J'ai toujours eu l'impression que, parmi les textes composant Le Livre de la Jungle, celui consacré à « la grande guerre que Rikki-tikki-tavi livra tout seul dans les salles de bains du grand bungalow, au cantonnement de Segowlee » avait quelque chose de différent, non seulement des autres nouvelles et poèmes du recueil, mais aussi de tout ce que j'avais pu lire jusqu'ici mettant en scène des animaux.
Dans un univers d'enfance dominé par les productions de Disney — dont l'adaptation en dessin animé des aventures de Mowgli, sortie l'année de mes sept ans — et ses animaux très largement humanisés, « Rikki-tikki-tavi » ne semblait pourtant pas faire exception à première vue, notamment parce que des représentants d'espèces animales différentes y communiquent par le biais du langage.
Néanmoins, certaines caractéristiques apparaissent lorsqu'on y regarde à deux fois, et ce sont ces caractéristiques qui, peut-être, font de la célèbre mangouste un lointain ancêtre de bon nombre de créatures de science-fiction plutôt que des personnages de la fantasy animalière si courante dans la littérature anglo-saxonne.
J'évoquais tout à l'heure Walt Disney et ses studios. Or s'il est une remarque que l'on peut faire au sujet des innombrables œuvres qu'ils ont réalisées, c'est bien que les personnages animaux y sont considérablement humanisés. À tel point que ma lecture du Livre de la Jungle, sans doute effectuée après avoir vu le dessin animé quoique ma mémoire demeure imprécise à ce sujet, en a sans doute été influencée.
En tout état de cause, il est indéniable que les animaux en question agissent souvent d'une manière très humaine, ce dont témoigne cette phrase du Père Loup au début du premier texte du Livre, « Les Frères de Mowgli » : « De par la Loi de la Jungle, [Shere Khan] n'a pas le droit de changer ses battues sans dûment avertir. »
Il est clair que l'expression « loi de la jungle » est employée ici dans un sens inverse de celui qu'on lui donné d'habitude. Au lieu de désigner une absence de règle qui, in fine, permet au plus fort de triompher, elle suggère que la jungle est régulée, qu'elle possède une loi, à laquelle le tigre lui-même, situé au sommet de la chaîne alimentaire, doit se soumettre.
La jungle de Kipling est donc, en un sens, décrite comme une société, ce qui suffirait à donner à ses habitants une dimension humaine même si leur psychologie n'était pas elle aussi en partie calquée sur la nôtre — les exemples les plus frappants sur ce plan étant sans doute ceux de Bagheera et de Baloo.
Rien de tout cela, ou presque, chez Rikki-tikki-tavi. Emporté par une crue loin de son terrier natal, recueilli par des êtres humains qui le traitent comme on traite habituellement un animal apprivoisé, il joue pleinement ce rôle symbiotique tout en suivant sa nature animale lorsqu'il débarrasse les lieux d'un couple de cobras. S'il fallait le comparer à un autre personnage du Livre de la Jungle, ce serait au moins humanisé de tous, dont le comportement est celui d'une bête, à Shere Khan, force naturelle à l'état brut ou presque.
En dépit des conventions narratives adoptées par Kipling, ou peut-être grâce à elles, grâce à ce jeu entre l'intériorisation et la narration omnisciente, Rikki-tikki-tavi n'échappe jamais à sa condition d'animal pour acquérir des caractéristiques psychologiques humaines. Et, derrière la familiarité que l'être humain confère aux animaux domestiques, il se dégage de ce portrait d'une mangouste une impression d'altérité qui n'est pas sans évoquer celle qui émane de certaines figures d'extraterrestres.
« Rikki-tikki pouvait à bon droit être fier de sa victoire ; mais il n'abusa pas de son droit, et il garda ce jardin, dorénavant, en vraie mangouste... de la dent et du jarret, si bien que jamais cobra n'osa montrer la tête dans l'enceinte des murs. »
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