Il faut bien l'avouer, que cela soit en science-fiction ou en fantasy, l'humour d'un auteur touche rarement l'ensemble des lecteurs. Pourquoi ? Sans doute parce que, comme les blagues qu'on se raconte au café, il se fait souvent au détriment d'un tiers. Ce tiers n'est pas une minorité sociale physique (les blondes) ou nationale (les belges) comme dans la plupart des histoires drôles. Il est plutôt, dans de nombreux cas, une conviction partagée par une minorité, ou une idée reçue, communément admise par l'ensemble de la société. Sans prétendre être un spécialiste, nous souhaitons nous intéresser aux causes des réactions du public face à l'humour dans la littérature de science-fiction.
Ainsi, si vous admirez la Science, si vous pensez qu'elle a un grand rôle à jouer dans la Destinée de l'humanité, il vous sera pénible qu'un Leiber la ridiculise en proposant une solution loufoque aux problèmes de ses héros dans Le grand jeu du temps. « Comment ose-t-il ruiner une si bonne intrigue avec cette chute débile ? » ne pourrez-vous vous empêcher de penser ! D'autres, estimant à l'inverse que notre univers a été créé par le Seigneur et s'amusant des efforts futiles de la Science pour le comprendre, trouveraient cette même fin tout à fait satisfaisante. Par contre, pour eux, l'humour de Sheckley dans La dimension des miracles serait tout à fait insupportable. « Comment ose-t-il imaginer qu'un ingénieur puisse fabriquer une planète pour la vendre à Dieu ? » protesteraient-ils ! « En plus, il s'agit d'une planète au rabais car elle est pleine de déserts ! » N'est-ce pas là, en effet, une façon suprême d'insulter les croyants ?
Mais même si vous ne faites pas partie de ces deux camps bien connus (scientifiques et religieux) qui apprécient les textes chacun à leur manière, d'autres contrariétés vous guettent si vous vous frottez à la science-fiction humoristique. Prenons par exemple le thème des extraterrestres. Quel individu un tant soit peu curieux n'a pas caressé le rêve de rencontrer une autre civilisation ? Imaginez maintenant que ces étrangers soient lamentables, avec des desseins minables, des aptitudes physiques à faire pleurer et une apparence ingrate comme dans Un spectre hante le Texas du même Leiber. Voilà une conjoncture qui en amusera certains autant qu'elle en décevra d'autres ! Prenons ensuite le domaine des technologies. Qui n'a pas fantasmé à propos de cet artefact puissant découvert sur une planète oubliée et qui va révolutionner le monde ? Peut-on tourner cette noble idée en dérision ? On le peut, et Sheckley l'a fait dans sa nouvelle La clé laxienne, ceci pour le plaisir de certains et à la grande consternation des autres.
En fait, chacun se forge un imaginaire et aller à l'encontre des représentations qui se sont sédimentées dans notre imaginaire, au point de devenir des quasi-convictions, provoque souvent une déception. Mais argumentons un peu cette dernière affirmation.
Les spécialistes nous disent qu'entre autres, nos émotions naissent lorsque nos désirs sont soit assouvis, soit frustrés. Ainsi, un homme qui désire une cigarette met la main à sa poche. Il anticipe d'y trouver un paquet. S'il le trouve il éprouve un certain plaisir, sinon il est déçu. Dans les deux cas une émotion est née. Ce qui arrive par rapport à ce qui est anticipé par une personne est donc source d'émotions. Nous pouvons appliquer ce principe à beaucoup de domaines, par exemple la musique, la peinture... et ce qui nous intéresse plus particulièrement, la littérature de science-fiction.
En effet, si ce qui arrive au fil de l'intrigue est trop systématiquement différent de ce qui est anticipé par le lecteur, il sera désorienté et finira par arrêter de lire avant le dernier chapitre. Si au contraire tout ce qui arrive a été anticipé, l'ennui s'installe et le volume est pareillement refermé avant sa conclusion. Il faut donc, pour réussir son œuvre, que l'auteur parvienne à nous surprendre, sans totalement nous désarçonner !
Reprenant notre histoire d'extraterrestre, il faudrait qu'il soit suffisamment original par rapport à l'idée que s'en fait notre dévoué lectorat, mais pas trop. Or, quelle idée le public se fait-il de l'extraterrestre ? Si nous nous référions au film célèbre où une diffusion radiophonique d'une pseudo invasion par les E.T. jette les gens sur les routes par milliers, nous pourrions conclure qu'il s'en fait une idée menaçante. Dès lors, les choix d'un Tim Burton pour faire Mars attacks paraîtraient assez sensés : d'une part ses martiens correspondent à notre idée puisqu'ils nous attaquent, d'autre part, ils nous surprennent car ils ont un physique qui ne correspond pas à celui des prédateurs que nous connaissons sur Terre. Nous retrouvons bien un aspect prévisible et un aspect surprenant pour le public tel que je l'ai supposé. Voilà de quoi faire naître des émotions et donc une réaction chez lui...Que cette émotion soit source de plaisir ou de déplaisir est évidemment propre à la culture de chaque individu.
F. Brown lui aussi applique bien ce principe d'alternance d'éléments prévus et imprévus dans L'univers en folie où un éditeur se retrouve plongé dans un univers parallèle dans lequel il existe dans un autre corps. Un des événements qu'on anticipe est qu'il va se rencontrer lui-même mais ce qui nous étonne, c'est la manière dont cela va se faire et ce qui va en découler. De même, la présence de la femme de sa vie est attendue mais que cette société parallèle fasse du string sa tenue obligatoire nous laisse rêveur !
Cette juxtaposition de choses attendues et inattendues est particulièrement poussée en science-fiction, ce qui en fait à mon sens le genre littéraire le plus apte à induire des émotions puissantes et donc à nous faire réagir plus ou moins fortement à l'humour dont il peut faire preuve. En effet, les mondes que construit la science-fiction sont fondés sur la réalité mais l'auteur y introduit un élément autre, par exemple un autre temps, une autre planète, une autre culture, un autre Homme, ceci parce que l'imagination ne peut que combiner des éléments connus. Le propre de ce genre est donc bien d'associer « le même » (la réalité) avec « l'autre » : l'attendu avec l'inattendu. Or, nous l'avons vu, cette association est la source de toute émotion.
Passons aux mécanismes de l'humour, ils se rapprochent des précédents par bien des côtés. Nous rions entre autres, nous disent les philosophes, de ce qui n'est pas à sa place, de ce qui heurte les convenances, les habitudes, les bienséances. Bref, nous rions quand un élément inattendu s'insinue dans le déroulement autrement prévisible d'une situation !
On comprend donc mieux pourquoi il existe une telle variété de réactions face aux œuvres qui se veulent amusantes : les causes du rire ainsi que celles du ressenti d'émotions peuvent être les mêmes et de plus, le genre littéraire en question est fondé par essence sur des principes qui se confondent avec ces causes.
C'est alors probablement en s'élevant à un autre niveau qu'un écrivain peut espérer séduire plus largement. Dans sa série Les futurs mystères de Paris, R.C. Wagner imagine un héros dont la particularité est que les gens qu'il rencontre ne se souviennent pas de lui. Sauf erreur, aucune minorité n'est mise en cause. Le héros sera perçu différemment suivant les sensibilités car toute personne a déjà souhaité passer inaperçue, sans parvenir à l'être. Mais tout le monde a aussi eu un jour ou l'autre l'impression d'être totalement transparent aux yeux de la personne dont il souhaitait le plus attirer l'attention. C'est l'écho de ces diverses expériences dans la conscience du lecteur qui déterminera en partie sa réaction au Tem de R.C.W. : amusant pour les uns, pitoyable pour les autres mais, sommes toutes, attachant pour tous !
Le lecteur voit bien avec ces exemples qu'il risque de découvrir un grand nombre de récits décevants avant de rencontrer l'âme sœur : « Le » genre d'humour qu'il apprécie. Ces exemples ne prétendent couvrir exhaustivement ni la globalité du répertoire, ni la totalité des mécanismes qui induisent le rire, mais ils suffisent pour montrer qu'il ne faut pas se détourner des romans humoristiques sous prétexte que l'un d'entre eux nous a déçu. Une grande variété de sourires naissent sous les plumes talentueuses, et une vraie histoire d'humour, ça se mérite : il faut chercher longtemps pour la trouver !
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