Retracer la genèse, la généalogie d'un être dont l'existence réelle n'a jamais été prouvée n'est pas tâche facile et exige donc, non pas une justification, mais une explication. Il s'agit plus de comprendre pourquoi toutes les civilisations et mythologies l'ont incorporé à leur histoire et leurs histoires que de prouver son existence tangible. C'est non la réalité du phénomène qui nous importe mais la teneur de sa symbolique.
Pourquoi des générations entières, tous pays confondus et sur tous les continents, ont cru à l'existence des vampires et d'où vient cette croyance et quels sont les éléments objectifs qui peuvent expliquer cette « hallucination collective » qui a duré près de 70 000 ans et perdure peut-être encore dans certaines contrées européennes ? Il est illogique de croire qu'il n'y a que les pauvres et les êtres frustes et incultes qui croient aux vampires et aux revenants comme le suggèrent bon nombre de dictionnaires du siècle des Lumières. Un exemple suffit pour tordre le cou à cette idée fausse mais qui a la vie dure. Il est bien connu qu'on ne laisse pas un miroir dans une pièce où quelqu'un vient de mourir. Si l'âme quitte le corps et se réfléchit dans le miroir, elle réintégrera le corps et n'en sortira plus jamais. Il faut donc retourner ou voiler les miroirs. Mais les miroirs sont des objets de luxe ( et c'est pourquoi en briser un porte malheur), et ceci jusqu'au début du XIXème siècle. C'est un objet réservé aux ménages et familles aisés. Donc pour voiler un miroir, il faut en posséder un et pouvoir en acheter un. Ce sont donc les « riches » qui croient protéger l'âme des morts en voilant un miroir. Les légendes ne perdureraient pas et ne deviendraient pas des mythes s'il n'y avait que les membres des classes défavorisées qui y croyaient Les vampires ou plutôt la croyance aux vampires, ces êtres censés pouvoir sinon vouloir quitter leur sépulture pour tourmenter les vivants, remonte à la préhistoire et au premier sentiment peut-être que l'homme ait jamais éprouvé : la peur, non pas de mourir, ni même de ce qui peut se passer après la mort mais bien plus de ce que les morts peuvent faire s'ils leur prennent la fantaisie de revenir régler leurs comptes avec les vivants et même régler leur compte aux vivants.
L'élaboration progressive et irrégulière d'une théorie concernant les mal-morts, c'est à dire qui ne sont pas « encore entièrement morts » au sens où ils peuvent revenir sous certaines conditions, date de l'antiquité, une période qui va de la fin de la préhistoire, au quatrième millénaire avant Jésus Christ, englobant l'apparition de l'écriture et se terminant, pour l'Europe, autour du cinquième siècle de notre ère. Des documents écrits et des dessins du second millénaire retrouvés en Perse montrent clairement qu'il existait déjà à cette époque une « vision » relativement précise de la prétendue existence des démons et des méfaits qu'ils pouvaient accomplir aux dépens des vivants. Méfaits liés inévitablement au versement ou à l'absorption de sang. La première connaissance médicale de l'homme fut sans doute de s'apercevoir que la perte progressive de sang l'affaiblissait et que de perdre tout son sang vous tuait immanquablement. D'où l'idée que boire du sang pouvait ramener la vie ou la faire durer.... indéfiniment.
« Le sang est la vie » est une des phrases clefs de la bible et du roman Dracula mais elle ne fait que refléter une hantise aussi vieille que l'humanité. La mise en place de toute une armée, non pas d'envoyés d'un démon ou diable unique, symbole du mal absolu, mais de démons individuels mais néanmoins hiérarchisés, a bien commencé pendant l'antiquité et c'est à Babylone que l'on en trouve les premières traces. Par contre, la théorie concernant l'existence de démons au service d'un diable unique confronté à un seul Dieu représentant le bien, date du VIIème siècle avant Jésus Christ, toujours en Perse ou Ahoura, le principe du bien, et Ahriman, le principe du mal, marquèrent le début, sinon la naissance, du manichéisme religieux avec l'avènement de Zoroastre. L'utukku ou l'ekimmu babylonien est une âme en peine incapable de trouver le repos après sa mort. Certains dessins représentent des femmes, préfigurant les succubes à venir, s'accouplant avec des hommes endormis à côté d'autres hommes prêts à les décapiter, preuve indéniable du caractère maléfique de ces créatures. Les babyloniens avaient dressé une liste des catégories de personnes appelées à devenir « vampires » après leur mort, généralement survenue dans de très mauvaises conditions.
On retrouvera cette même énumération au Moyen-âge quand il s'agira de trouver celles et ceux pouvant nuire aux vivants : les femmes qui meurent en allaitant ou qui sont restées vierges, les femmes mortes enceintes, les hommes restés célibataires tout défunt resté sans sépulture, les prostituées, tous ceux qui sont morts de mort violente. Chez les romains, les « immatura » ( ceux qui sont morts précocement ) sont appelés à se voir refuser l'entrée aux enfers ainsi que ceux qui n'ont pas été enterrés selon des rites très précis et généralement très compliqués. Pour les Egyptiens, la notion de mort naturelle n'existait pas. La noyade, le fait d'être écrasé sous un arbre ou dévoré par une bête féroce était un signe que les dieux, non seulement vous retiraient la vie mais vous refusaient l'entrée dans l'autre monde. Ce no man's land durera Jusqu'à « l'invention » du purgatoire, lieu censé recueillir les âmes de celles et ceux ne pourront aller ni au paradis ni en enfer !
Cette croyance en un être maléfique pouvant tourmenter les vivants va être mise en place avant même que l'homme n'échafaude réellement une théorie cohérente du bien et du mal puisque chez les Egyptiens comme chez les Romains, le bien-être des morts ne dépend pas de leur vie sur terre, du bien et du mal qu'ils ont pu faire durant leur vie, mais des conditions dans lesquelles ils ont été enterrés. Les Egyptiens, par le biais du livre des morts, confiaient aux tombeaux des morts bien évidemment embaumés mais surtout entourés de formules magiques censées les protéger et leur assurer un passage heureux et sans encombre vers l'au-delà. Ces rites furent longtemps réservés aux seuls membres des familles aisées puisque payer un scribe pour rédiger un papyrus contenant les formules magiques coûtait cher.
On trouve les premières traces d'une certaine démocratisation de l'Egypte ancienne plus dans cet accès plus facile des classes moyennes aux rites funéraires que dans une réelle libéralisation de la société. Il s'agissait en somme de rendre l'au-delà accessible aux classes moyennes ! Mais c'est avec les Romains qu'apparaîtra une forme de main mise d'un gouvernement sur l'imaginaire collectif, censé assurer un semblant d'ordre dans un monde de brutes. L'Eglise, vers la fin du Moyen-âge, usera du même subterfuge quand elle décidera de réactiver le concept de démon pour diaboliser celles qui furent considérées comme des sorcières !
Pour les Romains, l'impureté des morts est indéniable et cette caractéristique n'est en rien manichéenne et ne s'applique qu'à la dangerosité indiscutable de certaines catégories de morts qui, et ce sont les prémices d'une injustice qui perdurera jusqu'à la fin de la chasse aux sorcières au XVIIème siècle, n'est en rien le résultat d'une « mauvaise » vie mais provient uniquement des conditions dans lesquelles ces morts sont passés de vie à trépas. Les criminels, les suppliciés, les suicidés sont les premiers candidats à l'errance éternelle entre deux mondes et donc au retour, sous des formes diverses, dans un monde qu'ils ont si mal quitté. Ces défunts n'ont pas le droit, et il ne s'agit pas uniquement d'un droit moral, à une sépulture. Le gouvernement romain savait qu'en opérant ainsi, il condamnait ces malheureux à une vie d'errance éternelle. Ce sont ces mêmes catégories de défunts qui seront « labellisées » vampires durant tout le moyen-âge et même au cours du siècle des lumières. Une caractéristique commune à toutes les théories concernant les mal-morts est que les défunts, les revenants, ne reviennent que pour obtenir réparation des torts dont ils s'estiment victimes ou pour récupérer une sépulture décente qui correspondait aux rites funéraires en vigueur dans la société qu'ils venaient de quitter. La vengeance ou un enterrement hors des normes sont les deux raisons qui poussent les morts à ne pas le rester tout à fait !
Le jus pontificum stipulait qu'il était criminel de laisser un mort sans sépulture et le droit romain protégeait les morts juridiquement après leur décès. Il est même arrivé qu'on déterre un cadavre pour !e juger d'un crime découvert seulement après le décès du « criminel ». C'est ce qui arriva au pape Formose, déterré en 897, condamné et dont le corps, ou plutôt ce qu'il en restait, fut jeté dans le Tibre.
Les rites funéraires étaient complexes, nombreux et devaient être accomplis dans un ordre prédéterminé et à des moments très précis. Impossible de ne pas faire le sacrifice du neuvième jour sur la sépulture du défunt et de ne pas régler la succession, non pas à la satisfaction des vivants, mais selon les volontés du mort, ceci pour éviter tout retour intempestif du défunt. Ce n'est pas un sentiment de justice qui prévaut mais uniquement l'épouvante que provoque l'idée même qu'un trépassé puisse revenir et exiger donc obtenir réparation. La civilisation européenne repose en grande partie sur l'héritage que nous ont laissé les Grecs et les Romains. La culture, la religion, la justice, l'organisation de la société, la philosophie, ont longtemps servi de modèles pour tous les pays européens. Mais il est de bon ton de laisser de côté les croyances et coutumes liées à la conception qu'avaient les anciens des revenants et d'un autre-monde. Il est curieux de voir que notre époque qui ne croit plus en rien, se permet de juger avec un certain mépris et une condescendance certaine les « superstitions » infantiles des peuples grec et romain concernant l'au-delà.
Il est évident que ces légendes parfois encouragées parfois décriées par les gouvernements et régimes successifs en place au cours des siècles allant de l'antiquité à la fin de la Renaissance, servirent de levier et de moyens de pression idéologiques et religieux pour contrôler l'imaginaire des populations. Et qui contrôle l'imaginaire et les peurs collectives contrôle la société toute entière. L'Eglise tenta bien d'éradiquer la croyance aux vampires mais celle-ci était si bien ancrée dans l'esprit et le coeur des gens qu'ils durent composer avec les rites païens et accepter l'idée que les morts pouvaient revenir. Il faut dire qu'il était difficile pour l'Eglise catholique, adepte du Paradis et de l'Enfer, d'accepter l'idée qu'il pouvait exister une troisième zone de rétention, réservée à ceux qui ne pouvaient passer la porte gardée par Saint Pierre ou celle accédant au domaine de Satan.
Mais une question se pose inévitablement. La vie étant si dure, les conditions de vie si pénibles, la médecine quasiment inexistante, pourquoi donc créer un au-delà si hiérarchisé, terrifiant et somme toute, arbitraire ? Au Moyen-âge, l'explication peut paraître évidente : l'Eglise se devait de rattraper les effets désastreux engendrés par une interprétation littérale de la Bible qui indique que le sang est la vie. Saint Paul a cherché à rectifier le tir dans son épître aux Corinthiens en écrivant clairement que ni la chair, ni le sang (leur absorption s'entend), ne peuvent hériter le royaume de Dieu. Sous Charlemagne, le capitulaire saxon de 781 veut combattre des pratiques anthropophages en usage chez les Saxons. Donc il s'agissait bien de remettre un peu d'ordre dans un monde d'une cruauté peut-être sans fin... Chez les Romains, les motivations paraissent moins claires. La religion romaine avait hérité des croyances grecques dans leur ensemble, avec quelques aménagements idéologiques ; mais ce sentiment de malaise et d'injustice que l'on ressent devant un système pénal incorporant le monde des morts à celui des vivants peut laisser songeur sinon perplexe.
Et si, en fin de compte, l'échafaudage de tout ce système de croyances en l'au-delà n'avait servi qu'à asseoir l'opinion inébranlable d'Oedipe, la victime type, lorsque, par sa bouche, Sophocle nous fait savoir : « Mes actes, je les ai subis et non commis. [..,] c'est sans rien savoir que j'en suis venu où j'en suis venu. » La religion catholique essaiera au moins d'introduire chez l'homme, au fil des siècles et de l'épée, la notion de libre arbitre.
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