Jules Verne, dont il reprend l'obus, et des éléments plus « merveilleux ». Grâce à son oeuvre, à l'opposé de celle des frères Lumière, l'imaginaire devient l'un des premiers sujets du cinéma, et l'espace l'une des destinations les plus proposées aux spectateurs. D'ailleurs, en 1919, Leigh adaptera à l'écran, First Men on the Moon de Wells. Suivront La femme dans la Lune de Fritz Lang, en 1928, et Things to Come de William Cameron Menzies, en 1936.
Mais, dès lors, l'imaginaire spatial semble traverser l'océan et, enfante, de l'autre côté de l'Atlantique, le « collège » des héros aux vaisseaux argentés et aux lasers surpuissants, qui occuperont, quelques vingt années, l'espace des « pulps » et de l'imaginaire populaire américain.
B – Le collège des héros : « Messieurs, sortez vos empires galactiques ! »
Au tournant des années 1920-1930, nous assistons à la véritable naissance du space-opera, en même temps, il faut bien le reconnaître, que s'opère un net recul de la « pédagogie » de l'espace au sens strict du terme, au profit du foisonnement d'un imaginaire jeune, décidé à bousculer toutes les frontières pour offrir de nouveaux mondes.
L'élément déclencheur est la publication, aux Etats-Unis, en 1909, d'une revue de vulgarisation scientifique, intitulée Modern Electrics, dirigée par Hugo Gernsback (1884-1967), un émigré belge. Celui-ci va avoir l'intuition que les merveilles de la science peuvent donner lieu, au-delà d'articles purement techniques et explicatifs, à des récits épiques glorifiant les avancées technologiques du nouveau siècle tout en extrapolant les futuribles qu'elles promettent. Pour diffuser ces « scientifictions », Gernsback fonde une autre revue, un fanzine, qui leur serait entièrement dédié, et dans laquelle il publierait ses propres textes d'extrapolation : c'est Amazing Stories, dont le premier numéro paraît en avril 1926. L'ère des « pulps » de science-fiction vient de commencer ! Ces revues bon marché qui vont rapidement se multiplier (précisons toutefois que les pulps non-SF existaient déjà, consacrés à des aventures historiques, des « western », des « péplums », ou des récits de guerres), imprimées sur de papier de mauvaise qualité, de la « pulpe » de bois, qui jaunit et s'altère vite, et affublées de couvertures criardes, voire racoleuses (fusées étincelantes, rayons lasers, planètes en collision, robots géants et très agressifs, extraterrestres bulboïdes, et moultes héroïnes à demi-dénudées aux formes généreuses).
Les récits de « space-opera » vont s'y tailler la part du lion, mettant en scène des empires galactiques démesurés, des vaisseaux traversant toute la galaxie en un souffle, des héros invincibles luttant contre des savants machiavéliques, et, le plus souvent au mépris de toute crédibilité scientifique. Le terme de « space-opera » est un terme construit à partir de celui de « soap-opera » qui désignait les séries radiophoniques, puis télévisuelles, bâties selon une intrigue à rebondissements, toujours outrés, extrêmement mélodramatiques, et jouant systématiquement sur la surenchère et le cliffhanger, c'est-à-dire la survenue d'un événement dramatique qui laisse le héros en mauvaise posture à la fin de l'épisode. À dire vrai, à l'exception du cadre stellaire, les aventures des héros de l'espace, souvent archétypaux, n'étaient guère moins rocambolesques, ni plus crédibles, que celles des personnages des « soap » et autres « horse-opera », et, au moins dans un premier temps, n'avaient qu'un lointain rapport avec une quelconque culture scientifique.
Même si l'on peut citer les textes, très représentatifs de l'époque, d' Edgar Rice Burroughs (1875-1950), créateur de Tarzan (1912), du cycle de John Carter de Mars, ou de celui de Pellucidar (bâti sur l'idée de la « terre creuse »), les plus grands auteurs de space-opera, dont certains textes sont encore lisibles aujourd'hui, sont au nombre de trois : Edward Elmer Smith, surnommé « Doc » en raison de son doctorat de chimie de l'université de Columbia (1890-1965), Edmond Hamilton (1904-1977), auteur des Rois des étoiles, et, le plus prolifique et durable de tous, Jack Williamson (1908-2006), auteur de La légion de l'espace et bien d'autres textes, déjà évoqués. On peut se concentrer sur l'oeuvre de « Doc » Smith, car elle inspira Hamilton et suscita l'admiration de Williamson. Mais, surtout, elle est remarquable par sa démesure mélodramatique et sa cohérence interne, même si la plausibilité scientifique n'était pas toujours au rendez-vous !
Son premier texte, The Skylark of space, littéralement « l'alouette de l'espace » (traduit en France sous le titre La Curée des Astres), paraît dans Amazing Stories en 1927, et, au vu de son succès, fera l'objet de trois suites. À côté de cette tétralogie, son Triplanétaire (1934), sera intégré dans le grand Cycle des Lensmen ( Fulgur en VF), sous-titré, de façon révélatrice, The history of civilisation, qui fera de son auteur la vedette incontestée du space-opera. Sur le plan de la structure narrative, l'oeuvre de « Doc » Smith relève de l'archétype : « les intrigues se résument, au fond, à des courses-poursuites à travers l'espace, agrémentées de morceaux de bravoure de super-science, d'escales en des mondes divers et variés et de retournements de situation ». Sur le plan « scientifique », son héros, le jeune chimiste Richard Seaton invente un mystérieux « métal X », dont la désintégration dégage une telle énergie que les voyages supra-luminiques permettent aux « héros » et aux « méchants » du cycle de porter leurs différends jusqu'aux confins de notre Voie Lactée, lorsque la menace ne vient pas, dès Skylark Three (1930) d'une autre galaxie ! Dans Triplanétaire, soixante ans avant la découverte de la première exoplanète, « Doc » Smith se paye le luxe d'expliquer « scientifiquement » l'existence d'une pluralité de systèmes solaires : « Voici environ deux milliards d'années, deux galaxies entrèrent en collision, ou plutôt passèrent l'une à travers l'autre. Peu importent cent ou deux cent millions d'années, puisque ce fut à peine le temps nécessaire au déroulement de ce phénomène d'interpénétration. À peu près au même moment, toujours avec la même marge d'erreur (...) la majorité des soleils des deux galaxies se trouva dotée de planètes. »
Il ne faut pas oublier, à côté de ces pulpsters, le rôle joué par les comics strips, ces bandes-dessinées américaines publiées en revues : les aventures du pilote Buck Rogers au XXVème siècle, racontées par Francis Nowlan, et la lutte acharnée entre l'athlète Flash Gordon (Guy l'Eclair en France), d'Alex Raymond, contre l'implacable empereur Ming de la planète Mongo, bien décidé à envahir la terre, et à lui ravir la belle Dale Arden, seront si populaires, qu'elles feront bientôt l'objet de serials, ces films à tous petits budgets, moyens métrages conçus par épisodes, diffusés dans les cinémas de quartier jusque dans les années cinquante, et prototypes des futures séries télévisées. À bien des égards, on peut considérer que l'hexalogie Star Wars de George Lucas, dont le premier (en fait, quatrième) épisode, Un nouvel espoir, déferla sur les écrans en 1977, est, de l'aveu même de son auteur, un hommage très appuyé aux serials de son enfance, et donc, plus proche de l'épopée que de la pédagogie.
On peut ajouter à la liste les aventures spatiales de Captain Future, alias Curtis Newton, personnage créé par Edmond Hamilton : depuis sa base lunaire, avec l'aide des ses compagnons, les Futuremen qui l'ont élevé, un homme synthétique, « androïde » produit de la génétique, Grag, un robot immense aux yeux photos-électriques et virtuellement indestructible, et le professeur Simon Wright, « un cerveau humain vivant, logé dans un coffre de métal transparent dont les sérums constamment purifiés le maintiennent en vie », Curtis Newton protège l'humanité contre tous les dangers qui peuvent surgir de l'espace. Cela devrait rappeler quelque chose aux trentenaires... C'est Capitaine Flam, avatar animé du personnage d' Hamilton, série japonaise créee par la Toei Animation à la fin des années soixante-dix et qui fut très populaire en France.
Dans les années 1940-1950, les « pulps » de science-fiction vont connaître leur « âge d'or », offrant à leur jeune public, une évasion et un émerveillement toujours faciles, mais servis par des plumes de plus en plus assurées et renouant petit à petit, sous l'influence de John W. Campbell (1910-1971), le rédacteur en chef visionnaire de la revue Astounding à partir de juillet 1939, avec une approche plus scientifique, plus rationnelle, de la conquête de l'espace, répondant désormais à des étapes plus « réalistes ». Paraissent ainsi des oeuvres maitresses qui, pour être des space-opera flamboyants, ne se résument plus à cet aspect : les grands « maîtres » ont désormais les noms de Robert A. Heinlein, Isaac Asimov, Alfred E. Van Vogt, Poul Anderson, Alfred Bester, Eric F. Russel, et, toujours, Jack Williamson. Le Cycle de Fondation d' Asimov, inspiré de l 'Histoire de la décadence et de la chute de l'empire romain de l'historien britannique du XVIIIème siècle, Edward Gibbon, retrace les efforts d'une civilisation galactique pour se préserver du chaos en instaurant deux « fondations » aux deux extrémités de la galaxie, dont l'une au moins, utilise une science fictive : la « psychohistoire » qui permet de prévoir l'évolution des grands groupes humains à partir d'équations mathématiques ; La faune de l'espace de Van Vogt, « fix-up » de plusieurs nouvelles, dont la première, The Black Destroyer parut dans Astounding en juillet 1939, narre les tribulations d'un équipage de scientifiques partis explorer l'espace, découvrant des mondes inconnus et affrontant des créatures étranges, souvent intelligentes, qui croisent la route erratique de leur vaisseau (ce sera l'une des sources de la série télévisée Star Trek de Gene Roddenberry) ; Eric F. Russel, lui, dans son Plus-X, en 1958, fait le choix d'une épure radicale et réinvente les codes esthétiques du space-opera ; peu productif, Alfred Bester, livre avec Terminus, les étoiles (1956), une satire du monde moderne et une belle réfléxion sur l'impact des modes de déplacement dans le space-opera, en mettant en avant la thématique des pouvoirs psy ; Poul Anderson, comme son aîné, Jack Williamson, demeure attaché aux éléments originels du space-opera, à l'ivresse des empires galactiques en conflit, à la lutte des princes-marchands pour dominer les marchés interplanétaires, ainsi qu'en témoignent ses deux cycles de la Ligue polésotechnique et de l'Empire terrien qui trouvent leurs fondations dans l'histoire antique et médiévale plutôt que dans les sciences physiques, et mettent en scène des hommes d'affaires et des agents secrets ; quant à Robert A. Heinlein, outre sa magistrale Histoire du Futur, il se fait le chantre de l'espace dans la plupart de ses « juveniles » (romans pour la jeunesse, édités par Scribner de 1946 à 1958), tels que Citoyen de la Galaxie, l'Âge des Etoiles, et le Vagabond de l'espace. Tous déploient leur intrigue à l'échelle des étoiles, en rendant hommage au roman initiatique à la Kipling, glorifient la figure de l'ingénieur de préférence à celle du héros invincible.
D'ailleurs, c'est surtout sous la plume de cet auteur, très actif sur le plan de la formalisation de règles d'écriture collectives pour la science-fiction moderne, que le space-opera s'orientera vers des conquêtes plus rationnelles, dont la réalisation ne doit plus heurter la méthode scientifique. C'est le grand retour de la Lune.
C – Les futurs bacheliers de la Science : « épreuve Lune, coefficient 10. »
La Lune tient une place à part dans l'oeuvre de Robert A. Heinlein, sans aller jusqu'à dire qu'elle lui appartient. Son Histoire du Futur ne commence-t-elle pas par le récit de L'Homme qui vendit la Lune, qui démontre, près de vingt ans avant Apollo, qu'il est possible de concevoir, de financer et de construire, un fusée lunaire avec des fonds privés, à la seule condition d'avoir à la tête de l'entreprise, un homme avisé, tenace, qui sait choisir ses collaborateurs et triompher de toutes les difficultés intermédiaires (Delos D. Harriman, en l'occurrence), jusqu'à accepter de renoncer lui-même au voyage, repoussant ce plaisir à la fin de sa vie, comme l'apothéose de son engagement pour la conquête spatiale (in Requiem, écrit dix ans auparavant).
Durant les années cinquante, Robert Heinlein, toujours à l'affut de nouveaux médias de diffusion de la science-fiction et de la culture scientifique se persuade que le cinéma est le plus grand de tous. Après avoir vainement tenté de convaincre son ami Fritz Lang ( Métropolis, 1926) de se lancer dans l'aventure, c'est finalement aux côtés du producteur George Pal, du réalisateur Irving Pichel et du spécialiste oscarisé des effets spéciaux, Lee Zavitz, qu'il concrétise son projet. Le résultat, après deux années de travail acharné, ponctué de renonciations scénaristiques, en raison de la capacité des majors companies californiennes à broyer l'originalité au nom de critères commerciaux, c'est « Destination Moon », un film plutôt lent et ennuyeux, mais qui, pour la première fois, tourne le dos à la fantaisie échevelée, et fait le choix d'une science-fiction réaliste, centrée sur la conquête de l'espace immédiat, et les difficultés techniques et humaines qui en découlent. Sorti sur les écrans en 1950, et malgré la frustration de l'écrivain et l'accueil assez froid du « fandom », le film tient une part de ses promesses pédagogiques : la Lune y est présentée comme une frontière qui défie l'humanité, à l'instar de celles que les Américains ont toujours repoussé dans leur histoire, et lance un appel à la conquête de l'espace qui sera entendu. Dans un prologue très didactique, mais qui emporte l'attention grâce au conccours du personnage très attachant de Woody Woodpecker, qui vient expliquer à un aréopage d'investisseurs le fonctionnement de la fusée lunaire, le film est porté par un véritable élan pédagogique et met l'accent, dans sa dernière partie, sur les capacités d'adaptation de l'être humain, qui lui ouvrent les portes de l'univers, en dépit des risques élevés de l'aventure spatiale.
Nombreux seront les scientifiques de la NASA, qui confesseront, plus tard, que leur vocation est née de ce travail « pédagogique » mené en grande partie par Heinlein. Faire des jeunes américains de futurs citoyens de la galaxie, étirer leur sentiment patriotique à l'échelle de l'espèce humaine toute entière, tel était son but et il y réussit en partie. Et, bien que l'auteur de Space Cadet ( La Patrouille de l'espace, 1948) n'y fut jamais partie prenante, la série éponyme, Tom Corbett, Space Cadet, diffusée de 1950 à 1955 sur trois chaines de télévision, joua le rôle de relai de cette nouvelle « mythologie » américaine, arc-boutée, comme le souhaitait Heinlein, sur une plausibilité scientifique de bon aloi.
Ce n'est d'ailleurs par un hasard, si Walter Cronkite, le commentateur de la chaîne CBS choisit pour commenter le premier alunissage du programme Apollo, le 20 juillet 1969, choisit Robert A. Heinlein comme interlocuteur le plus représentatif de la communauté de science-fiction américaine.
Si la pédagogie lunaire fonctionne à plein dans les années 1950, elle n'exclue pas une prolongation cinématographique du space-opera le plus échevelé. Ainsi, en 1956, dans l'engouement suscité par des films tels que Le Choc des Mondes (1951) et Les Survivants de l'infini (1955), le réalisateur Fred M. Wilcox propose au public sa Planète interdite, un pur space-opera de cinéma appelé à devenir un classique du genre, tant il en contient et en orchestre adroitement toutes les composantes : un astronef d'exploration commandé par une capitaine intrépide, un savant fou et sa fille magnifique en détresse, les vestiges d'une civilisation disparue, l'attaque d'un monstre énigmatique, et un robot inoubliable, surnommé Robby. La scène qui ouvre le film reste un modèle de space-opera tel que les « élèves » de John W. Campbell ont pu le développer, et servira de référence à des productions ultérieures. Et, même si la licence de l'imaginaire joue encore à plein (cf. l'exotisme jubilatoire de la planète Altaïr IV), nous sommes loin désormais des histoires d'empires galactiques en train de s'effondrer et de courses-poursuites effrénées sans l'espace. Une ambition bien plus profonde est déjà à l'oeuvre : celle de la connaissance, celle de l'exploration, et, peut-être, celle d'une possible utopie stellaire, qui verrait l'Homme vaincre tous ses anciens démons, guidé par la lumière des étoiles.
II – LES CITOYENS DE LA GALAXIE
(DE L'UTOPIE DES ANNEES SOIXANTE À NOS JOURS)
Résumé :
À partir des années 1960 la pédagogie de l'espace est largement assumée par le petit écran, avec l'impact culturel de la série Star Trek, qui s'appuie sur une vision optimiste de l'avenir humain et inaugure de nouveaux enjeux narratifs, proches de l'utopie. Le space-opera littéraire n'est pas en reste avec une série de cycles cosmiques, portés par des plumes remarquables et jouant la carte de la diversité biologique, politique et culturelle, envisagée à l'échelle des galaxies. Paralèllement, un retour au réalisme scientifique s'opère au bénéfice des planètes du système solaire, Mars et Jupiter en tête, sous les plumes du britannique Arthur C. Clarke et de l'américain Kim S. Robinson. Enfin, le XXIème siècle balbutiant ne renonce pas à l'actualisation des connaissances scientifiques, tout en tentant de renouer avec la dimension métaphysique des origines. Mais, les plumes des auteurs de N.S.O., trempées dans les sciences humaines autant que dans l'astrophysique, manifestent-elles une authentique renaissance ou plutôt une cristallisation ?
A – L'institut d'études anthropologiques : l'éloge de la diversité.
Star Trek, série de science-fiction créée par Gene Roddenberry (1921-1991) en 1965, diffusée pour la première fois sur la chaîne de télévision amércaine NBC le 8 septembre 1966, appelée à devenir l'une véritable licence de production, avec pas moins de six séries successives, une série animée et onze déclinaisons sur grand écran, est l'exemple flagrant de la pédagogie, sous couvert de divertissement et de space-opera, d'un imaginaire scientifique et d'une vision utopique de l'avenir, qui sont profondément marqués par les spécificités culturelles américaines, au premier rang desquelles la notion-clef de « frontière ». Le prologue, inoubliable forcément, de la série originale n'invitait-il pas le spectateur à suivre l'équipage du vaisseau spatial Enterprise, à avancer dans l'espace l'inconnu, l'ultime frontière, pour explorer des mondes étranges, découvrir de nouvelles civilisations, et s'aventurer, au mépris du danger, « where no man has gone before » ?
Sans doute n'est-il pas nécessaire de les présenter, ces membres d' équipage, essentiellement composé de scientifiques, comme celui du Black Destroyer d' Alfred E. Van Vogt, mais placé sous l'autorité incontestable d'un capitaine qui, s'il a surtout une mission d'exploration, parfois de diplomatie, au service de la Fédération des Planètes Unies, doit aussi être capable, comme celui du croiseur Bellerophon dans Planète Interdite, d'assumer un commandement militaire dans les cas où le recours aux armes serait inévitable, si, par exemple, la frontière, dite la « zone neutre », entre l'empire Romulien et la Fédération est violée, ou si les Klingons, cette race de guerriers fiers et conquérants qui sera intégrée plus tard dans la communauté des mondes, lancent des raids dévastateurs contre les colonies les plus éloignées, les plus fragiles. Le capitaine James Tiberius Kirk, pour remplir sa mission, est assisté par le demi-Vulcain Spock, à la logique infaillible, et le docteur Léonard « Bones » McCoy, qui, lui incarne, l'humanité dans ce qu'elle peut avoir d'impulsif, sinon de dérisoire. Mais, l'essentiel n'est pas là : avec Star Trek, et cela sera accentué par la deuxième série, Star Trek : Nouvelle Génération (à partir de 1987), le space-opera tourne le dos à une partie substantielle de son héritage « pulps » et « comics » : moins à ses esthétiques douteuses (les êtres et les paysages extraterrestres de la série originale ont mal vieilli), qu'à ses scénarii simplistes et répétitifs.
Selon André-François Ruaud, Star Trek est porté par une vision profondément positive de l'humanité future. Tandis qu'elle mettait au point, grâce à une science triomphante, les outils qui lui ouvrent le chemin des étoiles, notamment le moteur de « distorsion » ( warp en V.O.) qui lui permet de faire fi de la vitesse de la lumière, la téléportation (pour atteindre instantanément la surface des planètes visitées par l' Enterprise), un vaste réseau de communications interstellaires quasi-instantanées, condition sine qua non d'une structure de pouvoir étirée à l'échelle d'un « quadran » galactique, l'humanité a aussi évolué sur le plan comportemental, entrant, dès le XXIIIème siècle, dans une « utopie psychologique » qui l'a libérée des principaux travers : l'avidité, la jalousie, la guerre et l'argent (le capitalisme est mort !), le racisme, l'intolérance, la volonté de conquête et de domination (l'impérialisme, qui avait fait les délices des pulpsters, a vécu). De même, elle a éradiqué toutes les maladies et a mis fin définitivement à la violence et à l'indigence, la Fédération garantissant à tous ses ressortissants, longévité et libertés fondamentales. Sans renoncer à la diversité de ses cultures ancestrales, l'humanité s'est unifiée, pacifiée, afin d'entrer dans la grande mosaïque des peuples de la galaxie, aidée en cela par ceux qui sont plus avancés qu'elle, notamment les équanimes, mais calculateurs, Vulcains, avec lesquels elle a établi son premier contact. Un épisode de la première saison de la série originale, intitulé Space Seeds (dont je ne dispose pas ici, hélas) illustre bien cette « utopie psychologique », puisqu'elle doit y être expliquée à des criminels du passé (relativement à l'équipage de l' Enterprise) qui s'éveillent d'une longue hibernation consécutive à l'errance de leur vaisseau et tentent de tirer profit de l'apparence passivité et l'altruiste viscéral des hommes de James T. Kirk. En vain.
L'impact culturel de Star Trek peut être délicat à mesurer depuis la France où la série a toujours été diffusée de manière tronquée, sporadique, ou hachée, victime de doublages approximatifs, rendant insupportable le jargon pseudo-scientifique et gommant certaines des subtilités référentielles les plus savoureuses (les clins d'oeil situationnels et toponymiques à la littérature, au théâtre shakespearien, et aux événéments majeurs de la naissance des Etats-Unis sont légion), jusqu'à provoquer la moquerie, y compris de la part du petit milieu de la science-fiction française qui se voulait plus intellectuel et politique qu'au service de l' entertainement. Mais, il est remarquable, pour commencer, que les meilleurs des épisodes de la série originale aient été écrits par des auteurs de science-fiction professionnels tels que Théodore Sturgeon, Harlan Ellison, Richard Matheson, Norman Spinrad ou David Gerrold, et qu'ils s'inspirent régulièrment de l'oeuvre d'auteurs classiques comme Heinlein. Tous ont contribué à implanter, dans l'esprit du public américain, le saut conceptuel esquissé par Roddenberry : « l'homme ne s'est pas détruit lui-même, on peut s'attendre à voir que, par certains côtés, la nature humaine n'est plus empoisonnée par ses aspects négatifs [...] normalement, il ne doit pas y avoir de problèmes d'ego dans nos personnages », sans toutefois, évidemment, qu'ils soient des « parangons de vertus » ! James T. Kirk, il faut le reconnaître, n'est pas exactement un saint, et, outre quelques abus de sa position dominante, assez savoureux, il sait parfaitement user du mensonge et de la manipulation lorsqu'elles servent des intérêts supérieurs, comme la sauvegarde de son vaisseau et de son équipage. De ce point de vue, le capitaine français Jean-Luc Picard, de la Nouvelle Génération, s'avère moins enclin à recourir à ces méthodes, et, sans doute, atteste, délibérément, de l'enracinement de cette nouvelle psychologie !
Pour autant, les aventures et les défis logiques n'en sont pas moins au rendez-vous. Simplement, le space-opera ne repose plus sur la transposition du western ou de l'épopée médiévale, mais sur la récompense chatoyante qui attend l'humanité qui sera parvenue à s'élever, par l'éducation et la maîtrise de ses prédispositions naturelles à la domination et à la violence, à un équilibre psychologique, politique et social, sans toutefois renoncer à la force de ses émotions (le personnage de Spock joue, ici, le rôle d'un contre-exemple qui, tout au long de la série, valorise à la fois la méthode scientifique et la nécessité du coeur, dans la prise de décision).
Sur le plan strictement scientifique, il faut noter que les séries successives de Star Trek se feront l'écho, avec plus ou moins de réussite et d'ingéniosité, des découvertes et des avancées de l'astronomie, de l'astrophysique, et de la physique. On y trouve des systèmes à deux soleils, des naines brunes, des trous noirs, des filaments cosmiques, des sphères de Dyson, etc, au point de susciter des ouvrages qui y sont consacrés, comme celui de Lawrence M. Krauss, La physique de Star Trek (1998).
Avec Star Trek, l'ambition pédagogique est, plus que jamais auparavant, au centre du space-opera, même si, de sujet, l'espace lui-même et ses merveilles infinies, est devenu le théâtre, l'instrument, de l'éloge de la diversité, à la fois culturelle et biologique, qui constitue l'ultime richesse des hommes. Au fond, c'est en devenant des citoyens de la galaxie qu'ils gagneront le droit de l'explorer et d'en repousser les frontières toujours plus loin.
À titre d'ajout, sur le plan littéraire, les années soixante sont aussi celles de la publication de majestueux cycles cosmiques qui s'appuient largement sur le même matériau et la même ambition anthropologique. C'est le cas, par exemple, du long cycle des Seigneurs de l'Instrumentalité de Cordwainer Smith (pseudonyme de Paul Linebarger) qui, en 27 nouvelles et un roman, trouve son accomplissement final au tournant des années soixantes. L'auteur y dépeint l'avenir stellaire de l'humanité, ses défis, ses drames, et ses questionnements récurrents, avec une poésie saisissante qui n'a jamais été imitée depuis, tant elle s'enracine dans une mythologie propre. La lecture d'un passage de Pensez Bleu, Comptez Deux, sera plus évocatrice : « Au temps où n'existaient pas encore les grands vaisseaux qui planoforment en murmurant entre les étoiles, les gens allaient de soleil en soleil au moyen de voiles photoniques immenses, écrans gigantesques tendus dans l'espace sur de longs mâts rigides à l'épreuve du froid. À bord d'un petit astronef prenait place un seul navigateur, chargé de manoeuvrer les voiles, de relever le parcours et de veiller sur les passagers enfermés dans des caissons adiabatiques, semblables aux noeuds d'une immense corde, que remorquait l'astronef. Les passagers ne se rendaient compte de rien. On les endormait sur Terre et ils se réveillaient sur un monde étrange et inconnu, quarante, cinquante, ou deux cent ans plus tard. C'était un système primitif. Mais ça marchait. »
C'est le cas également de Dune (1965) de Frank Herbert, bien que les romans qui composent le cycle relèvent plus d'une étiquette voisine : celle du planet opera, que Laurent Genefort appelle le « livre-univers » : il s'agit pour l'auteur de façonner, en démiurge inspiré, un monde extraterrestre dans sa géographie physique, son climat, ses continents, ses mers et océans, autant que dans ses civilisations, ses cités, son histoire politique, religieuse, scientifique... Ici, la planète Arrakis, surnommée « Dune », est un monde désertique qui est pourtant l'objet de toutes les convoitises, parce qu'elle est la seule à fournir l'épice, cette substance qui permet à la fois le voyage interstellaire et offre à certains « élus » une forme très élevée de prescience. Ayant choisi de situer Dune dans un empire galactique en crise, théâtre de l'affrontement de Grandes Maisons antagonistes, les Atreïdes et les Harkonnen, Herbert donne à son récit une ampleur universelle qui le rend inoubliable. Plus de deux décennies plus tard, avec la même ambition, à la fois stylistique et conceptuelle, l'américain Dan Simmons relèvera le défi d' Herbert en livrant au public son cycle des Cantos d'Hypérion et d'Endymion, space-opera littéraire et flamboyant inspiré du poème de Keats. Best-seller.
B – La revanche des planètes : les ingénieurs du système solaire
À ce stade de ma communication, je crois que le moment est venu d'opérer un double retour en arrière, dans l'espace et dans le temps, m'en revenir au système solaire et aux années cinquante et soixante, pour rendre hommage à l'un des plus grands auteurs de science-fiction de tous les temps, qui a joué, à côté de Robert A. Heinlein, un rôle décisif dans la pédagogie de l'espace. Brillant sujet de Sa Majesté, Arthur C. Clarke a traversé tout le XXème siècle et, depuis sa demeure du Sri Lanka où il s'installe en 1956, il s'est efforcé d'en intégrer toutes les avancées scientifiques, et astronomiques, dans ses romans et ses nouvelles, dont la première, La Sentinelle (1951), inspirera le plus marquant et aussi le plus discuté de tous les films du genre, 2001, l'odyssée de l'espace (1968), réalisé par Stanley Kubrick, en étroite collaboration avec l'auteur. Véritable plongée métaphysique, et révolution esthétique, le film fait aussi le choix de la plausibilité scientifique qui caractérise l'oeuvre de l'auteur (qui peut oublier la lente valse silencieuse de l'approche de la station spatiale en rotation sur elle-même pour produire une pesanteur artificielle, ou les scaphandres spatiaux si semblables à ceux qui équipent les hommes d'Apollo XI l'année suivante). Le lien, trente ans plus tard, avec Destination Moon de Pichel/ Heinlein, s'impose d'évidence, à ceci près que 2001, et les romans qui le suivent, vont plus loin et parviennent, grâce à une scrupuleuse actualisation de connaissances scientifiques sur le système solaire, à marier, pour le meilleur, le réalisme scientifique et le sense-of-wonder d'un premier contact avec une intelligence extraterrestre.
Avec Arthur C. Clarke, la pédagogie de l'espace redevient celle de la banlieue proche de la Terre, et s'accompagne d'un appel à l'unification de l'humanité comme prélude à l'accomplissement de sa destinée spatiale. Ce à quoi Clarke engage ses lecteurs, à la manière d'un Voltaire de l'âge de étoiles, c'est d'abord à cultiver leur propre jardin solaire, tous ensemble et dans la paix. Telle est la conclusion, pleine d'utopie, du deuxième roman du cycle, 2010 : odyssée deux, lorsque les hommes de l'équipage du Discovery et du Léonov, ces Russes et ces Américains (question de contexte historique) sont contraints d'oeuvrer main dans la main pour se sauver (alors même que leurs Nations glissent vers la guerre) et reçoivent ce message de la part de Dave Bowman, devenu l'Enfant des Etoiles, et de l'ordinateur Hal 9000, juste après la transformation de Jupiter en deuxième soleil : « tous ces mondes vous appartiennent, sauf Europe. N'essayez pas de vous y poser ». Le film que Peter Hyams en tire en 1985 accentue le message implicite de l'auteur, en ajoutant : « Jouissez-en ensemble. Jouissez-en en paix ».
Disparu en 2008, Clarke nous a laissé un testament filmé des plus explicites : « J'ai accompli quatre-vingt-six orbites autour du soleil (...) La plupart des mes rêves sont devenus réalité (...) l'âge d'or de l'espace est juste en train de commencer (...) Dans les cinquantes prochaines années des milliers de personnages voyageront jusqu'à l'orbite terrestre, puis, sur la Lune et au-delà. Le voyage dans l'espace et le tourisme spatial deviendront un jour aussi communs que les vols en avions vers des destinations exotiques le sont aujourd'hui sur notre propre planète (...) J'espère que nous aurons appris quelque chose du siècle le plus barbare de toute l'histoire humaine : le XXème (...) J'aimerais voir dépassées nos divisions tribales, et que nous commencions à penser et à agir comme si nous étions une seule et même famille ; voilà ce que serait la vraie mondialisation. »
Si l'on se tourne du côté de la « planète rouge » qui a tant excité les visions et l'imagination des auteurs de science-fiction depuis La guerre des Mondes de Wells (et la pièce radiophonique éponyme d' Orson Welles), on assiste, à la fin du vingtième siècle, à une évolution similaire : après avoir été le réceptacle de toutes les peurs d'invasion, de possession, voire de manipulation politique (en plein maccarhtysme, Mars devient la métaphore du péril communiste), la planète soeur, sinon jumelle, le la Terre, devient sous la plume précise, humaniste et scientifique de Kim Stanley Robinson, de Ben Bova, ou encore de Paul J. MacAuley, le prochain réceptacle des espoirs de l'humanité et l'occasion pour elle de repenser en profondeur, grâce aux possibilités offertes par la terraformation, les rapports sociaux, les formes politiques et les libertés fondamentales qui sont au coeur de la civilisation.
À ce titre, la trilogie martienne ( Mars la Rouge, Mars la Verte, Mars la Bleue) de Robinson, fruit d'un long travail de recherche auprès de la NASA, fait figure d'oeuvre emblématique. Ici, tout comme la vision de Clarke, l'espace, par le truchement de la science, est destiné à être le réceptacle d'une post-humanité ayant résolu tous les problèmes identitaires et atteint, enfin, son âge adulte.
C – À l'heure de la psychanalyse : « N'est-il d'espaces que d'hommes ? ».
Aujourd'hui, au XXIème siècle, étant arrivé à la fin de ce long cursus éducatif, depuis les bancs ensoleillés de l'école primaire jusqu'à l'entrée dans l'atmosphère de la vie active, après des études plus ou moins spécialisées, il peut paraître étonnant de constater que le space-opera, alors même qu'il a pleinement rempli son office, continue d'être écrit, réinventé, produit ; qu'il fait l'objet en 2010 d'une émulation entre auteurs qui rivalisent d'audace, d'ambition, cherchent des biais thématiques, livrent des univers d'une beauté renversante et si subtile qu'elle semble au seuil du bris à chaque page tournée. C'est comme une cristallisation : le nouveau space-opera semble fondé sur une complexité qui trouve en elle-même sa justification, au lieu de servir une pédagogie. Nous sommes avec lui comme des collectionneurs qui, avec émotion, retrouvent une édition neuve de leurs vieux manuels de classe, et en effleurent à peine la couverture, plutôt que d'en interroger le contenu.
Pourtant, le renouveau du space-opera s'abreuve largement à l'engouement de la communauté scientifique pour les planètes extrasolaires et la multiplication des instruments d'observation du ciel profond. Matière à rêverie, il y a, et plus encore... Mais, après Dan Simmons, Iain M. Banks et son Cycle de la Culture se positionnent sur le terrain de la critique sociologique : éprouvant les schémas traditionnels du politique, Banks fait montre d'une lucidité remarquable quand à la possibilité de pervertir des valeurs.
La vague de romans qui suit creuse le sillon de cette ambition critique, comme si les auteurs cherchaient, sous l'évasion, à produire de l'anticipation. Alastair Reynolds, avec Le cycle des Inhibiteurs, Walter Jon Williams, Lois McMaster Bujold, Ken MacLeod, Charles Stross, Paul J. McAuley, Robert Reed, sans oublier Vernor Vinge, avec son Feu sur l'abime, qui insiste sur la progression exponentielle de la technologie informatique et la dépossession programmée de son avenir par l'humanité elle-même, tous s'adressent au présent, à l'esprit adulte de leurs lecteurs, et non plus à l'enfant rêveur qu'eux-mêmes ont cessé d'être. En se précisant année après année, le champ des possibilités narratives s'est réduit, au détriment des plus visionnaires, et au grand bénéfice de la fantasy qui s'est approprié des aspirations à un ailleurs qui, jadis, savaient enlacer le rationnel. Il est possible, qu'en devenant si brillant qu'il occulte toutes ses étoiles antérieures, le space-opera soit, en réalité, déjà mort.
Mais, bien sûr, rien ne dit qu'il ne sera pas capable, comme il l'a déjà fait par le passé, de rescussiter. De retrouver le chant vibrant des étoiles lointaines, comme l'atteste, à mon avis l'un de rares romans récents, d'un auteur francais, qui plus est, qui fait exception à l'analyse que je viens de formuler. Il s'agit d' Aucune étoile aussi lointaine de Serge Lehman, où l'émerveillement, et c'est incontestable, est bel et bien celui de l'enfant qui, levant les yeux au ciel, rêve d'être un capitaine :
« Les étoiles. Il y en avait partout. Elles se pressaient à l'avant du vaisseau, comme un essaim de bêtes lumineuses et sans forme. Arkadih les regardait venir vers lui. Il était assis dans le grand fauteuil de la passerelle, au poste de commandement. Là où il avait toujours voulu être (...) Ses rêves l'avaient si bien préparé à cet instant, et depuis si longtemps, qu'il aurait pu décrire, les yeux fermés, l'image projetée sur chacun des cent trente moniteurs de la passerelle, et toutes les projections chiffrées, les courbes et les graphiques mis à sa disposition par les instruments de bord. Son esprit n'était plus là. Il accompagnait la progression du vaisseau, dansait sur l'éperon de proue comme un feu follet, savourait la morsure de vide et le rayonnement spectral des étoiles devant lui ».
À tout seigneur, tout honneur. Je confierai le mot de la fin à celui par lequel j'ai commencé, Jack Williamson, qui a trempé sa plume dans l'encre de millions de soleils. Voici ce qu'il déclarait en 1979, pour les besoins d'une Encyclopédie visuelle de la science-fiction (éd. Albin Michel, pour la France) toujours aussi visionnaire que dans ses premiers textes, mais avec cette percutante simplicité qui touche le lecteur plus vite que la vitesse de la lumière : « nous avons tous envie de voir ce qu'il y a de l'autre côté de la colline ».
Je vous remercie de votre attention.
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